Gavroche dans le neuf-trois

 

La semaine dernière dans un autobus parisien. En face de moi deux mômes discutent. Quinze, seize ans, un peu basanés, sweat à capuche et accent neuf-trois réglementaires. « Ouais, dit l’un, on voit que tu connais pas son daron… » Je dresse l’oreille. Suit une description peu flatteuse du « daron » en question. Pour les lecteurs peu familier d’Aristide Bruant dans le texte, daron, en argot parisien d’avant la Grande guerre, ça voulait dire père. Et dans ma tête passe en musique « y’a bien des chances pour que mon père, il ait (prononcer aye) jamais connu ma mère, qu’a jamais connu mon daron, mon daron qui doit l’avoir eue, un soir de noce qu’il était rond, dans la rue, dans la rue »… Et voilà que ces deux gosses  emploient ce mot historique, ce mot que je croyais aussi absolument et définitivement sorti de la langue que la bascule à Charlot (c’est à dire la guillotine) ou Saint-Lazare (pas la gare, l’ancienne prison pour femmes où on mettait à l’ombre les prostituées qui tombaient à  la visite médicale "ces maladies là ça s'voit pas, quand ça s'déclare…") Mon daron… ! Je regardais avec tendresse les deux petits qui avaient évidemment sorti leur smart phone dernier modèle et regardaient quelque chose ensemble en se marrant, quand l’un dit alors : « Le problème, tu comprends, c’est la thune ». Là, j’ai failli me lever et les embrasser. Bon, on disait plutôt, « les thunes », au pluriel (« mets deux thunes dans l’bastringue, histoire d’ouvrir le bal… »), parce que cela désignait la pièce de cent sous (c’est à dire cinq francs). Maintenant, visiblement, il a pris le sens de fric, au singulier comme un terme général, mais il est là, tout rajeuni par ces deux garçons, bien entendu absolument pas conscients de parler la langue verte des temps immémoriaux, l’argot vénérable de la cour des miracles.

Et puis, ils se sont descendus de l’autobus, et je ne saurai jamais si d’autres fleurs du pavé millénaire sont sorties de leur bouche.

Et je me suis dit que, décidément, la langue, comme la société, évolue en spirale, avec des bonds en avant vertigineux et de brusques retours en arrière. Avec leur daron et leur thune, mes deux lascars se plaçaient dans la tradition de Gavroche dont ils ignoraient jusqu’à l’existence. Il y a comme ça des logiques intérieures qui nous échappent, des comportements qui paraissent nouveaux et qui ne sont que des retours à des pratiques anciennes et oubliées. Il faut s’en souvenir quand on a envie, comme dit Aragon, de « vitupérer l’époque ».

Je continue à me demander comment ces deux mots (qu’on n’employait plus quand j’avais leur âge) avaient ainsi pu ressurgir, se frayer ainsi un passage au milieu du verlan revisité et des insupportables anglicheries. Oui, je sais, ce mot n’existe pas, mais puisqu’on est en train de parler de la langue, j’essaye un néologisme suggestif, on ne sait jamais, peut-être qu’un jour je l’entendrai dans l’autobus ?