Nom de nom !

Nom de nom!

Je viens de recevoir une invitation pour une conférence d’Alain Finkielkraut. On peut penser ce qu’on veut de lui, l’aimer ou le détester, mais on ne peut pas nier que cet écrivain, professeur, essayiste et philosophe, né en 1949, n’est plus un enfant. Et qu’aller assister à une de ses conférences peut être une expérience compliquée, controversée ou stimulante, mais en tout cas pas un jeu pour ados.

D’ailleurs, l’invitation émane d’une organisation genevoise plutôt sérieuse. Sérieux, Finkielkraut l’est, c’est le moins qu’on puisse dire, et ses écrits et interventions (à commencer par son dernier livre dont le titre annonce la couleur, L’Identité malheureuse), ne sont pas vraiment ludiques.

Pourtant, l’invitation m’a sauté au visage quand je l’ai sortie de l’enveloppe: en surimpression d’une photo du philosophe, cette question en gros caractères : «Au fond, à quoi pense Alain?» Alain. Alain tout court. Notre pote Alain.

Quand j’étais à l’école et que quelqu’un devenait trop familier à notre goût, on disait qu’on n’avait pas gardé les cochons ensemble Trop familier! Est-ce que cette notion existe encore? Y a t'il encore, dans les rapports sociaux de notre modernité flasque, quelque chose qui ressemble à la notion des distances, c’est à dire des différentes façons de marquer la plus ou moins grande proximité, ce qui nous rapproche ou nous éloigne de quelqu’un?

Au fond, oui, je me demande ce qu’Alain, qui tempête si fort contre l’effondrement généralisé des marqueurs sociaux (voir sa géniale sortie sur le fameux «Bonjour!» qui a remplacé toute forme de salutation et qu’on citait dans le numéro de l’Hebdo du 17.10.13 consacré à la politesse), pense de la forme de cette invitation…

Une de mes amies m’a raconté que, dînant chez sa sœur pour rencontrer le nouveau compagnon de sa nièce, on lui présenta «Mathieu» point final. Et le dit Mathieu, la moitié de son âge, de lui donner du «Françoise tu», dès la première phrase. Et elle se demandait pourquoi les gens n’utilisent plus leur nom de famille

Encore une fois, il ne s’agit pas de «vitupérer l’époque» comme dit Aragon, mais d’essayer de comprendre de quoi ces comportements sont le signe. Ce qu’ils disent sur nous aujourd’hui.

Qu’est-ce, finalement, que le nom de famille? C’est d’abord une appartenance. Le nom dit d’où on vient, de quelle famille ou de quel lieu. Consonance étrangère, locale, signalant parfois une origine ethnique ou religieuse. Rassurant pour certains, car bien de chez nous, ou, inquiétant pour d’autres, comme dit encore Aragon,  «parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles». Le nom nous situe et parfois même malgré nous. Or, nous sommes dans une société très ambiguë, qui, d’une part revendique à corps et à cris son droit à l’identité, et de l’autre rejette tout déterminisme et se veut un ensemble d’individus n’existant que par eux-mêmes, d’homo novus libres et égaux. Ceci est une première hypothèse d’explication.

Mais il y en a une autre. L’usage du nom de famille est le fait des adultes. Les petits enfants ne l’utilisent guère. Or, notre société est malade d’un infantilisme généralisé, d’un jeunisme pathétique qui en fait un gigantesque bac à sable, où de gros marmots ridicules, habillés comme des enfants de couleurs vives et de T-shirt à dessins, se nourrissant comme des enfants de saloperies moles et sucrées, jouent comme des enfants sur leurs petits écrans et parlent comme des enfants, «Salut, j’suis Alain, et toi, c’est quoi ton nom?»

Je me vois déjà posant la question  à Finkielkraut lors de sa conférence : «Alain, mon vieux, tu penses quoi des rapports de nos contemporains avec leur nom de famille?»

J’espère qu’il est assez cool pour trouver ça drôle…

 

 

 

 

chocolat et culpabilité

Chocolat et culpabilité

Des sociologues ont récemment demandé, dans le cadre d’une enquête, à des Français et à des Américains d’associer des mots. Lorsqu’on propose «gâteau au chocolat», les Français pensent «anniversaire» et les Américains «culpabilité»…

J’ai lu cette information dans un récent article du "Monde des Idées" consacré au «repas à la française» qui a été inscrit en 2010 au Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Et j’ai pu constater une fois encore à quel point les coutumes diffèrent d’une société à une autre, et combien ce que j’ai été habituée à considérer comme une règle absolue, immuable et universelle, était en réalité propre à une culture, la société française, héritière à la fois du cérémonial millimétré de la cour de Versailles et de la tradition catholique de valorisation de la dimension communautaire et collective du repas. Tandis que les Américains et les pays anglo-saxons en général sous l’influence du protestantisme, entretiennent un rapport plus puritain à la nourriture. Et qui dit puritain dit culpabilité, nous voilà revenus au gâteau au chocolat.

Les Suédois, les Finlandais, les Slovènes, les Britanniques, mangent n’importe quoi n’importe quand, nous apprend cette enquête. Même à la maison, chacun ouvre le frigo et se sert à sa guise avant de se planter devant la télé. «Aux Etats-Unis, l’alimentation est considérée comme une affaire individuelle. Chacun est différent, chacun est libre… C’est un modèle contractuel et individualiste» explique le sociologue responsable de l’enquête.

Alors qu’en France et dans les pays francophones, le repas est une affaire collective. C’est un rituel codifié, tant dans son rythme que dans sa composition: heure fixe, trois plats, tout le monde mange la même chose en même temps. On ne se lève pas avant les autres, on mange ce qu’on vous donne, la valeur suprême est la convivialité.

Cette ritualisation est ressentie par certains étrangers comme extrêmement coercitive, et contraire à leur sacro-sainte liberté. Et cela va, bien entendu, à l’encontre de la tendance actuelle de l’émancipation individuelle. Le «j’ai bien le droit de» est blessé par cette forme de diktat social. Et, même en France, l’érosion des règles conviviales se fait sentir.

Pourtant, contre toute attente, notre repas gastronomique et convivial résiste, et même chez les plus jeunes. Mac Donald l’a appris à ses dépens quand ils ont vu leurs restaurants, ouverts toute la journée comme aux Etats-Unis, envahis entre midi et deux heures et pratiquement vides le reste du temps. Ils ont dû aménager leurs horaires et aussi diminuer le nombre de tables individuelles, car les jeunes Français s’obstinent à manger à heure fixe et… ensemble !

Alors, finalement, l’exception, c’est la culture française!

Les Américains, tout en avalant leur pizza tout seul dans leur bagnole, se demandent paraît-il, comment font les Françaises pour rester minces en se bourrant de baguette et de fromage. J’ai une idée sur la question…

Bien entendu, on ne doit pas juger des habitudes des différentes sociétés. On peut comparer pour comprendre, mais le relativisme culturel nous interdit désormais de proclamer en toute innocence que notre civilisation est la meilleure et la plus parfaite, comme au temps de la bonne conscience coloniale. Et c’est un grand progrès.

Néanmoins, devant un gâteau au chocolat, je préfère fêter un anniversaire que de me ronger de culpabilité. Je pense même que c’est meilleur pour la santé… et pour le tour de taille.

 

Un matin au marché

Je viens d’emménager dans une charmante ville de la Côte et je fais avec bonheur le marché le samedi matin dans la rue piétonne. Un vrai marché bien qu’un peu maigre en hiver, avec quelques stands de partis politiques, des étals de brocante, des pêcheurs du lac, des paysans qui vendent leurs produits, et même un joueur d’orgue de barbarie. Et des gens qui se rencontrent, se saluent, se parlent, même – oh miracle ! – s’ils ne se connaissent pas.

Ainsi cette dame âgée, ce matin, devant chez le charcutier. Manteau bleu vif, foulard assorti, boucles d’oreilles en lapis lazuli, une touche d’élégante gaîté dans cet océan de pantalons gris et de doudounes noires. Perdue dans la contemplation d’un jambon à l’os comme  on n’en voit plus guère, je n’ai pas vu tout de suite que je l’empêchais de quitter l’étal. Je m’écarte en la priant de m’excuser.

«Ce n’est pas grave, dit-elle, je marche de toutes façons si lentement que je peux bien attendre un peu. Je suis toute ralentie, ça doit être le froid, ou alors l’âge?», ajoute-t-elle plaisamment. Je balbutie une réponse idiote qu’elle n’entend pas. «En plus je suis sourde, oui, c’est l’âge.» Au lieu de protester comme on fait bêtement dans ces cas-là, je ne sais pas pourquoi, me vient une réponse qui n’a rien à voir (ou peut-être que si justement): «J’adore vos boucles d’oreilles, elles sont superbes.» Elle rosit. « Oui, j’ai toujours adoré les boucles d’oreilles. J’en mettais beaucoup. Je continue, je ne sais pas pourquoi…» « Eh bien, dis-je, pour vous faire plaisir et pour faire joli. C’est réussi d’ailleurs.»

Elle me regarde, intriguée. «Vous n’êtes pas d’ici, non?» Et, comme si elle avait le sentiment de se trouver dans une logique de don et de contredon, et qu’il s’agissait de ne pas être en reste, de, comme on dit, retourner le compliment, elle ajoute: «Vous avez un joli bonnet, très original.» Je remercie et souris  «Ça fait du bien de recevoir des compliments, non? Ce n’est pas si fréquent.»

Elle hoche la tête: « C’est vrai. Ici, les gens ne sont pas très complimenteurs. Ça ne se fait pas… Mais bon, on a d’autres qualités.» J’approuve. Il fait froid, on se sourit encore, on se salue et on se quitte sur ces considérations anthropologiques.

Elle repart à tous petits pas, un peu voûtée, petite tache bleu canard qui s’éloigne doucement.

Et bien sûr, mon petit vélo se met en route dans ma tête. Pour cette dame, ma réflexion sur ses boucles d’oreilles m’a cataloguée d’emblée: je ne pouvais pas être d’ici. Je ne l’ai ni choquée, ni indisposée, elle a réagi avec gentillesse et politesse puisqu’ elle m’a retourné le compliment. Mais elle m’a identifiée comme différente. J’ai donc transgressé une règle, et cette transgression m’a immédiatement exclue du groupe social des gens d’ici. Elle a d’ailleurs précisé son sentiment de façon parfaitement explicite: ici, les compliments, ça ne se fait pas. Je ne sais pas quelle était la valeur de cette remarque: a-t-elle voulu gentiment me mettre en garde, ou au contraire a-t-elle cru percevoir une critique des gens d’ici dans ma réflexion? Dans ce cas, je suis désolée de ma maladresse. Avec mon accent parisien, parfois ressenti comme péremptoire ou donneur de leçon, j’aurais peut-être dû être plus prudente. Décidément, en matière de code social, on marche sur des œufs!

Encore une réflexion sur cette petite anecdote: je trouve aussi très intéressante la façon dont la dame s’est dépêchée, justement, de me rendre la pareille en me complimentant à son tour. La question du don et du contredon est très délicate. Quand, comment, doit-on rendre? Un cadeau, une invitation, un service, un compliment, peu importe. Le problème est qu’il y a des groupes sociaux où on ne peut tolérer de rester débiteur une minute, d’autres au contraire où il faut laisser à autrui le plaisir de se sentir un peu créancier… Se dépêcher de rendre peut aussi signifier «je ne veux rien vous devoir.» Mais tarder à rétribuer peut être interprété comme de la désinvolture ou du rejet («On les a invités deux fois et eux jamais, pourquoi?»). Cela dépend du milieu, mais aussi de qui sont les personnes en question et de leur relation. C’est un sujet inépuisable, et j’y reviendrai certainement.

Pour l’heure, c’était juste un exemple ce qu’on peut rapporter dans son panier, un samedi de marché, en plus du rampon et des filets de féra du lac. C’est quand même mieux qu’au super, non?