Le grand n’importe quoi

C’est une anecdote qu’on vient de me rapporter et qui illustre le désordre mental qui s’empare de la cervelle de beaucoup de nos contemporains quand il s’agit du costume, et est comme un contrepoint à l’actualité de cet été épuisant : La semaine de la rentrée, un jeune professeur du secondaire vient faire ses cours en short. La directrice le convoque et lui explique que ce n’est pas une tenue appropriée pour un enseignant. Réponse de l’intéressé : « Ben quoi ? Tu viens bien en jupe, toi »…

Au lieu de sangloter devant tant de bêtise et de confusion mentale, j’ai décidé de reprendre ma chronique de l’Hebdo.

Pendant cet été caniculaire et troublé, agité par des crimes horribles et des polémiques  parfois incompréhensibles, il pouvait en effet sembler dérisoire de s’occuper de savoir-vivre et même de code social. Et ces derniers mois, je me suis plutôt consacrée à des débats écrits ou oraux plus politiques, plus « sérieux », plus urgents en un mot.

Pourtant, la réflexion sur le code social s’impose à moi, au travers même des controverses actuelles. Et, une fois encore, je me dis que, loin d’être une distraction frivole pour baronne oisive, elle est au premier plan de notre actualité.

Comme le dit l’anecdote du début, il s’agit ici du code vestimentaire, de la signification sociale (ou politique) de tel ou tel vêtement. Je ne répèterai pas ce que je pense du fameux burkini grâce auquel les femmes ressemblent aux spermatozoïdes vus par Woody Allen dans son fameux film Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe… Pour une mode qui se veut « pudique », c’est réussi !

Mais les faits divers et les empoignades de l’été ont bien montré l’importance du vêtement, et ceux qui rigolent, ironisant sur ce « tapage à propos de bouts de chiffon » ne comprennent absolument rien aux enjeux qui se cachent derrière ces polémiques.

Qu’on le veuille ou non, la façon de s’habiller est la façon de se présenter au monde. C’est un langage aussi parlant que les mots et qui, plus encore que les mots, s’adresse à tous. Tous les gens qui nous voient, dans la rue, dans n’importe quel espace public ou privé reçoivent le message que nous envoyons par notre tenue.

Et on n’a pas attendu les salafistes, les wahhabites, les juifs orthodoxes, ou autres puritains obsédés pour savoir que c’est aussi un discours politique.

Les plus déterminés des Révolutionnaires de 1789 étaient les « sans-culottes », pas parce qu’ils se promenaient les fesses à l’air, mais parce qu’ils rejetaient la culotte coupée aux genoux et accompagnée de bas de soie que portaient les nobles et les bourgeois, au profit du pantalon. Pantalon dont, en 1800, une ordonnance du préfet de police de la Seine interdit le port pour les femmes, sauf autorisation spéciale pour raison médicale ! Celles qui le porteraient malgré tout seraient assimilées aux prostituées et traitées comme telles.  Et, sans aller jusque-là, il était impensable pour une jeune-fille, il y a quelques années, d’aller passer un examen en pantalon. Le refus de la cravate a été, pour les hommes de ma génération, une façon de s’opposer, là aussi, aux codes bourgeois.

La mode « unisexe » correspond à la montée sociale et même juridique de l’égalité entre les hommes et les femmes, et justement, le droit de s’habiller comme elles l’entendent est une conquête récente pour les femmes.

D’où cette fracture qui sépare aujourd’hui les féministes, entre celles qui, au nom de cette liberté chèrement conquise, défendent même le droit de s’engloutir « volontairement » sous un amas de tissus noirs, et celles qui défendent l’idée qu’il ne peut y avoir de servitude volontaire et rappellent comme Rousseau que « les esclaves perdent tout dans les fers, même le désir d’en sortir ».

Mon propos n’est pas d’entrer ici dans cette polémique. Ce qui m’intéresse c’est cet incroyable désordre, cet absolu n’importe quoi qui règne aujourd’hui dans les prescriptions vestimentaires. Personne n’y comprend plus rien.

Au nom de la liberté des femmes, on défend une chose et son contraire ; le pantalon, réservé naguère aux femmes de mauvaise vie est maintenant obligatoire dans certains quartiers sous peine de se faire traiter de « taspé » ou pire encore… (On se souvient du beau film de Jean-Paul Lilienfield La Journée de la jupe) ; le short « pour tous » contre lequel j’avais ironisé au nom de l’esthétique (qui est aussi une forme de politesse) dans une chronique qui m’avait valu autant d’injures que de félicitations, est en train de devenir lui aussi une arme politique, et je fais ici mon mea culpa : si aujourd’hui on peut se faire injurier, agresser même, parce qu’on porte un short, alors oui, je retire tout ce que j’ai dit, et vive les grosses cuisses libres !

On proclame que le vêtement n’est qu’une question de liberté personnelle, on refuse le diktat du code vestimentaire jusque dans certaines entreprises, et en même temps on défend le droit d’exprimer sa foi à travers son costume…

Bref, on marche sur la tête.

 

Et dans ce grand « bordel de sens », comme dirait Flaubert, l’enjeu et la victime est bien le corps des femmes, comme dans tous les bordels, d’ailleurs ! 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.