Quand la science dérape ou l’apiculture urbaine clouée au pilori

Un article publié en janvier 2022 par deux chercheurs de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) sur l’apiculture urbaine a fait grand bruit (Casanelles-Abella & Moretti 2022). Publié dans une revue affiliée à la très prestigieuse “Nature”, l’article original a été soutenu par une communication très active du WSL sous forme d’une publication secondaire de  vulgarisation en quatre langues (allemand, anglais, français et italien) pour le grand public. Cette “mise en contexte” est problématique. En effet, la communication secondaire du WSL exagère et dramatise les conclusions que l’on peut raisonnablement tirer de l’article en question. Le WSL affirme en effet que ce que l’étude suggérait comme de possibles conséquences est en fait démontré à savoir que l’apiculture urbaine, c’est-à-dire, l’apiculture en ville, n’est pas durable, qu’elle menace potentiellement les abeilles sauvages, les abeilles mellifères elles-mêmes et la biodiversité en général. Ce qui en termes journalistiques peut se traduire par “Trop d’abeilles tuent l’abeille” comme le titrait le Journal du Jura du 19.02.2022.

Malheureusement, lorsqu’on y regarde de plus près, l’étude originale en question présente des erreurs et des faiblesse et ses conclusions ne résistent pas à une analyse approfondie. On en retire l’impression très désagréable que l’étude véhicule des idées préconçues découlant d’une idéologie qui semble avoir atteint les chercheurs eux-mêmes.

Mais revenons à l’article orignal pour expliquer notre propos…

Qu’est-ce que les chercheurs ont fait?

Disons-le d’emblée, l’article original est difficilement accessible à un lectorat non spécialisé. Pour résumer, les auteurs ont dans un premier temps collecté les données sur les ruches et ruchers de Suisse auprès des autorités cantonales compétentes (le plus souvent les services vétérinaires) qui recensent ruches et ruchers, une obligation dont les apicultrices/eurs du pays doivent s’acquitter depuis quelques années. Sur cette base, ils ont ensuite comparé l’évolution du cheptel apicole dans 14 villes de Suisse entre 2012 et 2018.

Jusqu’ici rien à redire. Il est même louable que ces informations qui ne sont pas publiquement accessibles soient mises à disposition des chercheurs. En effet,  comme on le sait, la Suisse ne dispose plus de statistiques officielles sur les abeilles mellifères (cf…et si les abeilles nous étaient comptées… sur ce blog). Une motion parlementaire 22.4354 a d’ailleurs été déposée à ce sujet par la conseillère nationale Delphine Klopfenstein Broggini en décembre 2022.

Dans un deuxième temps, les auteurs ont ensuite tenté de modéliser la “durabilité” de la densité de colonies d’abeilles mellifères dans les villes en question. Pour obtenir une estimation des ressources disponibles aux abeilles, ils ont divisé ces villes en grilles de cellules de 1km2. Ils ont ensuite dénombré la proportion de surfaces vertes de chaque cellule, ce qu’ils dénomment UGS (pour Urban green space), sur la base de photographies satellite. Ils ont enfin modélisé la “durabilité” de la densité de ruches par cellule de 1km2 en fonction de sa quantité de surfaces vertes. Ils ont ensuite établi un diagnostic de durabilité pour chacune de ces cellules sur la base d’un seuil tiré d’une autre publication et analysé les résultats sur une large gamme de densités de colonies d’abeilles mellifères (entre 0.5 et 75 ruches par km2). Ils ont enfin testé l’effet d’une augmentation de surfaces vertes de 0 à 100% sur ce diagnostic de durabilité. Leurs résultats sont résumés sous forme de graphes et de cartes. On y voit en rouge les cellules dont la densité est “non-durable”, les autres apparaissant en vert. Ces cartes sont spectaculaires et le vert n’est pas la couleur dominante aux densités observées dans ces 14 villes suisses (cf illustration ci-dessous pour un exemple).

Légende: Figure tirée de l’article de Casanelles et Moretti (Fig. 2 e) illustrant les résultats de la simulation de durabilité pour la ville de Zurich. En rouge les cellules de 1km2 dont la population en abeilles mellifères est estimée comme non durable au seuil de 7.5 colonies par km2.

Résultats et conclusions de l’étude: augmentation du nombre de ruches dans 14 villes de Suisse et densités non durables:  les chercheurs montrent que les populations d’abeilles mellifères ont fortement augmenté, auraient triplé en fait dans la version originale de l’article, en zones urbaines durant la période considérée (2012-2018). Sur la base de leur approche de modélisation, ils débouchent sur la conclusion que l’apiculture urbaine n’est pas durable, que les densités d’abeilles mellifères y sont trop élevées et mettent en danger la survie des autres espèces d’abeilles, dite sauvages. Ils concluent que la densité d’abeilles mellifères en ville devrait être réglementée par les autorités.

Les données supportent-elles les conclusions des auteurs? Comme c’est le cas en sciences de nos jours, les auteurs mettent à disposition des lecteurs les données brutes et détaillées, ainsi que les programmes qu’ils ont utilisés dans leur étude, soit dans ce cas des scripts en langage R.

Première erreur: Première surprise, les données  ne permettent pas de retrouver le chiffre clé d’un triplement des ruches dans les 14 villes considérées durant la période d’analyse. Selon la version originale de l’article, le nombre de ruches dans les 14 villes de l’étude serait passé de 6.48 ruches par km2 (3139 ruches) en 2012 à 10.14 (9370 ruches) en 2018. Or, les données (Supplementary information) indiquent que le nombre exact pour 2018 est de 6370 ruches. Soit un doublement (et non une augmentation d’un facteur trois) correspondant à une densité de 8.2 ruches par km2. Suite à mon intervention auprès de l’éditeur cette erreur a été corrigée le 9 juin 2022, ainsi que dans la communication secondaire. Les auteurs plaident pour une “erreur typographique”, ce qui n’est guère convaincant, car cela n’aurait pas dû conduire à une correction de la densité.

Deuxième erreur: Alors que le script R permet bien de reconstituer le tableau 1 discuté ci-dessus, il ne permet en revanche pas de reproduire les chiffres du Tableau 2 donné dans le même appendice (Supplementary information). Ce à quoi, les auteurs dans leur correctif du 9 juin 2022 répondent en invalidant leur script R qu’ils qualifient de “deprecated”. Une correction digne de ce nom aurait impliqué de produire un script corrigé permettant de reproduire le Tableau 2.

Modélisation : ici aussi des erreurs sont manifestes. Mais il s’agit de problèmes nettement plus graves, de nature à la fois conceptuelle et technique. Comme il s’agit d’affaires de spécialistes, seuls les points les plus saillants sont présentés ici. Pour plus de détails le lecteur pourra consulter le preprint d’un article en cours de publication.

Violations des contraintes du modèle. Dans leur approche de modélisation, les auteurs investiguent une large gamme de valeurs de la capacité de soutien du milieu (CC), entre 0,5 à 75 ruches/km2. Or à CC < 1 ruche/km2, la surface nécessaire pour soutenir une seule ruche est plus grande que 1 km2, soit, par exemple, deux km2 pour CC = 0,5 ruche/km2. Dans ce cas, deux cellules couvertes à 100 % d’UGS seraient nécessaires pour soutenir une seule colonie d’abeilles mellifères. L’approche de modélisation ne traite pas correctement ce cas critique. Plus grave encore, pour CC=0, le script R est confronté à une division par 0, une erreur fatale dans tout logiciel de calcul. Dans leur erratum du 9 juin 2022, les auteurs admettent que leur modélisation est problématique dans l’intervalle [0,1[, mais ne semblent pas en apprécier pleinement les conséquences.

Des faiblesses conceptuelles: la notion de capacité de soutien, un concept complexe, mais central en écologie, ne peut pas être traité dans un modèle comme le font les auteurs sans voler en éclats, si l’on ne tient pas compte des dépendances réciproques entre leurs éléments. Ainsi, on admet qu’une surface donnée peut supporter à l’équilibre un nombre fini d’organismes, p.ex. 7.5 colonies d’abeilles mellifères par km2 pour une cellule entièrement verte et couverte par 100% d’UGS. Pour décupler cette valeur  c’est-à-dire 75 ruches/km2, il faut soit augmenter d’un facteur 10 les ressources offertes sur la même surface (ce qui est impossible puisque on ne peut dépasser 100%), soit diviser par 10 les besoins des organismes, et dans ce cas il ne s’agit plus d’abeilles mellifères telles que nous les connaissons. On voit donc que le modèle est déconnecté du monde réel. De plus le concept d’UGS est discutable, car une cellule couverte à 100% d’UGS, c’est-à-dire entièrement verte, ne contient par définition plus aucun élément urbain.

Un seuil arbitraire : selon les auteurs, le seuil de durabilité se situe autour de 7,5 ruches/km2. Ce seuil est arbitraire et n’a pas été établi sur des bases scientifiques. Il est basé sur des calculs spéculatifs tirés d’un “article d’opinion” qui renvoie lui-même à deux autres articles publiés dans des revues à large audience sans comité de lecture scientifique. De plus, une fois corrigée, la valeur de la densité en ruches dans ces 14 villes suisses, soit 8,1 colonies pour l’année 2018, n’est pas très différente de ce seuil de 7,5. Par conséquent, le critère de durabilité utilisé par les auteurs ne repose pas sur des fondements solides.

En conclusion, je démontre que certains résultats ne peuvent être reproduits, que certaines contraintes du modèle ne sont pas respectées, que la base conceptuelle de l’étude est faible et discutable et que les conclusions fortes des auteurs ne sont donc pas étayées par les résultats de leur étude.

Une revue prestigieuse au comité de lecture peu critique : les critiques présentées ici questionnent également le sérieux et la compétence du comité de lecture qui a approuvé la publication de ce travail, mais n’a pas jugé nécessaire, à part quelques corrections, de revenir sur les éléments de fonds. Pour cette raison, j’ai adressé mes remarques au Journal of Apicultural Research qui va les publier prochainement.

Qu’en est-il en fin de compte de la situation de l’apiculture en milieu urbain en Suisse?

Des chiffres néanmoins très utiles: Comme je l’ai noté en préambule, les données fournies par cette étude permettent de documenter l’évolution des pratiques d’apiculture urbaine, qui ont doublé entre 2012 et 2018. Ces résultats sont utiles et sont à saluer. Dans leur article, les auteurs se demandent, sans pouvoir  répondre, pourquoi les apiculteurs se sont tournés vers les villes. La réponse est simple: parce que les ressources en fleurs (pollen et nectar) se raréfient dans les campagnes où l’agriculture intensive n’offre plus aux abeilles mellifères les moyens de subsistance nécessaires à leur survie!

On admet que les abeilles mellifères se portent actuellement mieux en ville et produisent souvent plus de miel qu’en zones d’agriculture intensive. Grâce à la diversité des fleurs et des arbres dans les parcs, elles trouvent souvent en ville des fleurs en suffisance durant toute la belle saison, fleurs qui leur fournissent à la fois le nectar (leur source d’énergie) et le pollen (leur source de protéines indispensables à l’élevage des jeunes abeilles). On estime les besoins annuels d’une colonie d’abeilles mellifères à quelques 25-50 kg de pollen par année, 50-100 kg de nectar et 50-100 l d’eau. De plus, les pesticides sont moins utilisés en ville que dans les grandes cultures. Par comparaison, les conditions de nos abeilles en campagne sont beaucoup moins favorables, avec des périodes de disette dès la fin de la floraison des arbres fruitiers et des champs de colza, soit en juin et juillet.

Qu’est-ce qu’une densité “durable” pour les abeilles mellifère?  Cette question n’est pas triviale. On considère qu’il y a quelques 160’000 colonies d’abeilles mellifères en Suisse, ce qui pour un espace de 42’000 km2, correspond à une densité d’environ 4-5 colonies par km2. Sachant que la moitié de ce territoire est inhospitalière aux abeilles et que la majorité des colonies sont situées sur le plateau et en moyenne montagne, on peut estimer que la densité est voisine de 8-10 colonies par km2 dans les régions les plus favorables. Est-ce trop? Nul ne peut véritablement le dire. Il s’agit d’une question qui clairement mérite des recherches complémentaires et approfondies.

Impact des abeilles mellifères sur les espèces sauvages. La question de l’impact des colonies d’abeilles mellifères sur les espèces sauvages et de leur adéquation à l’environnement sont des questions légitimes et qui doivent être posées. Pour les apiculteurs, il ne s’agit nullement de les éluder. L’apiculture est prête à prendre sa part de responsabilité s’il est véritablement démontré que la densité des abeilles mellifères a un impact négatif sur les espèces sauvages. Mais pour cela, nous avons besoin d’études solides tenant compte des capacités des milieux et des besoins des différentes espèces d’abeilles. Le travail de Casanellas & Moretti ne répond à aucune de ces exigences.

Article original:

Challenging the sustainability of urban beekeeping using evidence from Swiss cities, Joan Casanelles-Abella and Marco Moretti; npj Urban Sustainability (2022) 2:3 ; https://doi.org/10.1038/s42949-021-00046-6

Vugarisation WSL:

Trop d’apiculture urbaine pourrait nuire aux abeilles sauvages et domestiques en Suisse, Fiona Galliker, 14.02.2022 )

Critiques F. Saucy

Urban beekeeping and sustainability, Francis Saucy 2023, Preprint d’un article à paraitre dans la section Notes & Comments de Journal of Apicultural Research

 

Francis Saucy

Francis Saucy, Docteur ès sciences, biologiste, diplômé des universités de Genève et Neuchâtel, est spécialisé dans le domaine du comportement animal et de l'écologie des populations. Employé à l’Office fédéral de la statistique, Franci Saucy est également apiculteur amateur et passionné, et il contribue par ses recherches et ses écrits à l'approfondissement des connaissances sur les abeilles et à leur vulgarisation dans le monde apicole et le public en général. Franci Saucy fut également élu PS à l'exécutif de la Commune de Marsens, dans le canton de Fribourg de 2008 à 2011 et de 2016 à 2018. Depuis mars 2019, Franci Saucy est rédacteur de la Revue suisse d'apiculture et depuis le 15 septembre 2020 Président de la Société romande d'apiculture et membre du comité central d'apisuisse Blog privé: www.bee-api.net

5 réponses à “Quand la science dérape ou l’apiculture urbaine clouée au pilori

  1. Merci pour ces analyses. Il est important d’élargir notre vision et nos connaissances des abeilles sauvages ou domestiques. Il faut surtout réfléchir à ce que convient le mieux à l’abeille mellifère avant d’installer sont rucher.
    Ensuite il faut s’en occuper…

    1. Merci de ton commentaire, entièrement d’accord avec toi. La question de la densité de colonies d’abeilles mellifères et de la compétition avec les abeilles sauvages est tout à fait légitime et doit être abordée avec sérieux, y compris par le monde de l’apiculture.

      1. Abeilles domestiques et abeilles sauvages, j’en parle régulièrement dans les cours pour débutants . Merci pour ton message

Les commentaires sont clos.