Encore de l’espoir ?

Je déjeunais avec D, une amie d’enfance. On s’est connues à 12 ans en colonie de vacances, et on ne s’est jamais vraiment quittées.

Elle est devenue linguiste, professeur à la Sorbonne spécialisée dans l’enseignement du français et de l’orthographe. Elle s’est beaucoup engagée politiquement, et pour l’alphabétisation et les « écoles de la deuxième chance » qui tentent de remettre le pied à l’étrier des enfants en état d’échec scolaire grave. Une militante, animée par l’espoir et par le sentiment de responsabilité que nous a donné l’accès à la culture et à la réflexion.

Quelques jours après le 13 novembre, l’ambiance n’était pas à l’optimisme béat. On a parlé de la jeunesse paumée, des espoirs déçus, des mensonges avalés, de nos vingt ans… Et c’est alors qu’elle m’a dit : « Tu vois, eh bien nous, notre génération, on a tout échoué. L’échec total. »

Dans la bouche de cette optimiste batailleuse et battante, c’était juste incroyable. Et elle a précisé : « Oui. On a échoué en politique, on a échoué à transformer l’école, on s’est trompés partout. » J’ai murmuré qu’elle avait raison. Le monde que nous allions léguer à nos enfants serait pire que celui, plein d’espoirs et de projets, que nous avions reçu de nos parents dans les années de l’après-guerre.

J’ai beaucoup repensé à cette conversation, et il m’est apparu que nous avions tout de même gagné quelques batailles, et particulièrement dans le domaine des codes et de la morale sociale. Et voilà comment cette histoire rejoint ma réflexion sur le jeu social et pourquoi je la publie ici.

Si j’en avais eu la présence d’esprit, j’aurais pu consoler D en lui rappelant nos indiscutables progrès.

D’abord, la place des femmes. En une génération tout a tellement changé que les jeunes femmes ne comprennent même plus à quoi pouvaient bien servir les MLF et autres suffragettes. Si je dis que, quand j’étais ado, la contraception était interdite en France, qu’une femme avait besoin de l’autorisation de son mari pour ouvrir un compte bancaire et que les Suissesses ne votaient pas, elles me regardent comme si j’étais née au Moyen-âge. Les codes qui souvent exprimaient l’infériorité ou la fragilité sociale des femmes ne sont plus compris par les jeunes gens. On le regrette le temps d’un trip nostalgique, au même titre que les crinolines et le baisemain, et puis on se dit qu’on a quand même gagné au change.

Quand j’ai commencé à enseigner, il n’était pas pensable de mentionner l’homosexualité d’un écrivain ou de dire que Maupassant était mort de la vérole (une maladie nerveuse, disait mon cher Lagarde et Michard)… Et petit à petit, j’ai vu ces tabous disparaître, et maintenant les homosexuels se marient et seuls les bigots rancis y trouvent à redire.

Mais le plus intéressant (quoique moins spectaculaire), c’est la transformation des rapports hiérarchiques. Il y a quelques années, j’avais présidé le jury d’un concours de récits autobiographiques réservé aux plus de 70 ans. J’avais été très frappée par le poids social qu’ils décrivaient : On tremblait devant le père, devant le mari, devant le curé, devant le maître, devant le patron, devant l’épicier et son petit carnet de crédit… L’opprobre social écrasait la fille-mère, la dévergondée, l’indépendante, la divorcée…

Tout cela, chez nous, a pratiquement disparu en une génération.

On ne termine plus ses lettres (d’ailleurs on n’en écrit plus, mais ça c’est une autre histoire) par « votre humble serviteur », parce qu’il n’y a plus d’humbles serviteurs. Juste des employés, qui font leur travail, qu’on paye en conséquence et qui ne voient pas en quoi ils seraient en plus contraints à l’humilité.

Tous ces petits changements de l’étiquette sociale marquent des progrès. Même à l’école, dont nous déplorons parfois l’évolution, s’exprime une liberté, inimaginable quand nous portions au lycée une blouse jaune une semaine, bleue la suivante, avec l’interdiction du moindre maquillage et des pantalons entre le 1er avril et le 1er novembre. Qu’il faille maintenant apprendre à maîtriser cette liberté, à façonner des rapports maître-élève basés sur le respect et plus sur la crainte, c’est une autre histoire. Mais la fin du bonnet d’âne et des coups de règle sur les doigts est tout de même une bonne nouvelle.

Bien entendu, je parle de notre société et je sais bien que certains la haïssent et veulent sa destruction justement à cause de ces progrès. Il nous reste donc des luttes à mener, socialement, politiquement, individuellement. Des principes à défendre. Et, au milieu de tout ce marasme, de cette année qui commence aussi mal que l’autre a fini, il y a encore de l’espoir. Et ça aussi, c’est une bonne nouvelle.

 

 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.