Bonjour citoyen!

Discussion avec ma nièce. Elle a vingt ans, fait des études dans l’hôtellerie, c’est à dire qu’elle ne rejette pas à priori l’idée d’exercer un métier où les rapports sociaux ont une grande importance et où le client est roi. Par ailleurs, c’est une gentille gamine, pas révoltée ni agressive.

Elle ne comprend absolument pas pourquoi il est plus poli de dire «Bonjour Madame (ou Monsieur)» que «Bonjour!» tout court. Rien à faire, mes arguments ne la convainquent pas. Et, plus encore, elle considère que rajouter Monsieur ou Madame, ça fait bourge, prétentieux, limite hautain. En poussant un peu, on la froisserait en lui disant «bonjour Mademoiselle». Je masque mon étonnement et je finis par comprendre qu’elle aurait l’impression que son interlocuteur introduit une distance blessante avec ce mademoiselle (ou madame d’ailleurs qui la fait vastement marrer). Il la snobe.

Et, inversement, elle n’a absolument pas le sentiment d’être désinvolte quand elle assène son jovial «Bonjour!» par oral ou par écrit, à un professeur par exemple. Il n’y a donc pas la moindre volonté de provocation chez elle. Elle manifeste juste une évolution du code qui mérite qu’on s’y arrête au-delà de la déploration (« la politesse fout le camp »), pour essayer de comprendre. Ensuite, peut-être on pourra décider de céder au siècle ou de faire de la résistance.

Cela confirme ce que je disais dans mon blog précédent (Politesse et démocratie) à propos de la corruption de la notion d’égalité en semblablitude (si on veut bien me passer ce néologisme dont je ne suis pas l’auteur). C’est ce qui se passe, donc, quand l’aspiration à l’égalité, légitime dans toute démocratie, devient horreur de la différence, chasse à toute forme de différenciation ressentie comme contraire, justement à cette égalité. Dans le cas du bonjour, dire Monsieur ou Madame marque à l’évidence une différence (et une déférence), avec, par exemple, «bonjour Untel» ou «bonjour les amis». C’est déjà une atteinte à la sacrosainte indifférenciation. La barrière ressentie par ma nièce (on la snobe en l’appelant Mademoiselle) contrevient, elle, a la cordialité égalitaire de façade qui devrait marquer désormais tous les rapports humains. On pense immédiatement aux Américains (encore eux, je suis désolée, mais ils sont l’exemple même de cette société-là) et le fameux «Call me Bill (ou Ted ou Mary)» qui intervient inévitablement au bout de deux minutes de conversation quels que soient la circonstance ou les protagonistes. Je me suis souvent demandé de quoi ils avaient peur, ce qu’on menaçait en les appelant Sir ou Madam

Effacer les différences sociales dans le langage serait donc contraire à la démocratie? Cela peut apparaître assez paradoxal. Mais peut-être moins si on se souvient que ce ne sont pas les régimes particulièrement démocratiques qui ont imposé le «citoyen» ou le  «camarade» pour tous…

Alors oui, je crois qu’il faut lutter là contre. Au nom du droit à la déférence (plutôt qu’à la différence), et aussi à celui à la nuance. Passer du Monsieur au prénom, du vous au tu, marquer ainsi l’évolution d’une relation, c’est un bonheur dont on ne doit pas se laisser priver par les ayatollah de la semblablitude…

Politesse et démocratie

 

Je suis allée écouter une conférence de Dominique Schnapper à Lausanne. Comme on le sait, cette éminente sociologue, Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, a été membre du Conseil Constitutionnel. Spécialisée dans la sociologie politique, elle est aussi la fille du philosophe Raymond Aron. Je pensais qu’on s’écraserait pour entendre cette femme passionnante sur un sujet non moins passionnant et actuel : les menaces qui pèsent sur la démocratie. Quelle n’a pas été ma stupéfaction ! Nous étions dix dans un immense auditoire ! Pas un sociologue, pas un prof, pas un journaliste, pas un étudiant (si, pardon, une qui se cachait au dernier rang comme prise en faute), et, bien entendu, pas une personnalité politique, même pas celles chargées de la culture, de la jeunesse et de l’éducation… J’étais morte de honte et je préfère garder pour moi les réflexions sur nos « intellectuels », nos universitaires et nos politiciens vaudois que cette désertion m’a inspirées. Mais c’est un autre sujet, pas vraiment dans le champ de la politesse, c’est le moins qu’on puisse dire !

Madame Schnapper, parfaitement polie, elle, a fait sa conférence devant les chaises vides sans paraître les remarquer, et c’est une partie de ce qu’elle a dit dont je voudrais parler ici.

Il s’agissait donc des menaces qui pèsent sur la démocratie, en partant d’une réflexion de son père qui a dit que celles-ci sont dues non seulement aux manquements à la démocratie, mais aussi à ses excès. Et c’est de ceux-ci qu’elle a parlé.

Bon, je ne vais pas refaire la conférence, juste un bref résumé pour qu’on comprenne où je veux en venir : Ces dangers sont au nombre de trois : Lorsque l’autonomie des citoyens vis à vis des Institutions, normale en démocratie, se transforme en indépendance (on en oublie le respect dû aux Institutions parce qu’elles émanent de la volonté populaire) ; lorsque la liberté se transforme en licence, par exemple quand l’exigence d’immédiateté des résultats, caractéristique de notre époque, amène à remettre en question, non l’usage qui est fait des Institutions, mais ces Institutions elles-mêmes ; et enfin lorsque l’aspiration à l’égalité qui est un fondement de la démocratie, se transforme en… semblablitude (Ségolène Royal fait des adeptes), néologisme pour éviter l’ambigüité du mot identité, pris ici non au sens de ce qu’on se sent être, mais d’identique, de semblable.

C’est cette dernière menace qui m’intéresse ici.

Car dès lors, et c’est ce à quoi on assiste aujourd’hui, toute caractérisation est ressentie comme discriminatoire, toute reconnaissance d’une différence interprétée en termes d’inégalité. Pourtant – et tous les sociologues ont insisté là-dessus – la volonté de distinction est consubstantielle aux sociétés démocratiques égalitaires. Quand votre naissance vous assigne d’emblée une place que vous ne pourrez quitter, c’est peine perdue que d’essayer de vous distinguer. Alors que quand votre mérite ou vos efforts peuvent vous mener au sommet, alors là, oui, on cherche à se différencier, à dépasser les autres. Cette possibilité est un des piliers de la démocratie. La déclaration des Droits de l’Homme n’abolit pas les différences sociales, elle les fonde sur le mérite.

Dans une société qui confond égalité et similitude, toute volonté ou marque de distinction devient donc suspecte. On passe vite du « tout est égal » au « tout se vaut » et l’indifférenciation menace les séparations nécessaires à la démocratie : le politique du religieux ou du judiciaire ou le public du privé. La vie politique – et des politiques – nous en donne des exemples quotidiens. Quand on va jusqu’à remettre en question les « inégalités » dues à la biologie (ce n’est pas juste que les hommes ne puissent pas faire d’enfant, par exemple) on atteint au délire…

En réfléchissant aux propos de Dominique Schnapper, je me disais que son analyse appliquée à la vie publique et à la Cité, pouvait très bien convenir à la vie privée. Par exemple  le refus de reconnaître certaines différences liées à l’âge, au sexe, à la fonction, à l’expérience, et donc d’avoir pour eux des égards particuliers ; cette tendance désolante à ne plus jamais « s’habiller » pour ne pas se distinguer justement, ne pas pêcher contre la sacro-sainte égalité du jeans et du T-shirt couleur de muraille qui aligne tout le monde dans la même laideur monotone (purement illusoire d’ailleurs, vu qu’il y a des jeans à 300 balles et d’autres à 29.90, et que ça saute aux yeux !) Bref, les exemples abondent.

Alors une société qui respecte le code des égards, polie au premier sens du terme, serait comparable à la démocratie.

Et celle du « j’ai bien le droit de » marcher sur les pieds de la vieille dame pour m’asseoir à sa place ou dire j’aime pas ça à l’ami qui a passé la journée à me préparer un repas, serait une sorte de société dictatoriale où règne le plus fort ou le plus violent.

 

A méditer, non ?