Totem et Tabou

 

La polémique qui agite en ce moment les médias et les réseaux sociaux à propos de l’émission de M6 « Tabou », à côté des questions politiques, liberté de la presse, islamophobie et tout l’arsenal qui font grimper aux rideaux les journalistes, politiciens et internautes, me semble pouvoir susciter une intéressante question de code social.

Pour ceux qui arrivent de la planète Mars, je résume rapidement : Une équipe de télévision préparant une émission intitulée « L’islam en France, la République en échec » a été malmenée par des habitants d’une cité de la banlieue parisienne qui les ont empêchés de filmer et leur ont interdit l’entrée d’une mosquée connue pour être salafiste. Une vidéo de l’altercation circule, où on entend les « jeunes » se plaindre qu’on ne leur ait pas dit bonjour (sic) et le journaliste rétorquer : « Je suis dans mon propre pays et j’ai le droit de faire ce que je veux, d’accord ? »

Alors bien entendu, toute la sphère médiatique s’enflamme illico. Une militante du Parti des indigènes de la République (PIR), dont la patronne proclame son racisme anti-blanc et son antisémitisme, l’organisatrice du fameux « camp décolonial (sic) » interdit aux blancs, sans oublier les idiots utiles de l’islamisme tels Jean-Louis Bianco, directeur d’un « Observatoire de la laïcité » (resic) y vont de leur dénonciation d’une émission raciste et islamophobe (le voilà !) qui présente les « jeunes » de banlieue comme des dealers, des djihadistes, des voyous.

De l’autre côté de la facho-sphère, les membres du FN saluent le courage des journalistes qui osent montrer le « vrai visage des banlieues ».

On n’est pas sortis de l’auberge, si ceux qui félicitent les journalistes sont aussi infréquentables que ceux qui les conspuent, pour des raisons diamétralement opposées d’ailleurs. Alors que penser ?

Je me tourne vers ma famille laïque, ceux qui militent inlassablement contre les attaques sournoises et quotidiennes de l’islamisme, ceux qui savent que le terme d’islamophobe est là pour empêcher toute critique de l’islam radical, ceux qui, comme la courageuse Céline Pina, dénoncent sans relâche les attaques contre la laïcité et les droits des femmes. Et voilà qu’eux aussi élèvent la voix pour défendre l’émission qui dénonce, dit Céline Pina, « le clientélisme communautaire » et estime que l’agression dont ont été victimes les journalistes fait passer le message : « Ici c’est chez nous ; les maîtres c’est nous ; l’espace public et la loi, c’est nous ». On est donc en pleine illustration de ces fameux « territoires perdus de la République » dont le sociologue Bensoussan parlait déjà en 2002. Et nous voilà une fois encore à tweeter en compagnie de Marion Maréchal-Le Pen… Trop dur.

Je revois la vidéo, car quelque chose me dérange. Et c’est là qu’intervient mon atavisme ethnologique. Quand un ethnologue part, comme on dit, « sur le terrain », c’est à dire va enquêter chez les gens qui l’intéressent et dont il sait qu’ils n’ont pas les mêmes codes que lui (c’est d’ailleurs pour ça qu’ils l’intéressent), il prend la peine de s’informer et de respecter les codes en question, sinon il sait que sa mission sera un échec, que les gens se fermeront et qu’il ne pourra pas dialoguer. Par exemple, chez certains Amérindiens, il n’est pas question de photographier. Et même chez nous, il est très mal élevé de le faire sans demander la permission aux gens. Finalement, en allant enquêter dans ces « territoires perdus », les journalistes étaient un peu dans la peau des ethnologues. Bien sûr, il est insupportable de penser qu’il peut y avoir, dans la banlieue parisienne, des « terrains » aussi éloignés de nos règles que chez les Yanomamis. Et il faut continuer à le dénoncer sans relâche et à lutter contre.

Mais que voulaient au juste les journalistes de M6 ? Provoquer un clash pour faire le buzz ou discuter pour de vrai avec les habitants de ces quartiers problématiques et tenter de comprendre, même pour condamner ?

Avec son vocabulaire plus que restreint et ses neurones un peu malmenés par la « beu », un des « voyous » ne cesse de répéter « ils nous ont pas dit bonjour. Nous on leur a dit bonjour »… Et si ce qu’il voulait dire (mais les mots et même la conscience lui manque pour l’exprimer) c’était « ils n’ont pas été polis, ils n’ont pas respecté nos règles d’approche » ? On sait que les gens se damneraient pour passer à la télé ne serait-ce qu’une minute et cela donne à ceux qui la font le sentiment que la télé est partout chez elle, et qu’ils font un immense honneur à ceux qu’ils filment. Ici, ils n’ont pas pris la peine de se soumettre au code, aussi désagréable soit-il, de leurs interlocuteurs potentiels.

Si on veut vraiment discuter avec des gens, il ne faut pas commencer par les braquer en se comportant comme en terrain conquis.

Quant au « je suis dans mon propre pays » du journaliste, décidément, il me gêne. Cela lui a échappé bien sûr, parce que justement, il a eu soudain l’impression, à 15 km de Paris, de n’être plus chez lui. Et c’est une réalité insupportable contre laquelle nous nous battons. Mais pas comme ça. Comment un jeune homme à qui on répète sans arrêt qu’il est victime de discrimination, que les « Gaulois » ne veulent pas de lui, va-t-il recevoir cette remarque ? Elle va le conforter dans sa révolte et le jeter encore un peu plus dans les bras des salafistes qui n’attendent que ça.

Cette grave maladresse nous prouve une fois encore qu’on aurait intérêt à écouter les ethnologues et que la connaissance et la pratique des codes sociaux sont des questions plus que sérieuses, fondamentales.