La dictature de l’informel

Une amie m’envoie l’info suivante qui m’a mise en joie: le nouveau maire de New York a fait scandale en mangeant une pizza devant les caméras. On parle déjà de « pizzagate ». Le New York Times juge la conduite du maire « impensable » et la twittosphère s’en donne à cœur joie. Mais quel crime a donc commis Bill de Blasio, ? Les New Yorkais ont-ils été choqués de voir leur premier magistrat engloutir publiquement de la junk food alors que l’obésité et le cholestérol menacent la survie de la population des Etats-Unis ? Vous n’y êtes pas. Le maire a affreusement gaffé parce qu’il a mangé sa pizza… avec une fourchette et un couteau !!

Or, nous apprend le commentaire, à New York tout le monde sait qu’on mange la pizza avec les doigts. On plie la tranche en deux avec les mains et on l’enfourne tel quel. Utiliser des couverts, « cela ne se fait pas ».

Un célèbre humoriste politique, Jon Stewart, s’adresse au coupable en ces termes : « Vous êtes supposé être le champion de la classe moyenne et vous vous faites prendre en train de manger une pizza à la Trump (du nom du célèbre milliardaire qui avait fait une gaffe similaire quelques années auparavant, NDLR) deux semaines après votre arrivée ». Le pauvre homme a donc commis, plus qu’un crime, une faute, comme disait Talleyrand. Et une faute politique. La « classe moyenne » n’aime pas qu’on la snobe.

Du petit lait pour qui réfléchit sur le code social ! De Blasio a péché doublement. D’abord contre l’étiquette, et ce qui est amusant, c’est qu’ici, l’étiquette est justement du côté du comportement informel, c’est à dire manger avec ses doigts. Celui qui déroge à ce code est ressenti comme un crâneur, un snob, un richard (comme Trump), bref, la classe moyenne new yorkaise s’est sentie insultée par ce qu’elle a vécu comme une leçon. En ayant un comportement jugé plus raffiné (le commentaire internet que j’ai sous les yeux dit qu’il aurait « ravi Nadine de Rothschild »), De Blasio a semblé vouloir dire à ses administrés qu’il était mieux élevé qu’eux, bref, il leur a fait perdre la face. Il a donc péché non seulement contre l’étiquette, mais aussi contre la politesse qui commande de ne jamais reprendre quiconque sur son comportement, de ne jamais le mettre mal à l’aise, quelque faute qu’il commette.

J’ai souvent analysé l’étiquette comme fonctionnant sur le principe d’inclusion/exclusion (contrairement au savoir-vivre qui veut qu’on mette chacun à l’aise) : celui qui possède le code est des nôtres, celui qui l’enfreint n’en est pas. Ici nous en avons un exemple d’autant plus intéressant que la règle va à l’encontre, en apparence, des « bonnes manières ». En n’obéissant pas à cette règle, le maire a signifié implicitement qu’il n’était pas comme eux, qu’il n’appartenait pas à cette classe moyenne qui bouffe les pizzas avec ses doigts, il s’est exclu lui-même.

Cela prouve que ce n’est pas le comportement lui-même qui compte (manger avec ses doigts ou avec des couverts), mais le fait de faire ou pas comme tout le monde, de suivre ou pas la règle.

Et cela montre aussi, que, contrairement à ce que beaucoup pensent, l’informel n’est absolument pas moins coercitif que le formel. La société qui recommande de manger avec ses doigts n’est pas plus cool que celle qui aligne quatre fourchettes et autant de couteaux de part et d’autre de l’assiette. Elle est tout aussi pointilleuse sur l’obéissance au code, et le lynchage médiatique dont est l’objet le pauvre maire de New York le prouve.

Cela me fait penser à un exemple que donne Alain Finkielkraut dans son dernier livre, L’Identité malheureuse. (Je reparlerai de ce livre, même si j’en vois déjà qui froncent les sourcils. Finkielkraut, ce n’est pas politiquement correct par les temps qui courent, non ? Eh bien, j’en reparlerai quand même…) Mais je reviens à l’informel : Donc, Finkielkraut raconte l’histoire de ce prof de collège qui rentre chez lui un soir, quelques jours après la rentrée, et s’aperçoit en l’ôtant que le dos de sa veste est constellé de taches d’encre. Il n’avait pas vu que les élèves, pendant qu’il écrivait au tableau ou passait dans les rangs, s’amusaient à lui envoyer des jets de leur stylo plume. Son veston est perdu. Je laisse la parole à Finkielkraut : « Le lendemain, il fait une mise au point devant la classe.  Parle du respect de l’autre, il dit qu’il ne faut pas salir l’autre, jamais d’aucune manière. » Mais peine perdue, cela continue les jours suivants. « Car – voici son crime – il est tiré à quatre épingles. Il ose, sous le règne sans partage de la décontraction, s’habiller avec recherche ». Professeur d’anglais, il vient au collège avec des costumes-cravates achetés à Londres !!

Les élèves ne supportent pas cette entorse à la règle du T-shirt-jean avachi pour tous, et la dictature de l’informel frappe le dissident avec toute sa violence. Il s’agit, dit encore Finkielkraut, « de faire entrer le professeur réfractaire dans le rang ».

Alors, de grâce, cessons de croire que les codes s’assouplissent, que les règles perdent en rigueur, que « chacun fait comme il veut ». Aucune société humaine ne tolère l’absence de code social. Simplement, les règles changent, les cercles où elles s’appliquent se fractionnent, se multiplient peut-être, devenant ainsi plus opaques.

Mais, comme le montre la mésaventure du maire de New York, malheur à celui qui les ignore. Le bouffeur de pizza qui essuie ses doigts pleins de sauce sur son T-shirt délavé n’est pas un censeur moins impitoyable que la cour de Versailles à l’époque où elle incarnait la norme aristocratique.

 

 

On étrenne l’année

Ouf, ça y est, c’est passé! J’espère que vous avez bien traversé cette période des «fêtes», si dangereuse pour notre santé digestive, affective et financière. On va pouvoir commencer à récupérer doucement, bouillon de légumes et cure de désintoxication de la fièvre acheteuse… Toutefois, il nous reste encore une dernière porte à franchir dans le slalom délicat des rites de début d’année.

Je veux parler des étrennes, ces billets qu’on glisse en janvier aux personnes qui (et c’est là que la question devient intéressante) nous rendent divers services tout au long de l’année. On remarquera que j’ai dit «qui nous rendent service» et pas «qui nous servent», parce que, de nos jours, on emploie le verbe servir avec réticence, on ne parle plus de serviteurs ni de servantes. Le paternalisme implicite de ces expressions, le rapport de subordination et même d’inégalité qu’elles impliquent n’est plus guère admis, et c’est un vrai progrès.

Mais que faire de ce signe tangible de la relation de service que sont les étrennes et le pourboire en général? Faut-il les supprimer au nom de la dignité humaine? Est-ce que je vais humilier ma concierge en lui tendant une enveloppe entre le 1er et le 15 janvier?

La question se pose également pour le coiffeur qui nous coiffe habituellement (sauf bien sûr si c’est le patron) ou le facteur qui se donne la peine de monter les paquets. Pourboire ou pas? Quand? Comment? Combien?

C’est un de ces exemples que j’aime, où la question se pose parce qu’on est démuni face à l’évolution sociale. La société a changé, et les anciennes pratiques ne répondent plus à la réalité. Alors on doit inventer des comportements qui ne sont plus dictés par le code, et, comme toujours, tenir compte de chacun.

Car (c’est la minute de cynisme) le savoir-vivre est toujours un habile compromis entre les intérêts des divers protagonistes du jeu social. Bien sûr, c’est beau d’être gentil, aimable et vertueux, mais c’est aussi utile. Comme le disait Madame de Maintenon, parangon de l’adaptabilité aux mutations d’un monde qui s’embourgeoisait déjà, «rien n’est plus habile qu’une conduite irréprochable».

Revenons donc aux étrennes: au nom de la dignité humaine, je décide de ne pas donner d’enveloppe à ma concierge, ni de glisser un billet dans la poche de ma coiffeuse attitrée (Adieu les: «Voilà pour vous, Ginette. Merci Madame!»). A la place, je leur apporterai des chocolats. Hélas, c’est la quatorzième boîte qu’ils reçoivent ! Par contre, les étrennes auraient constitué un petit treizième mois pas négligeable. Ils sont déçus, je passe pour un rat, et si ma prochaine coupe est ratée ou que mon paillasson est plein de balayures pendant les six prochains mois, c’est que je me suis trompée dans l’évaluation du sens des étrennes pour des gens qui bossent toute l’année pour un salaire de misère…

Alors, oui, je crois que l’année nouvelle, même si on trouve tout ça idiot, ringard, politiquement pas correct, est l’occasion de montrer aux gens qui nous rendent service qu’on apprécie leur travail et leur aide. Et la meilleure façon de témoigner notre reconnaissance, c’est de chercher ce qui peut leur faire le plus plaisir et pas ce qui rassure notre mauvaise conscience égalitaire. Dans ce cas, je pense que c’est, en effet, une petite enveloppe.

On glissera les billets dans une jolie carte avec un mot manuscrit exprimant notre reconnaissance. Combien? Cela dépend des services rendus au cours de l’année, du standing de l’immeuble ou du salon, de vos ressources aussi bien sûr, mais pas moins de cinquante francs, rien n’est plus humiliant qu’une aumône ridicule. On peut bien sûr ajouter quelques chocolats, une bouteille ou une bise pour personnaliser le cadeau.

Et n’oubliez pas de dire merci en donnant («Bonne année Monsieur X, et merci pour tout ce que vous faites pour nous rendre la vie plus facile dans cet immeuble. Que ferions-nous sans vous?»). Cela paraît paradoxal, mais c’est la façon d’adoucir implicitement la relation de subordination que se crée immédiatement entre celui qui donne et celui qui reçoit.

Oui, je sais, c’est bien compliqué tout ça. Mais les comportements sociaux qui entourent le don sont, dans toutes les sociétés, parmi les plus élaborés du code. C’est que le don est un élément fondamental du jeu social. Et ce n’est pas les semaines péri Noël que nous venons de vivre qui diront le contraire.

Alors bon courage et, bonne année quand même! Cent ans après la Grande Guerre, ça fait bizarre, non?