La seule arme de la démocratie

Un lecteur de ma dernière chronique (« Embrassez qui vous voudrez ») m’a fait l’honneur de m’écrire (c’est toujours une récompense quand un lecteur inconnu prend la peine de nous écrire, même s’il n’est pas toujours d’accord avec ce qu’on dit), et ses remarques m’ont fait penser que cette mise au point était nécessaire.

Il me rappelle que la liberté d’expression est limitée par les égards qu’on doit avoir pour les autres et je ne peux qu’être d’accord, moi qui n’ai cessé, dans mes chroniques du Temps ou maintenant de l’Hebdo, de rappeler que la politesse et le savoir-vivre étaient, avant tout, basés sur le respect d’autrui.

Mais la laïcité dont je parlais dans ma chronique n’est pas du domaine de la politesse. Il s’agit d’autre chose qui est la loi de l’Etat. La laïcité que je défends reprend la belle formule de Victor Hugo, « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Ne reconnaissant aucune religion, l’Etat les respecte toutes également. Ceci posé, il s’en désintéresse. L’Etat en garantit la libre pratique, tant que cette pratique ne contredit pas la loi. Donc, il ne peut reconnaître aucune croyance, aucune « communauté » à qui serait conféré des droits particuliers en raison de sa religion ou de sa sensibilité à tel ou tel sujet. Par exemple, la loi interdit la polygamie, l’excision, le mariage forcé, le refus de la transfusion sanguine des témoins de Jéhovah, ou toute forme de pratique qui porte atteinte à la liberté ou à l’intégrité des personnes. En effet, l’Etat laïque reconnaît les citoyens, les individus, les personnes, mais pas les croyances qui sont du domaine privé. Donc il ne saurait y avoir de loi contre le sacrilège ou le blasphème, car chaque croyance a son domaine sacré particulier et cela ne regarde pas l’Etat. Marcel Gauchet dans un récent entretien à propos de l’islamophobie, précise : « Nous ne parlons pas de la liberté d’expression en général et dans le vague, mais de la liberté de critiquer les religions. Ce qui n’a rien à voir avec une quelconque phobie. Ce qui est en jeu, c’est le libre examen de tout ce qui se présente comme une autorité spirituelle. Nous devons nous armer intellectuellement pour le défendre. La seule arme des démocraties, c’est le débat public. Il nous faut discuter avec les musulmans. »

C’est pour cela que la loi punit, par exemple, le négationnisme qui s’attaque à des faits établis et prouvés (les camps d’extermination pendant la guerre), mais qu’elle ne poursuit pas les atteintes, même de très mauvais goût, contre les diverses religions. Elle distingue les faits (indiscutables) et les croyances (propres à chacun).

Ceci dit, il appartient à chacun de respecter autrui, c’est une question de morale individuelle, qui, je le répète, ne regarde pas l’Etat. C’était cela le sujet de ma chronique. Je n’abordais donc pas l’aspect moral de la question. Encore une fois (et Me Henri Leclerc, ancien président de la ligue des Droits de l’homme, et avocat de l’insupportable DSK à Lille, vient de le répéter), la loi ne dit pas la morale, elle dit le droit. Et c’est pour cela que, tout odieux que soit le personnage, DSK n’a pas été condamné dans ce procès étonnant, mais à bien des égards exemplaire, de la différence que fait l’Etat de droit entre le domaine privé (ici les mœurs sexuelles d’un homme) et ce qui dérange l’ordre public (ici le proxénétisme, c’est à dire l’exploitation sexuelle de personnes, dont le législateur considère qu’elle attente à leur liberté et à leur dignité).

Pour en revenir à notre sujet précis, je n’ai jamais beaucoup ri aux blagues salaces et vulgaires de Charlie Hebdo. Ne me reconnaissant dans aucune religion, n’ayant aucun compte personnel à régler avec elles, je n’ai pas le goût du sacrilège ni du blasphème. Mais cela, encore une fois, ne regarde pas le code pénal. Et je pense que, justement, seul un Etat strictement laïque peut garantir à tous ce respect et cette liberté de croire ou de ne pas croire.

Mon correspondant me pose la question : « Si je ne respecte pas ce qui est cher à autrui, comment puis-je à mon tour exiger d’autrui qu’il respecte ce qui m’est cher ? ». Et bien, justement, il faut que tous ceux qui désirent vivre dans notre Europe occidentale et profiter des valeurs de liberté et de droits de l’Homme comprennent qu’ils ne peuvent exiger que nous respections les leurs si, justement, ils ne respectent pas nos valeurs de liberté de conscience et d’égalité. Et d’ailleurs, s’agissant du domaine religieux, les dessinateurs de Charlie Hebdo n’ont jamais manqué de caricaturer aussi bien le judaïsme ou le christianisme que l’islam ou d’autres croyances.

De plus, à l’heure où on décapite vingt et un chrétiens parce qu’ils sont chrétiens, où on assassine des juifs parce qu’ils sont juifs, il me semble que ceux qui demandent le respect à coups de sabre et de kalachnikov, ne sont pas les mieux placés pour jouer les victimes.

Nous vivons un moment de perte de repères. On mélange le droit public et la morale privée, les faits et les croyances, et c’est grave. Et s’il appartient à chacun d’avoir pour autrui les égards que méritent ses convictions, il doit le faire au nom du respect humain et à l’aune de sa morale personnelle, et non mû par la terreur qu’on tente de faire régner.