…attendaient la canicule…

C’est une semaine de folie que certains apiculteurs ont vécue! La chaleur, étouffante, écrasante, que nous avons subie, obsédante, au centre de toutes les conversations, reléguant aux second plan le reste de l’actualité, avec ses listes de recommandations aux personnes fragiles, ses plans de baignades, la recherche d’air conditionné, les ventilateurs en rupture de stock et j’en passe, a aussi eu des conséquences inattendues qui n’ont pas fait la une des journaux télévisés.

En effet, une extraordinaire miellée de forêt s’est déclenchée durant la seconde quinzaine de juin. Depuis 15 jours, vers 7h du matin, chez moi l’air est parfumé d’une odeur sucrée que je n’avais plus ressentie depuis au moins 10 ans. “La sens-tu, cette divine odeur de miel?” demandais-je régulièrement à mes proches et à mes voisins, incrédules et insensibles, pour essayer de me conforter dans mes perceptions. La réponse était invariablement. “Non, rien de particulier, ou peut-être une vague odeur de foin séché?”  A quoi je rétorquais: “Non, c‘est autre chose, une fragrance sucrée, un parfum doucereux“.

Hausse vue de dessus. On distingue les cadres couverts par les abeilles, remplis de miel et les constructions de cire pour fixer les cadres au plafond de la ruche, le tout réalisé en une semaine, situation typique des fortes miellées.

Les abeilles, elles ne s’y sont pas trompé, comme les résultats de ma ruche connectée sur balance n’a pas tardé à me le confirmer. En effet depuis le lundi 24 juin, je reçois chaque matin entre 10h et midi le texto suivant : “Alarme: seuil de prise de poids dépassé sur la ruche de Vuippens”. Dans les paramètres de ma balance électronique, j’ai fixé le seuil d’alarme journalier à +/- deux kilogrammes. Une perte supérieure à 2 kg indique soit un prélèvement de miel, le retrait d’une partie du matériel ou en l’absence d’intervention humaine, la sortie d’un essaim, ce qui nécessite des mesures appropriées (récupération de l’essaim, suivi particulier de la colonie, etc.). En revanche, une prise de poids de même ampleur est le signe d’une forte collecte de nectar. Et chaque matin, le même scénario se répète: l’air embaume, de 200 à 600 grammes d’abeilles quittent la ruche vers 8h., soit à 100mg/abeille, de 2000 à 6000 butineuses qui battent la campagne.  Durant les deux à trois heures qui suivent, elles récoltent plus de 2kg de nectar. Puis la miellée cesse et la colonie s’occupe de sa récolte, assèche le nectar qui comprend plus de 50% d’eau. La colonie perd environ un kg d’humidité évaporée durant les heures suivantes et durant toute la nuit. Ce qui, du 24 au 30 juin, correspond à une récolte de 14kg de nectar au moins, soit  6 à7kg de miel une fois maturé1, ou une demi-hausse2.

La ruche en question est la plus faible de mon rucher. La colonie a changé sa reine en début de saison, ce qui fait que son développement est très en retard par rapport aux autres. La hausse n’a été posée qu’à la mi-juin, au lieu de fin avril pour les colonies “en bonne forme”. Ces dernières ont rempli la première hausse durant la même semaine et commençaient d’accumuler dans la seconde hausse et la situation était similaire sur mes divers emplacements. Donc, une très belle récolte en perspective pour la mi-juillet!

Et la situation ne semble pas être particulière à mon emplacement, ni localement restreinte, comme c’est souvent le cas de certaines miellées. Lors d’une rencontre à Delémont jeudi dernier avec les apiculteurs jurassiens, l’un des participants racontait: ” Je n’ai jamais vu cela: avant hier, elles ont rentré 6 kg, et hier encore 8 kg. Elles ne sortent pas de toute la journée, mais seulement en début de soirée, lorsque la chaleur s’atténue et que l’air fraichit un peu. Et elles travaillent presque toute la nuit. Sur le tilleul“. Et en fin de soirée, à la sortie de cette réunion, vers 10h, j’ai en effet à nouveau été assailli par ce parfum de miel embaumant l’air delémontain. Mais clairement teinté des senteurs du tilleul. Aucun doute, les abeilles devaient se régaler…

Personnellement, je n’avais plus vécu de telles conditions depuis de nombreuses années. Il y a dix ans environ, la première récolte, celle des fleurs, était une rentrée de miel garantie, sauf en cas de conditions météorologiques exceptionnellement mauvaises. Depuis lors, les pratiques agricoles ont tellement changé que même cette première récolte est devenue une exception en dehors des plaines à colza. Cette situation évoque, la canicule de 1995, l’année ou Lausanne accueillait en fin d’été Apimondia, la rencontre bisannuelle des apiculteurs du monde entier. Les apiculteurs romands rayonnaient de joie et du plaisir de faire visiter des ruches débordant de miel à leurs hôtes des pays voisins. Les conditions climatiques avaient été exceptionnelles : presque un mois d’une chaleur inhabituelle durant le jour, des précipitation régulières, mais modérées durant les nuits, et le nectar ruisselait des feuilles, jusque sur les pare-brise des voitures stationnant sous les arbres, les pucerons se gorgeaient de sève sucrée et les abeilles s’en régalaient. Décidément, la canicule peut aussi avoir de très bons côtés.

 

1: selon les nombres européennes, un miel doit contenir moins de 20% d’eau pour se conserver et être commercialisable; en Suisse le seuil conseillé est abaissé à 18%

2: la hausse est un compartiment supplémentaire que l’apiculteur ajoute au corps de la ruche pour que les abeilles puissent y déposer le miel. Un apiculteur responsable et respectueux, ne prélève que le miel situé dans la hausse en s’assurant que ses abeilles disposent de suffisamment de nourriture dans le corps de ruche pour faire face à une période de disette, qui survient souvent après de belles récoltes.

 

…l’abeille valeur universelle…

Pour saluer la décision historique de la formation d’un groupe parlementaire “abeille” formé de 60 membres du Parlement suisse, soit un quart de nos élus, je reprends ici un texte publié initialement à l’attention de mes collègues apicultrices et apiculteurs en avril dans la Revue suisse d’apiculture à l’occasion de la journée mondiale des pollinisateurs du 20 mai dernier. Ce texte a pour ambition de mettre en valeur le rôle étonnant que l’abeille, prise dans un sens très large, occupe dans les cultures humaines et dans notre courte histoire sur cette planète, nous humains dont l’espèce n’est guère vieille que d’un à deux millions d’années, alors que les abeilles sont présentes sur terre depuis plusieurs dizaines de millions d’années, qu’elles sont restées pour certaines presque inchangées, elles qui ont accompagné et modelé l’apparition et le développement des plantes à fleurs avec lesquelles elles ont établi ce pacte unique de collaboration et de paix réciproque, jamais remis en cause, que nous nommons “pollinisation“.

En effet, l’abeille occupe depuis la nuit des temps une place unique dans l’histoire de l’humanité. Aussi, loin que remontent nos connaissances et que l’homme laisse des traces interprétables (c’est-à-dire grosso modo depuis le néolithique), des indices de cohabitation entre l’homme et l’abeille sont avérés. Sur le plan figuratif, la plus ancienne représentation remonte à quelques 6’000 à 10’000 ans, avec cette très célèbre scène de récolte de miel (ou chasse au miel), illustrée sur une paroi de la grotte de l’Araignée (Valence, Espagne). Datant de la même époque, des traces de cire d’abeille ont également été retrouvées sur des restes de poteries dans de nombreux sites archéologiques à travers le monde. C’est toutefois à la période historique que les premières représentations d’apiculture au sens moderne du terme apparaissent, en particulier sur des bas-reliefs de l’Egypte antique. Des fouilles archéologiques ont confirmé que des ruches cylindriques en terre cuite étaient répandues à la même époque dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Au-delà de l’exploitation des produits de la ruche, l’abeille occupe dès l’antiquité une place à laquelle aucun autre insecte n’a osé prétendre : celle de divinité. C’est le cas dans l’Egypte ancienne, dans la Grèce et la Rome antiques avec le mythe d’Aristée, mais aussi dans les civilisations pré-colombiennes, avec les abeilles mélipones (abeilles mellifères sans dard d’Amérique latine) qui sont considérées comme filles du dieu créateur de l’univers.

Bien que toujours respectées, mais domestiquées et exploitées pour la cire et le miel, les abeilles perdent leur statut de divinité avec l’avènement des religions monothéiques, dans lesquelles un dieu unique règne sans partage. Malgré cela, l’abeille conserve au cours des deux derniers millénaires de notre ère une part du charisme acquis dans l’antiquité, celui d’un insecte industrieux, régulé par des relations sociales remarquables et souvent donné en exemple pour assoir ou justifier des positions politiques : une société conduite par un roi dans l’antiquité, puis par une reine dès la Renaissance, pour finir par illustrer le modèle de la démocratie participative dans laquelle les décisions sont prises lors de véritables « débats démocratiques » résultant en consensus comparables à ceux dont s’enorgueillit l’Helvétie moderne.

Mais patatras, voici qu’à la fin du 20ème siècle, les populations de cet insecte, dont ne se préoccupaient plus que quelques passionnés, s’écroulent. Dans une indifférence générale et un silence assourdissant, malgré les cris d’alarme de ces passionnés. Qui finissent par se faire entendre en invoquant un mythe moderne, faussement attribué à Einstein : « si les abeilles disparaissent, l’humanité n’aura plus que quelques années à vivre ». Les signaux d’alarme se transforment en cris de détresse. Ils finissent par inonder les media qui les répercutent au point que chacune et chacun est désormais dûment informé et s’inquiète du destin des abeilles et des pertes de biodiversité qui accompagnent le déclin de leurs populations.

Autrefois considérés comme de sympathiques illuminés, les amis des abeilles sont subitement devenus des héros modernes, incarnant le futur de l’humanité. Mais surtout, c’est l’abeille qui prend une dimension nouvelle : elle symbolise désormais par son déclin les dégâts que l’homme a causés à son environnement. Mais par les mesures prises en sa faveur, elle incarne aussi la voie et l’issue à nos errances passées. Prononcez le mot « abeille » et vous générez autour de vous un formidable élan de sympathie. Eh ! oui, l’ « abeille » au sens large, métaphorique, incluant l’abeille domestique, les abeilles sauvages et solitaires, mais aussi les divinités des civilisations anciennes bénéficie d’un engouement extraordinaire. Tout le monde en veut dans son jardin, sous formes d’hôtels à abeilles sauvages et même sous forme de colonies d’abeilles domestiques. Jamais il n’à été si difficile d’élever et de garder des abeilles en vie, jamais l’intérêt de débuter en apiculture n’a été si prononcé

L’ abeille, valeur pour le 21ème siècle.

En 2017, l’ONU, lors de son Assemblée générale a décrété à l’unanimité le 20 mai « journée mondiale de l’abeille », reconnaissant ainsi la valeur exceptionnelle de cet insecte à la fois comme pollinisateur, mais également comme élément important de nos cultures. Mais, ne nous y trompons pas, l’abeille n’a pas de pouvoir magique : ce ne sera qu’en réalisant, en prenant la mesure et en admettant l’ampleur des dégâts, puis en ayant le courage d’initier et de mettre en place les mesures de correction nécessaires, que les choses changeront et s’amélioreront.

Toutefois, l’ « abeille »  au sens large a un effet multiplicateur, car elle est ce qu’on appelle une espèce « parapluie ». En prenant des mesures pour la protéger, on protège et on soutient indirectement tout un cortège d’autres espèces, souvent méconnues, et qui constituent ce qu’on appelle la « biodiversité ».  A prendre ces mesures, il y a là bien sûr des intérêts directs pour le bien-être et la santé humaine, mais il y a surtout derrière ce projet un idéal profond et puissant qui transcende et doit dépasser une pure et simple conception utilitariste de la nature.

La nature est belle : c’est une raison suffisante et même impérative pour en prendre soin, la respecter et, par là-même offrir à nos enfants et petit-enfants la chance d’éprouver la joie de s’en émerveiller eux aussi. Notre intelligence et notre capacité d’action sur le monde sont gigantesques : la responsabilité et les devoirs qui en découlent sont de la même ampleur. C’est à une dimension morale, éthique que nous sommes confrontés. L’« abeille » peut devenir l’une des « valeurs » qui motivent et conduisent nos actions au 21ème siècle.

Mesdames et Messieurs les parlementaires à vous de jouer, d’ouvrir et de déployer le parapluie!