Ecartement variable: j’ai fait un rêve

J’ai fait un rêve
Septembre 1986: le débat sur le projet ferroviaire Rail 2000 fait rage; le Comptoir suisse, à Lausanne, y consacre même une exposition. Peu convaincu, j’envoie ma vision aux quotidiens 24 heures et Gazette de Lausanne [1][2]. En voici un extrait:

«Rêvons donc: le 1er août 1991, Jimmy Brown, de New York, débarque à l’aé­roport de Genève; libéré de ses bagages (qui sont directement transférés), il gagne le quai No 1 de la nouvelle gare de Genève-­Cointrin. Un train moderne, multicolore, l’y attend: voitures vertes (des CFF) et bleues (du Mon­treux Oberland bernois) en direction de Montreux, Interlaken et Lucerne, voi­tures rouges (des compa­gnies Brigue-Viège-Zer­matt et Furka-Oberalp) en direction de Zermatt, Coire et Saint-Moritz. Pressé de visiter l’Exposition natio­nale suisse, Jimmy Brown s’installe dans l’une des voi­tures panoramiques pour Lucerne, à sa place réser­vée, qu’il ne quittera qu’au terme de la fabuleuse tra­versée du Pays-d’Enhaut, du Simmental et du Brünig.

Le réseau ferroviaire suisse est un amalgame de lignes à écartement normal et de lignes à voie étroite (ou métrique). La réalisa­tion de voitures ou de rames automotrices à écar­tement variable, ainsi que l’aménagement de quel­ques gares de jonction, permettrait de supprimer tout transbordement entre le ré­seau CFF de base et les principales lignes à voie étroite; le passager serait définitivement débarrassé de la corvée du change­ment de train: hantise de manquer la correspon­dance, inconfort extrême du transport des bagages.»

Le 11 décembre 2022, jour de l’inauguration du GoldenPass Express, mon rêve aura plus de 36 ans. S’est-il réalisé?

Extensions immédiates: de Montreux au centre de Berne ou au sommet du Lötschberg
Dès décembre 2022, le voyageur atteindra Interlaken depuis Montreux sans transbordement, et il vivra un seul changement d’écartement, tout en douceur, à Zweisimmen.

Mais les convois du GoldenPass Express, une fois ajustés à la voie normale, pourraient folâtrer sous d’autres cieux. Arrivé à Spiez, le «Riviera Berne Express» monterait sur Thoune et gagnerait Berne, la capitale, via Belp et la vallée de la Gürbe (Gürbetal)(Fig. 1, étape 1): avec une vitesse actuellement limitée à 100 km/h, seuls des axes secondaires s’offrent à notre rame à écartement variable. En respectant cette même contrainte, le «Jaman Lötschberg Express» bifurquerait à Spiez en direction de la ligne sommitale du Lötschberg, pour atteindre Brigue sans transbordement depuis Montreux.

Fig. 1 Carte des chemins de fer suisses avec 4 stations de transformation 1-4 (d’après le site de Thorsten Büker).
Etape 1 (en vert), gare de transformation à Zweisimmen: Montreux–Zweisimmen–Spiez–Thoune–Belp–Berne (Riviera Berne Express), Montreux–Zweisimmen–Spiez–Kandersteg–Brigue (Jaman Lötschberg Express).
Etape 2 (en rouge), gare de transformation à Interlaken Ost: Montreux–Zweisimmen–Interlaken Ost–Meiringen–Lucerne–Engelberg (GoldenPass Express), Montreux–Zweisimmen–Interlaken Ost–Meiringen–Oberwald–Coire–Saint-Moritz (Palmier Glacier Express), Lucerne­–Meiringen–Oberwald­–Brigue–Zermatt (Brünig Matterhorn Express), Berne–Interlaken Ost–Zweilütschinen–Lauterbrunnen/Grindelwald.
Etape 3 (en bleu), gare de transformation à Landquart: Zurich Aéroport–Zurich–Landquart–Davos/Saint-Moritz.
Etape 4 (en brun), gare de transformation à Montreux: Genève Aéroport­–Genève–Lausanne–Montreux–Interlaken Ost–Meiringen/Lucerne/Zermatt/Davos/Saint-Moritz.

A la différence du 3e rail, condamnant le GoldenPass Express au seul trajet Montreux–Zweisimmen–Interlaken, les convois à écartement variable peuvent explorer l’ensemble du réseau à voie normale… en respectant, pour l’instant du moins, la limitation de vitesse à 100 km/h (Fig. 2).

Nos deux exemples du Riviera Berne Express et du Jaman Lötschberg Express révèlent chacun un potentiel touristique inédit, mais n’exigent aucune infrastructure nouvelle, ni modification du matériel roulant existant: le retour sur investissement est immédiat.

Fig. 2 Convoi à écartement variable sous d’autres cieux: rame d’essai du GoldenPass Express en gare de Spiez (de gauche à droite: voiture-pilote ABst 382, voiture d’interface Bsi 292 et locomotive BLS série Re 465, photo Jean Vernet).

A l’est du nouveau: une deuxième gare de transformation à Interlaken
Le projet originel du GoldenPass, le trajet direct de Montreux à Lucerne, exige une deuxième gare de transformation, à Interlaken Ost. A l’aménagement de la station, pas évident dans un espace ferroviaire très contraint, se rajoute le problème du matériel roulant; les locomotives du Zentralbahn entraîneront les rames à écartement variable sans problème jusqu’à Meiringen, tandis que l’alimentation électrique, semblable à celle du BLS et des CFF, nécessitera la présence d’une voiture d’interface, identique ou dérivée de celle assurant la liaison Zweisimmen–Interlaken sur la voie normale du BLS (voir l’article Ecartement variable: l’accouchement au forceps du GoldenPass Express du 9 juillet 2021 sur ce blog, en précisant que la voiture d’interface actuelle est elle-même à écartement variable).

En gare de Meiringen, au pied du Brünig, un dernier défi doit être relevé: vaincre la crémaillère. La menace ultime ne vient pas de la roue dentée elle-même, mais bien plutôt de l’Ordonnance sur les chemins de fer dont l’article 69 impose, pour des raisons sécuritaires, au moins un essieu muni d’un freinage à crémaillère pour chaque véhicule remorqué [6]. Les ingénieurs sont alors confrontés au choix suivant:

  • soit développer un nouveau bogie à écartement variable, dérivé du modèle actuel EV18, mais muni d’un dispositif de freinage supplémentaire compatible avec la crémaillère Riggenbach du Zentralbahn;
  • soit imaginer, avec la bénédiction de l’Office fédéral des transports, un dispositif différent, idéalement hors des bogies: un patin électromagnétique, semblable à celui équipant notamment les voitures des tramways lausannois (Fig. 3); les tentatives du Zentralbahn en la matière seront directement utilisables (voir l’article Le crépuscule de la crémaillère du 1 septembre 2021 sur ce blog).

Fig. 3 Voiture C2 (série 139-140, construite en 1925) des Tramways lausannois munie de patins électromagnétiques entre les deux essieux (dessin de Pierre Stauffer tiré de la référence [3]).

Cette dernière solution semble, à première vue du moins, la plus simple à mettre en œuvre tout en s’affranchissant de la dépendance d’un type particulier de crémaillère.

La disparition de la crémaillère, objectif final du Zentralbahn, pose un tout autre problème au futur GoldenPass Express: la conception de rames à motorisation totale et écartement variable. Cette perspective fait l’objet d’un commentaire détaillé en fin d’article [4].

Notre GoldenPass Express ainsi équipé pourrait atteindre Lucerne, et même y rebrousser chemin pour gagner Engelberg. Le prix à payer: une station de transformation à Interlaken Ost, le développement d’un nouveau système de freinage à crémaillère et l’éventuelle mise au point d’une voiture d’interface (Fig. 1, étape 2). Last but not least: les hôteliers d’Interlaken, jadis opposés à un 3e rail en direction de Brienz, devront accepter de voir passer les voyageurs du GoldenPass Express sans séjourner sur leurs terres!

Extensions futures: tunnel du Grimsel et Oberland bernois
L’investissement consenti pour atteindre Lucerne peut-il être rentabilisé au-delà de la relation historique du GoldenPass? Avec le percement planifié du tunnel du Grimsel, entre Meiringen et Oberwald (voir l’article Ecartement variable: vers un grand réseau alpin? du 1 novembre 2021 sur ce blog), se tourne une nouvelle page de l’histoire ferroviaire de ce pays: la constitution d’un réseau métrique de 850 kilomètres. La station de transformation d’Interlaken Ost permettra aux convois à écartement variable de relier directement Montreux à Oberwald sans même faire appel à la crémaillère. Dès Oberwald, le «Palmier Glacier Express» atteindra Coire et Saint-Moritz, toujours sans transbordement; l’emprunt du réseau du Matterhorn Gotthard Bahn nécessitera l’utilisation ponctuelle de la crémaillère Abt –résolue depuis la traversée du Brünig grâce aux patins électromagnétiques– et l’adaptation à la tension d’alimentation (11 kV), légèrement inférieure à celle des CFF/BLS/Zentralbahn (15 kV). De son côté, le «Brünig Matterhorn Express» reliera Lucerne à Zermatt sans aucun rebroussement, ni changement d’écartement, mais avec deux types de crémaillère (Riggenbach de Lucerne à Meiringen, Abt d’Oberwald à Zermatt) et deux types d’alimentation (15 kV et 11 kV), nécessitant du matériel roulant remorqué à patins électromagnétiques et l’échange des locomotives à Oberwald (Fig. 1, étape 2).

Sur un plan plus local, une disposition adéquate de la gare de transformation d’Interlaken Ost permettra la concrétisation d’un vieux rêve des habitants de la Berne fédérale: gagner l’Oberland bernois, leur sanctuaire du week-end, sans transbordement à Interlaken [5]. Des convois directs Berne–Lauterbrunnen et Berne–Grindelwald sont imaginables, toujours astreints à des tronçons à crémaillère dès Zweilütschinen, sur le réseau du chemin de fer de l’Oberland bernois (Fig. 1, étape 2).

La revanche des chemins de fer rhétiques
Les chemins de fer rhétiques ont mangé leur pain noir en 1968, au moment où une ligne de bus direct entre l’aéroport de Kloten et Davos menaçait de plein fouet leur clientèle ferroviaire. Cette crise explique l’engouement de la compagnie pour le développement d’un bogie à écartement variable dans les années 1970. Ce projet, enlisé à l’époque, pourrait reprendre vie avec l’aménagement d’une gare de transformation à Landquart, permettant aux convois en provenance de Zurich Aéroport et de Zurich gare centrale de filer vers Davos d’une part, et Saint-Moritz d’autre part (Fig. 1, étape 3). La crémaillère n’est pas un obstacle pour ce réseau à adhérence, mais la mise à disposition de sillons adéquats sur la ligne principale de Zurich à Landquart pourrait être difficile à concilier avec la limitation à 100 km/h.

Et le rêve de Jimmy Brown?
Nous avons abandonné notre touriste américain à Genève, dans un train en partance pour Lucerne et son Expo 1991. Il y arrivera manifestement en retard, mais il pourra tout de même rejoindre Lucerne sans transbordement à une condition: attendre la construction d’une station de transformation à Montreux, pour passer du réseau CFF à celui du Montreux Oberland bernois.  Or les deux compagnies peaufinent aujourd’hui les futurs aménagements de cette gare, l’occasion rêvée… d’exaucer le rêve de notre voyageur (Fig. 1, étape 4)!

Quatre stations de transformation, à Zweisimmen, Interlaken Ost, Landquart et Montreux pourraient complètement transformer l’offre ferroviaire en Suisse, garantissant aux habitants des régions de montagne et aux touristes férus des Alpes un accès complètement nouveau. L’écartement variable, une percée technologique vaudoise, sera l’outil d’une transformation nationale de la mobilité.

Du même coup, un fabuleux marché d’exportation s’offre à notre industrie ferroviaire; dans une grande Europe où l’ex-URSS à l’est et l’Espagne à l’ouest ont fait écartement à part, le flux énorme de biens et de personnes impose l’abandon d’un anachronisme, la rupture de charge. Par son expérience et sa compétence en matière ferroviaire, notre industrie pourrait contribuer à rapprocher nos concitoyens, de Zermatt à Lucerne et de Saint-Moritz à Genève, et tous les Européens, des Pyrénées à l’Oural.

Longue vie au bogie qui bouge, un véritable boogie-woogie!

Daniel Mange, prof. honoraire EPFL, 1 février 2022

Remerciements
Depuis mon rêve de 1986, fédérer les compétences des Ateliers de constructions mécaniques de Vevey et celles de la Schweizerische Industrie-Gesellschaft pour le projet «Bogie à écartement variable pour voiture de chemin de fer», il s’est écoulé 35 ans jusqu’à cette journée magique du 3 décembre 2021 qui a vu rouler le premier convoi du GoldenPass Express entre Gstaad et Interlaken Ost, sans transbordement à Zweisimmen. Je suis donc particulièrement reconnaissant aux cadres du Montreux Oberland bernois qui ont organisé cet événement et qui m’ont convié à partager ce moment unique: Jérôme Gachet, responsable de la communication et maître des cérémonies, Michel Sauteur, chef de projet et grand manitou du bogie à écartement variable, et Raphaël Gabriel, en charge du marketing.

J’adresse ma reconnaissance à Jean Vernet, fin connaisseur des chemins de fer et talenteux photographe, pour la mise à disposition de la figure 2.

Je remercie également Madame Annette Rochaix-Goldschmidt, veuve de Jean-Louis Rochaix et contributrice de la collection des livres voués aux chemins de fer vaudois, pour la mise à disposition de la figure 3.

Références

[1] D. Mange, Le défi vaudois, 24 heures, 18 septembre 1986.

[2] D. Mange, «Rail 2000»: le défi vaudois, Gazette de Lausanne, 1 octobre 1986.

[3] M. Grandguillaume, J. Jotterand, Y. Merminod, J. Paillard, J.-L. Rochaix, P. Stauffer, J. Thuillard, Les tramways lausannois 1896-1964, Bureau vaudois d’adresses, Lausanne, 1977.

[4] Les engins moteurs à écartement variable (locomotives, automotrices) constituent une niche technologique réservée à un nombre très limité d’industries, réparties actuellement dans trois pays: Chine, Japon et Espagne.

L’entreprise chinoise CRRC a annoncé en octobre 2020 la mise au point d’une rame à grande vitesse(400 km/h) destinée dans une première étape à passer de l’écartement chinois, normal (1435 mm), à l’écartement russe (1520 mm); d’autres écartements, y compris métrique, pourraient suivre.

C’est au Japon que les développements les plus proches du cas suisse (passage du réseau à grande vitesse et voie normale du Shinkansen au réseau de base de 1067 mm) ont été entrepris sur une longue durée. La première rame automotrice à trois éléments est sortie d’usine en 1998 (voir l’article Ecartement variable: des règles du théâtre classique aux rêves du GoldenPass Express du 12 mars 2021). Cette réalisation a été suivie d’un deuxième modèle en 2007, puis d’une troisième version en avril 2014, mise au point par l’entreprise Kawasaki; composée de quatre voitures, elle pouvait rouler à 270 km/h sur la ligne à grande vitesse et à 130 km/h sur le réseau régional. En juin 2017, la compagnie de chemin de fer Japan Railways Kyushu abandonne définitivement le projet pour des raisons de coût et de sécurité.

En Espagne, les deux entreprises rivales Talgo (voir l’article du 12 mars 2021) et CAF (Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles) se livrent à une concurrence sans merci sur ce segment industriel. Talgo inaugure en 2000 une rame automotrice à traction diesel destinée à la grande vitesse, le Talgo XXI, décrite dans l’article du 12 mars 2021. Dès 2007, les rames S130 à grande vitesse roulent à 250 km/h et incluent l’écartement variable des essieux moteurs. En février 2021, la première rame de la série S106, dénommée Avril (Alta velocidad, rueda independiente, ligero), démarre ses essais en ligne en visant 330 km/h avec écartement variable.

CAF annonce en 2005 le premier train au monde à écartement variable et grande vitesse: il s’agit de la série S120, composée de quatre automotrices bicourant, munies de bogies Brava susceptibles de rouler à 250 km/h sur voie normale et 200 km/h sur voie espagnole (1668 mm). A l’exposition 2008 d’Innotrans, à Berlin, CAF présente son nouveau prototype AVI (Alta Velocidad Interoperable), «le TGV interopérable capable de rallier Cadix à Moscou», destiné à franchir les trois barrières de l’écartement, de l’alimentation électrique et du système de signalisation tout en roulant à 320 km/h.

En résumé, la Chine pourrait être considérée comme un partenaire potentiel dans le long terme au vu de sa force de frappe industrielle. Le Japon a malheureusement abandonné la partie, tandis que les entreprises espagnoles Talgo et CAF maitrisent parfaitement leur sujet, avec des contraintes d’écartement (de 1435 à 1668 mm) assez éloignées des valeurs helvétiques.

Reste une inconnue: notre entreprise nationale, Stadler Rail, est déjà présente sur le marché du matériel roulant remorqué à écartement variable, avec l’exportation de voitures-lits et voitures-restaurants en Azerbaïdjan (1435 à 1520 mm) [7]. Stadler Rail sera-t-elle un jour tentée de se pencher sur le redoutable dossier des bogies motorisés à écartement variable? Le possible abandon de la crémaillère sur l’axe Meiringen–Brünig–Lucerne nous alerte: l’étude de rames motorisées à écartement variable doit démarrer aujourd’hui pour être opérationnelle après-demain!

[5] H. Schild, Visionäre Bahnprojekte, AS Verlag, Zürich, 2013, S. 16: Direktzüge Berlin Hbf–Lauterbrunnen…

[6] Ingénierie de système. Chemins de fer à crémaillère, Union des transports publics (UTP), Berne, 31 mars 2010.

[7] Schlaf- und Speisewagen für Aserbaidschan, Schweizer Eisenbahn-Revue, Nr 8/9, 2014, S. 392.

 

Le blog Mobilité tous azimuts se termine aujourd’hui avec cette sixième rubrique consacrée à l’écartement variable. Vous pourrez me retrouver, pour des nouvelles plus ponctuelles, sur la page Actualité du site internet de la communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud (citrap-vaud) à l’adresse suivante:

https://www.citrap-vaud.ch/breves/

Merci pour l’attention que vous avez portée au présent blog et très cordiales amitiés,

Daniel Mange

 

SwissRailvolution: un électrochoc pour le rail suisse

Les trois défis du chemin de fer suisse
Notre chemin de fer doit relever aujourd’hui trois défis: faire face à un vieillissement avéré, contribuer à la résolution de la crise climatique et assurer l’équilibre territorial du pays, en rapprochant notamment les régions de montagne du Plateau et de ses métropoles.

L’association nationale SwissRailvolution vient d’être créée à Berne, le 1 décembre 2021, pour relever ces défis.

L’obsolescence
Le chemin de fer suisse est un grand vieillard. L’essentiel du réseau, construit entre 1850 et 1900, a maintenant plus de cent cinquante ans. Sa santé n’est pas en cause: auscultée en permanence, l’infrastructure se révèle en excellent état; elle a été constamment adaptée aux exigences du trafic: double voie, électrification, rails longs, réfection des ponts et tunnels (Fig. 1), signalisation en cabine… Mais, à l’exception du tronçon nouveau de Berne à Olten (Mattstetten–Rothrist) et des trois tunnels de base à travers les Alpes (Lötschberg, Saint-Gothard et Monte Ceneri), toutes les lignes du réseau ont conservé la géométrie héritée du 19e siècle, le plus souvent tourmentée et limitée en vitesse.

Péripétie aggravante: agglutinés sur les quais, les voyageurs frissonnent au passage des express qui les frôlent sans protection. Ce danger permanent explique la limitation stricte des convois traversant les gares sans arrêt; à Morges, par exemple, les InterCity sont bridés à 135 km/h.

Fig. 1 Août 2020: réfection du tunnel de Bertholod, à Lutry, dont la construction remonte à 1861, il y a donc 160 ans! (photo de Patrick Martin, 24 heures du 31 août 2020)

La crise climatique
La lutte contre le réchauffement atmosphérique a révélé les vertus du mode de transport ferroviaire, basé sur le couple mythique roue/rail; le très faible frottement de ce dispositif entraîne une dépense d’énergie minime par passager transporté, tandis que la traction électrique –d’origine hydraulique dans le cas suisse– bannit toute production de gaz à effet de serre.

Au moment où la pandémie du corona virus malmène le transport aérien, dont les vols court-courriers sont partiellement condamnés, le chemin de fer doit aujourd’hui relever un nouveau défi: remplacer l’avion pour des trajets de jour en train à grande vitesse (4 heures de voyage ou 1’000 km) et des trajets de nuit en voiture-lits (une dizaine d’heures).

L’équilibre territorial
Le chemin de fer a toujours joué un rôle clef dans l’équilibre entre les différentes régions du pays. Son développement doit profiter autant aux espaces métropolitains qu’au Plateau et aux régions de montagne. Les planificateurs de 1970 s’en rappellent amèrement: le projet des nouvelles transversales ferroviaires, de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Olten, a été sèchement repoussé par une majorité de cantons, opposés à une vision ressentie comme centralisatrice, métropolitaine et profitable au seul Plateau.

SwissRailvolution: trois objectifs essentiels
La nécessité de rénover le réseau ferroviaire –en particulier l’aménagement de lignes à haute performance– coïncide très heureusement avec le nouveau rôle du chemin de fer sur le plan européen, où il est appelé à remplacer l’avion sur de courtes et moyennes distances. Mais cette reconstruction du réseau doit se faire dans une politique confédérale, où toutes les régions du pays bénéficieront du renouveau.

SwissRailvolution est le projet global de renaissance du rail, pour toute la Suisse. Il vise les trois objectifs essentiels suivants:

  • Voyager plus vite et plus loin, en offrant une alternative ferroviaire, à vitesse élevée, aux déplacements en voiture et en avion; des liaisons entre toutes les agglomérations du pays, avec une intégration performante au réseau européen à grande vitesse, seront renforcées et accélérées, y compris la relance des trains de nuit.
  • Irriguer tout le territoire suisse, en améliorant les relations directes entre les centres urbains, le Plateau et les régions de montagne; des nouveautés techniques, comme le tram-train ou l’écartement variable, permettent de gommer les frontières entre le réseau principal et les réseaux secondaires.
  • Revoir la desserte du fret et la répartition modale, en cherchant à transférer le trafic marchandises de la route au rail, en particulier sur l’axe Nord-Sud; encourager d’autres systèmes de transport de marchandises plus performants comme le Cargo Sous Terrain, le TGV fret ou le tram cargo.

SwissRailvolution: quel agenda?
La troisième étape du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire) débutera en 2035 pour s’achever 5 à 10 ans plus tard (2040 à 2045). Cette étape dicte le calendrier des planificateurs, en particulier des cantons, qui doivent remettre leur copie à l’Office fédéral des transports en 2022 déjà. C’est à cette date que l’association SwissRailvolution doit être prête à remettre son projet.

Celui-ci s’appuie d’abord sur la Croix fédérale de la mobilité, qui assurera le trafic voyageurs à longue distance et prendra idéalement la forme de deux axes à haute performance Ouest-Est et Nord-Sud, de frontière à frontière (Fig. 2). Des connexions avec les principaux axes européens à grande vitesse font également partie de cette vision.

Fig. 2 Croix fédérale de la mobilité basée essentiellement sur deux axes Ouest-Est et Nord-Sud, de frontière à frontière (site Internet SwissRailvolution).

En parallèle, le nouveau tunnel du Grimsel, sur une ligne ferroviaire à aménager entre Meiringen et Oberwald (Fig. 3), combiné à la technologie de l’écartement variable sur l’axe Montreux–Interlaken–Lucerne, créera un Réseau métrique alpin de 850 km, reliant sans transbordement Montreux à Saint-Moritz et Lucerne à Zermatt.

Fig. 3 Le Réseau métrique alpin aménagé à partir du tunnel du Grimsel, entre Meiringen et Oberwald, et des convois à écartement variable entre Montreux et Lucerne (site Internet du GrimselTunnel).

SwissRailvolution: rejoignez-nous
SwissRailvolution
est une association à but non lucratif selon les articles 60 et suivants du Code civil suisse. En adhérant, vous participez activement à la création de conditions cadres fondamentales pour l’attractivité de la Suisse.

Vous trouverez toutes les informations utiles, en particulier le bulletin d’adhésion, le barème des cotisations, les statuts, sur le site Internet de l’association.

La nouvelle association SwissRailvolution veut accompagner le postulat «Croix fédérale de la mobilité» du Conseil des Etats et la «Perspective Rail 2050» de l’Office fédéral des transports. SwissRailvolution est l’émanation des organisations Pro Gottardo, CITraP Suisse, OuestRail, Pro Bahn Schweiz, usic (Union suisse des sociétés d’ingénieurs-conseils), Initiative des Alpes, alprail, AEDTF (Association européenne pour le développement du transport ferroviaire) et Stadler Rail. Filippo Lombardi, ancien conseiller aux Etats et municipal de la ville de Lugano en est le premier président, accompagné par quatre vice-président(e)s: Katja Christ, conseillère nationale, Olivier Français, conseiller aux Etats, Guido Schoch, ancien directeur des transports publics zurichois et Remigio Ratti, ancien conseiller national. Le secrétaire général est Tobias Imobersteg, président de la citrap-vaud.

L’Union européenne a décrété 2021 l’année du rail. Les Suisses marqueront l’événement par leur révolution du rail, SwissRailvolution.

Hommage aux pionniers
L’âge d’or du chemin de fer suisse prend fin avec l’apothéose de l’Exposition nationale de 1964, à Lausanne. L’ouverture cette même année de l’autoroute Genève–Lausanne préfigure l’arrivée d’un concurrent redoutable, la voiture automobile, et le démarrage du grand projet du réseau national d’autoroutes. Dès cette période, un grand nombre de personnalités vont tenter de freiner le déclin du chemin de fer et de relancer son développement; sans chercher à dresser un panorama exhaustif, tentons de citer les principaux acteurs de cette saga.

Oskar Baumann reste une figure légendaire des CFF, patron d’un service aujourd’hui disparu, le bureau d’étude Bau + Betrieb (travaux + exploitation) de la direction générale CFF; en 1969, une étude porte sur une ligne à grande vitesse Berne–Zurich. Seul le premier tronçon, de Berne à Olten, concrétisera dès 2004 la vision d’Oskar Baumann.

En 1974, les CFF ne manquent pas d’audace, et ils confient au bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel (BG) l’étude d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne. Ce travail, terminé en 1975, propose plusieurs variantes de couloirs, tous voisins du tracé de l’autoroute A1. Ce projet, inconnu du grand public, frappe par son audace et sa pertinence(1); six ans avant le lancement du premier TGV français entre Paris et Lyon, les ingénieurs de BG avaient déjà parfaitement intégré les trois impacts d’une ligne à grande vitesse: sur le trafic régional –en libérant des sillons de la ligne historique–, sur le trafic national –en reliant plus rapidement toutes les métropoles du pays–, et sur le trafic international, –en s’insérant déjà dans le schéma européen des lignes à grande vitesse–. Il faudra attendre 2018 pour que les CFF, éperonnés par le canton de Vaud(12), reprennent le dossier de la ligne nouvelle Genève–Lausanne.

Le tronçon de Genève-Cornavin à l’aéroport de Cointrin, bref appendice de 6 km, a été ouvert au trafic en mai 1987. Le patron de ce chantier complexe, l’ingénieur CFF Rodolphe Nieth, tentera de persuader son entreprise de boucler la boucle en faisant de la station de l’aéroport une gare traversante avec un barreau rejoignant directement l’axe historique Cornavin–Lausanne aux environs de Genthod-Bellevue(2). Pour des raisons essentiellement financières, cette proposition sera renvoyée aux calendes grecques, avant d’être reprise comme pièce maîtresse du projet de boucle par l’aéroport défendu dès 2013 par l’ingénieur Rodolphe Weibel et l’association Genève Route et Rail (GeReR)(3).

Jean-Marc Juge, ancien directeur du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel, consacre plusieurs années de sa vie à imaginer, concevoir et défendre une ligne nouvelle à grande vitesse entre Mâcon et Genève, le fameux TGV Léman Mont-Blanc. En 1988, Bonnard & Gardel publie, sous sa plume, un rapport visionnaire intitulé La transversale Bourg-Genève par Nantua, élément d’un réseau ferroviaire européen à grande vitesse? Malgré un appui sans faille du canton de Genève(4), des considérations politiques françaises auront raison de ce projet, pour l’instant du moins.

Le 17 septembre 2007, à Berne, une conférence de presse est organisée par le Parti radical à l’instigation d’Olivier Français, conseiller municipal lausannois. Pour les radicaux, le constat est clair: alors qu’un réseau de trains à grande vitesse se développe dans toute l’Europe, il n’existe aucun projet en Suisse pour relier les grandes villes entre elles. L’axe Ouest-Est devrait constituer une priorité pour notre pays, pour son économie, pour le bien-être des travailleurs pendulaires, pour le tourisme, pour la cohésion nationale, pour l’écologie et la protection de l’environnement. Dans ce contexte, Olivier Français propose un premier objectif: relier Lausanne à Berne en trente minutes, par une ligne entièrement nouvelle de 86 kilomètres, apte à une vitesse de 300 km/h. Dès ce jour, Olivier Français, élu successivement conseiller national, puis conseiller aux Etats, va poursuivre son combat en défendant sa vision sous l’appellation de la Croix fédérale de la mobilité, combinant l’axe Ouest-Est (Genève–Saint-Gall) avec l’axe Nord-Sud (Bâle–Chiasso) via le Saint-Gothard(5).

Le 26 juin 2010, le Parti libéral-radical suisse adopte sans opposition une proposition des Jeunes libéraux-radicaux (JLR), visant à confier au Conseil fédéral un projet de lignes à grande vitesse en Suisse, de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Chiasso. Sous l’impulsion de leur vice-président Philippe Nantermod et inspirés par le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud comme par la Croix fédérale de la mobilité d’Olivier Français, les JLR vont jusqu’à rédiger un projet d’initiative populaire fédérale Pour des trains à grande vitesse en Suisse; le coeur de cette initiative est un nouvel article 83bis de la constitution:

  1. La Confédération assure la création d’un réseau de lignes ferroviaires à grande vitesse reliant les grandes villes de Suisse et le réseau ferroviaire frontalier à grande vitesse et veille à ce que ce réseau soit utilisable.
  2. La Confédération construit, entretient et exploite le réseau de lignes ferroviaires à grande vitesse. Elle en supporte les coûts. Elle peut confier ces tâches en partie ou en totalité à des organismes publics, privés ou mixtes.
  3. Le réseau à grande vitesse doit relier de manière efficace toutes les régions de la Suisse.

Le soutien d’un grand parti gouvernemental n’a pas suffi à concrétiser ce projet, resté malheureusement sans suite jusqu’à ce jour.

Malgré toutes ses qualités, le projet de ligne nouvelle Genève–Lausanne, proposé par Bonnard et Gardel en 1975, a sombré dans l’oubli(1). C’est la découverte fortuite de ce document qui a déclenché les travaux d’un groupe d’experts de la Communauté d’intérêts pour les transports publics, section Vaud (citrap-vaud), un lobby des usagers. Sous le titre Plan Rail 2050, ce groupe de travail a étendu sa recherche à tous les projets de grande vitesse en Suisse et dans les pays limitrophes pour en tirer un panorama historique, suivi d’un projet de renaissance du rail en trois étapes, Cadence, Fréquence et Vitesse. Une première édition en langue française, intitulée Plan Rail 2050. Plaidoyer pour la vitesse paraît en 2010 sous la plume de 10 co-auteurs (Daniel Mange, Jean-Pierre Ammann, Gérard Benz,  Frédéric Bründler, Alain Faucherre, Nicholas Helke, Eric Loutan, Boris Schereschewsky, Yves Trottet, Jean Vernet)(6), suivie en 2012 d’une seconde édition revue et complétée, en langue allemande (avec cinq nouveaux co-auteurs, dont trois suisses alémaniques, Michael Chatelan, Giovanni Danielli, Pierre Hofmann, Jürg Perrelet et Pierre Strittmatter)(7). Le même groupe de travail publie en 2014 un livre blanc consacré à l’axe Genève–Lausanne, intitulé Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne sous la plume de 11 co-auteurs (Daniel Mange, Michel Béguelin, Eugen Brühwiler, Frédéric Bründler, Michael Chatelan, Pierre Hofmann, Sara Ibáñez, Eric Loutan, Boris Schereschewsky, Yves Trottet, Rodolphe Weibel)(8), mis à jour deux ans plus tard par un rapport d’étape 2016 introduisant un nouveau co-auteur, Didier Pantet(9).

Le projet de ligne nouvelle Berne–Zurich rêvé par Oskar Baumann en 1969 ne s’est concrétisé qu’en partie, entre la sortie de Berne et les environs d’Olten; la poursuite de cette direttissima en direction de Zurich est le fer de lance d’un groupe d’experts suisses alémaniques, sous la bannière de Rail 2000 plus (Bahn 2000 plus). Sous la houlette de Hans Bosshard, ancien cheminot, puis journaliste ferroviaire de la Neue Zürcher Zeitung, et de Jürg Perrelet, successivement ingénieur EPFZ, collaborateur d’Oskar Baumann, puis chef de section à l’Office fédéral des transports, ces experts défendent une véritable ligne à grande vitesse contournant Olten et Aarau, et permettant à terme de relier Berne à Zurich en 30 minutes(10).

Le professeur Ulrich Weidmann, actuellement vice-président EPPZ et ancien directeur de l’Institut pour la planification du trafic et les systèmes de transport de la même école (Institut für Verkehrsplanung und Transportsysteme), a été l’un des rares partisans de la grande vitesse ferroviaire en Suisse. Il a soutenu en particulier le projet Rail 2000 plus de Hans Bosshard et Jürg Perrelet à la place des projets officiels d’amélioration ponctuelle de l’axe historique desservant Olten et Aarau(13).

Dès 2000, Carlo Pfund, ancien directeur de l’Union des transports publics (UTP), consacre sa retraite à l’analyse du développement de la grande vitesse ferroviaire en Europe; ses études sont d’abord publiées par la LITRA, le Service d’information pour les transports publics, puis, dès 2016 et jusqu’à son décès en 2018, sur le site internet de la citrap-vaud sous la rubrique Grande vitesse ferroviaire/Eisenbahnhochgeschwindigkeit.

En octobre 2013, la citrap-vaud donne la parole à Frédéric Bründler qui surprend son auditoire en proposant une direttissima Morges–Lausanne via une gare Hautes Ecoles, comme tronçon final de la ligne nouvelle Genève–Lausanne(9). Quelques mois plus tard, l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et BG Ingénieurs Conseils, sous la plume d’Olivier de Watteville, Dimitri Simos et Martin Schuler, publient un rapport approfondi sur le même thème et proposent trois variantes d’une ligne nouvelle CFF desservant le campus universitaire lausannois(11). Le terrain était donc mûr pour l’interpellation(12)  au Grand Conseil vaudois du député PLR Stéphane Masson, questionnant l’Etat sur l’opportunité d’étudier à la fois le tronçon nouveau Morges–Lausanne et l’implantation d’une gare Hautes Ecoles. Dans sa réponse du 4 mars 2020(12), le Conseil d’Etat soumet au Parlement un crédit d’étude de 11 millions de francs pour la planification ferroviaire à l’horizon 2050 (Vision 2050), incluant explicitement l’étude d’une ligne nouvelle Genève–Lausanne et d’une gare Hautes Ecoles.

Le 18 avril 2018, une rencontre historique regroupe à Lausanne trois membres des associations Pro Gottardo (Federica Colombo et Remigio Ratti) et de la citrap-vaud (Daniel Mange). Outre ses intérêts pour la ligne du Gothard et son tronçon tessinois, Pro Gottardo veut contribuer à la réalisation de la Croix fédérale de la mobilité, deux axes Ouest-Est et Nord-Sud, de frontière à frontière. Il découle de cette réunion la création d’un groupe de travail national, dénommé précisément Croix fédérale de la mobilité, qui tiendra 20 réunions du 4 juin 2018 au 7 juin 2021. Ce groupe, constitué essentiellement des membres de Pro Gottardo (Agostino Clericetti, Federica Colombo, Giovanna Masoni Brenni, Remigio Ratti, Renzo Respini), d’OuestRail (Michel Béguelin, Yannick Parvex), de la citrap-vaud (Tobias Imobersteg, Daniel Mange), de Pro Bahn Schweiz (Martin Stuber) et d’un observateur de Greater Zurich Area (Rolf Bühler), définira les objectifs stratégiques d’une nouvelle association nationale, SwissRailvolution, imaginera un logo, rédigera une plaquette de présentation, des statuts et un site Internet dans les trois langues nationales.

Ces pionnières et ces pionniers de la renaissance du rail suisse doivent être remerciés chaleureusement pour leurs efforts inlassables et leur engagement sans faille. Nous espérons que la fondation de SwissRailvolution répondra à leurs attentes et concrétisera leurs vœux les plus audacieux.

Daniel Mange, prof. honoraire EPFL, 2 décembre 2021

 

Références

(1) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

(2) R. Nieth, Le raccordement ferroviaire Cornavin–Cointrin, route et trafic, No 5, mai 1988, pp. 293-297.

(3) R. Weibel, Genève ferroviaire, un contre-projet, Le Temps, 21 juin 2017, p. 10.

(4) TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe, République et canton de Genève, Genève, 1996.

(5) Postulat 17.3262. Croix fédérale de la mobilité et vision du réseau ferroviaire, Berne, 3 avril 2017.

(6) D. Mange, J.-P. Ammann, G. Benz,  F. Bründler, A. Faucherre, N. Helke, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, J. Vernet, Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

 (7) D. Mange, J.-P. Ammann, G. Benz, F. Bründler, M. Chatelan, G. Danielli, A. Faucherre, N. Helke, P. Hofmann, E. Loutan, J. Perrelet, B. Schereschewsky, P. Strittmatter, Y. Trottet, J. Vernet, Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(8) D. Mange, M. Béguelin, E. Brühwiler, F. Bründler, M. Chatelan, P. Hofmann, S. Ibáñez, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, R. Weibel, Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne, citrap-vaud.ch et CITraP Genève, Lausanne, avril 2014.

 (9) D. Mange, F. Bründler, M. Chatelan, D. Pantet, Ligne ferroviaire nouvelle Genève–Lausanne: rapport d’étape 2016, citrap-vaud, Lausanne, CITraP Genève, Genève, 21 novembre 2016.

(10) H. Bosshard, J. Perrelet, In 5 Jahren 500 km neue TGV-Strecken… und was tut die Schweiz?, 23. September 2016.

(11) O. de Watteville, D. Simos, M. Schuler, Nouvelle liaison ferroviaire Lausanne–Morges via les Hautes Ecoles, BG Ingénieurs Conseils, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 6 février 2014.

(12) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 11’000’000.- pour financer l’élaboration du programme cantonal de développement de l’offre ferroviaire à l’horizon 2025 et les études de planification d’offres nécessaires à la prochaine étape d’aménagement du réseau ferroviaire, Canton de Vaud, Lausanne, 4 mars 2020.

(13) U. Weidmann, D. Bruckmann, P. Frank, S. Höppner, NBS Chestenberg, Institut für Verkehrsplanung und Transportsysteme, Eidgenössische Technische Hochschule Zürich, 8. November 2011.

 

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Ecartement variable: vers un grand réseau alpin?

Les Winkelried du rail
Les années 90 sont riches en visionnaires ferroviaires. Du côté d’Aigle, Albert Hahling veut sauver l’Aigle-Sépey-Diablerets moribond par un express des Alpes, tandis que Willy Hubacher se bat sans relâche pour relier Sion à Gstaad via le col du Sanetsch. Qui sont ces Winkelried du rail et quels sont leurs combats?

Un express des Alpes
Albert Hahling, le «Zurichois d’Aigle» selon ses détracteurs, est d’abord un fou du patrimoine. Conservateur du Musée du sel de Bex, il se bat aussi pour sauver le château d’Ollon. Et quand le chemin de fer Aigle-Sépey-Diablerets (ASD) se trouve dans le collimateur des communes qu’il irrigue, c’est de nouveau Albert Hahling qui part au combat avec son projet d’Express des Alpes occidentales [1]; il vise à transformer le modeste tortillard d’Aigle aux Diablerets en un nouveau Glacier Express, traversant les Alpes de Lucerne à Cluses (France), à deux pas de Chamonix, selon le schéma suivant (Fig. 1):

• De Lucerne à Gstaad, c’est le trajet bien connu du GoldenPass, entraînant la pose d’un troisième rail entre Interlaken et Zweisimmen.
• De Gstaad aux Diablerets, un tronçon nouveau s’impose via Gsteig et le col du Pillon.
• Depuis Les Diablerets, l’emprunt successif des deux tronçons existants de l’ASD et de l’Aigle-Ollon-Monthey-Champéry (AOMC) conduit à Champéry.
• Une ligne nouvelle relie enfin Champéry à Morzine d’abord –où s’invite un long tunnel– puis à Cluses, sur l’axe ferroviaire Annecy/Annemasse–La-Roche-sur-Foron–Chamonix–Martigny.

Fig. 1 Réseau de l’Express des Alpes occidentales avec sa ligne de Lucerne à Cluses (France) via Interlaken, Zweisimmen, Gstaad, Les Diablerets, Aigle, Champéry et Morzine (carte Albert Hahling, mai 1990).

Sur les 290 kilomètres de l’Express des Alpes occidentales, 65 kilomètres sont à construire, soit 20% du parcours complet. Le tronçon de Gstaad aux Diablerets sera soutenu par le Comité Nouvel ASD, présidé par Philippe Nicollier et assisté par un groupe d’ingénieurs, piloté par Olivier Français, actuel conseiller aux Etats. L’avant-projet, rendu public en 1997, prévoyait une ligne Les Diablerets–Col du Pillon–Gsteig de 14,6 kilomètres, avec une pente modérée de 6% excluant la crémaillère; le tronçon comprend trois courts tunnels et deux ponts majeurs, et dessert notamment les remontées mécaniques du glacier des Diablerets à partir des haltes du Col du Pillon et de Reusch. L’investissement final, incluant le matériel roulant, s’élève à 180 millions de francs.

Sion–Gstaad par le col du Sanetsch
L’ingénieur sédunois Willy Hubacher veut à tout prix relier Sion à Gstaad par voie ferrée. Les études de l’Association Sion-Gstaad (ASG) prévoient une liaison de 42 kilomètres, avec un tunnel de faîte sous le col du Sanetsch; le coût total s’élève à plus de 450 millions de francs.

Pour partir à l’assaut du tunnel du Sanetsch, long de 9 kilomètres, la ligne s’élève de plus de 1000 mètres depuis Sion; une boucle ou un tunnel hélicoïdal s’impose pour éviter la crémaillère. La sortie nord du tunnel débouche sur Gsteig, d’où s’étire un tronçon d’une dizaine de kilomètres commun à la future ligne Gstaad–Les Diablerets (Fig. 1)|2].

En sus des difficultés de financement, le projet du Sanetsch doit faire face à un autre écueil, géologique cette fois: le tunnel routier du Rawyl, à 12 kilomètres à l’est, n’a jamais pu être construit, car situé au cœur d’une des régions du pays les plus sensibles aux tremblements de terre!

Pour tous les partisans du Sion–Gstaad, le projet est indissociable de la liaison GoldenPass du MOB, assurant les trajets sans transbordement de Sion à Lucerne via Gstaad; par ailleurs, la mise en commun du tronçon Gsteig–Gstaad avec l’Express des Alpes occidentales d’Albert Hahling  diminue la facture globale. La carte parue dans Le Temps du 1 juin 1999 met bien en évidence la synergie des deux projets (Fig. 2)[3].

Fig. 2  Synergie entre les deux projets de Sion–Gstaad (Willy Hubacher) et de l’Express des Alpes occidentales, de Lucerne à Cluses via Gstaad et Gsteig (Albert Hahling) (carte Le Temps du 1 juin 1999, Joël Sutter).

Porta Alpina: rêve alpin ou monstre du loch Ness?
Le rêve d’une gare souterraine dans le tunnel de base du Saint-Gothard –à l’aplomb de Sedrun, cœur de la Surselva– a repris vie dans le débat politique grison en juin 2020; le projet, né en 2003, puis enterré en 2012, devrait être réexaminé par le Canton. Les habitants de la Surselva, l’un des bastions de la langue romanche, visent toujours un désenclavement et l’accès plus direct au nord (Lucerne, Zurich), comme au sud (Tessin, Milan), grâce au tunnel du Saint-Gothard qui croise à 800 mètres sous terre la ligne métrique Andermatt–Disentis/Mustér du Matterhorn Gotthard Bahn (MGB) (Fig. 3). A ce même emplacement, le tunnel de base est déjà équipé d’une station de croisement permettant l’aménagement d’une halte ferroviaire (Fig. 4)[4].

Fig. 3 Localisation de la future gare Porta Alpina dans le tunnel de base du Saint-Gothard, à l’aplomb de la gare Sedrun du Matterhorn Gotthard Bahn (Canton des Grisons).

Mais la connexion des deux systèmes ferroviaires implique une véritable course d’obstacles: un minibus électrique devrait d’abord regrouper les voyageurs de la station Porta Alpina pour les conduire au super ascenseur à deux étages; celui-ci, battant tous les records mondiaux, s’élèverait de 800 mètres pour passer le relais à un second bus destiné à parcourir un kilomètre de galerie d’accès et atteindre finalement la gare de Sedrun du MGB.

Fig. 4 Schéma de la gare Porta Alpina avec ses accès vertical (ascenseur de 800 mètres) et horizontal (galerie d’accès de 990 mètres)(AlpTransit AG).

Outre l’écueil financier –le projet n’est pas prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire)– il reste une difficulté technique redoutable: le trafic mixte des trains de voyageurs et de fret au sein du tunnel de base est totalement incompatible avec l’arrêt de certains convois en pleine voie… à moins de doubler celle-ci par un tronçon destiné au stationnement. L’expert ferroviaire Kurt Metz, devant les difficultés du projet, n’hésite pas à le déplacer dans le tunnel de faîte du Saint-Gothard, qui passe exactement au-dessous d’Andermatt, à 300 mètres de profondeur. Une halte souterraine accueillant les rames Treno Gottardo du Südostbahn (Bâle/Zurich–Locarno) et un ascenseur continu –du type paternoster– constitueraient une variante très économique du projet Porta Alpina que Kurt Metz n’hésite pas à qualifier de monstre du loch Ness [5].

A l’assaut du Grimsel
Col du Grimsel: plus d’une centaine de pylônes soutiennent la ligne aérienne à haute tension alimentée par la centrale électrique d’Oberhasli. Cette zone alpine, d’une topographie pentue et resserrée, figure depuis 2001 au patrimoine mondial de l’UNESCO. A l’occasion de sa rénovation, la ligne aérienne pourrait disparaître, enfouie dans une galerie; la sécurité de l’approvisionnement électrique et la sauvegarde du paysage seraient simultanément assurées.

Un coup d’œil à la carte ferroviaire montre que le réseau métrique alpin est partagé en deux (Fig.5):

• Le réseau nord englobe essentiellement le Montreux Oberland bernois, de Montreux à Zweisimmen, le tronçon à voie normale –parcouru par le GoldenPass Express à écartement variable– de Zweisimmen à Interlaken, et le Zentralbahn, d’Interlaken à Lucerne, puis Engelberg.
• Le réseau sud regroupe le Matterhorn Gotthard Bahn et les chemins de fer rhétiques, reliant Zermatt à Brigue, Andermatt, Coire, Davos, Saint-Moritz, voire Tirano.

Fig. 5 Réseau métrique alpin avec un réseau nord (MOB et Zentralbahn) et un réseau sud (Matterhorn Gotthard Bahn et chemins de fer rhétiques) reliés par le futur Grimselbahn de Meiringen à Oberwald (carte Grimselbahn).

La jonction des deux réseaux peut être idéalement réalisée par l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Meiringen et Oberwald, suivant exactement le tracé de la ligne aérienne à enterrer.

En rappelant que le tronçon Meiringen–Innertkirchen fait partie dès 2021 de la compagnie Zentralbahn, l’objectif du Grimselbahn reste aujourd’hui la planification d’un tunnel ferroviaire entre Innertkirchen et Oberwald (Fig. 6); cet ouvrage, d’une longueur de 22 kilomètres et d’une pente maximale de 6%, exclut la crémaillère, mais inclut le passage de la ligne à haute tension. La facture finale, de l’ordre de 600 millions de francs, se partagerait entre Swissgrid, propriétaire de la ligne électrique, et le Grimselbahn; celui-ci se tournerait bien entendu vers la Confédération pour jouir de sa procédure FAIF.

Fig. 6 Carte détaillée de la ligne du Grimsebahn, d’Innertkirchen à Oberwald (carte Grimselbahn).

Les retombées ferroviaires d’un tel projet sont attrayantes: de nouveaux trains pourraient relier sans transbordement Montreux à Saint-Moritz, ou Lucerne à Zermatt. On peut donc espérer des retombées considérables pour la population alpine comme pour le tourisme international.

Mais le percement du tunnel du Grimsel n’effacera pas d’un seul coup de baguette magique toutes les spécificités des diverses compagnies métriques; des crémaillères et des tensions électriques différentes vont compliquer la tâche des planificateurs, sans oublier les contraintes du matériel roulant à écartement variable. Un prochain article tentera de faire l’inventaire des problèmes posés et des solutions proposées.

Quelles perspectives alpines pour le 21e siècle?
L’achèvement du tunnel de base du Lötschberg, prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF, conclura l’énorme effort consenti par la Suisse pour transformer ses corridors alpins nord-sud en deux véritables lignes de plaine, l’une via le Saint-Gothard et le Monte Ceneri, l’autre par le Lötschberg et le Simplon.

Le réseau métrique alpin, irriguant la Suisse d’ouest en est, n’a pas connu le même sort; cette situation explique les tentatives de nos Winkelried du rail, Albert Hahling et Willy Hubacher, ou les pionniers de Porta Alpina. Que reste-t-il de leur héritage? On peut certainement remettre à plus tard l’aménagement des tronçons Champéry–Cluses de l’Express des Alpes occidentales et Sion–Gsteig du projet Sion–Gstaad: leur rapport performance/coût est dissuasif. Par contre, le court tronçon Gstaad–Gsteig–Les Diablerets, au budget abordable, devrait impérativement faire l’objet d’une mise à jour. Les défauts rédhibitoires de la station Porta Alpina pourraient conduire à approfondir la suggestion de Kurt Metz: une liaison verticale entre le tunnel de faîte du Saint-Gothard et Andermatt.

Enfin, la création d’un réseau métrique de 850 kilomètres, grâce au percement du tunnel du Grimsel, reste le projet alpin de ce siècle. Des signes avant-coureurs sont déjà perceptibles: les Communautés d’intérêts GoldenPass et Grimselbahn ont décidé en septembre 2021 leur fusion pour constituer une nouvelle «Communauté d’intérêts du tunnel du Grimsel-fusion des réseaux à voie étroite». Ce rapprochement entraînera notamment l’étude d’une station de transformation à Interlaken Ost pour permettre au GoldenPass Express de foncer à l’est; ce sera le premier pas vers la constitution d’un grand réseau métrique, le pendant alpin de la Croix fédérale de la mobilité, un réseau à voie normale à hautes performances.

Daniel Mange, 1 novembre 2021

Remerciements
Je remercie très vivement le conseiller aux Etats Olivier Français qui m’a résumé son projet et aiguillé sur la piste d’un véritable trésor, les archives de la ligne Les Diablerets–Pillon–Gsteig, déposées au Musée des Ormonts, à Vers-l’Eglise. J’adresse toute ma reconnaissance à Madame Mary-Claude Busset, historienne et conservatrice dudit Musée, pour avoir mis à ma disposition les archives en question et contribué à leur sélection.

Références

[1] A. Maillard, Un express pour les Alpes, L’Hebdo, 16 août 1990, pp. 23-24.

[2] Sanetsch-Bahntunnel als Alternative zum Rawil, Verkehr & Umwelt, Nr 3, 1987, S. 53.

[3] C. Roulet, Des Valaisans mandatent une fiduciaire pour relancer le train Sion–Gstaad, Le Temps, 1 juin 1999.

[4] G. Lob, Der Traum von der Porta Alpina lebt auf, InfoForum, Nr 3, 2020, S. 16-17.

[5] K. Metz, «Alptraum ohne Ende», InfoForum, Nr 4, 2020, S. 14.

 

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Écartement variable: le 3e rail, panacée technique mais boulet financier

GoldenPass, la liaison mythique
Après l’effervescence ferroviaire du 19e siècle, la première guerre mondiale va stopper brutalement le développement du rail. Dans ce contexte morose est inauguré en 1916 le dernier tronçon de la ligne du Brunig des CFF, entre Interlaken Ost et Brienz, desservi jusqu’alors par la Compagnie de navigation sur les lacs de Thoune et de Brienz (Fig. 1): le rêve de relier Montreux à Lucerne par chemin de fer devient réalité, au prix d’un double changement, à Zweisimmen et à Interlaken Ost, imposé par des écartements différents (métrique de Montreux à Zweisimmen et d’Interlaken à Lucerne, normal de Zweisimmen à Interlaken).

Fig. 1 Schéma de la liaison du GoldenPass, de Montreux à Lucerne via Zweisimmen et Interlaken Ost (tiré de la brochure Montreux–Interlaken–Lucerne par le Panoramic Express[1]).

Après la guerre 1914-1918, le tourisme renaît et, dès 1928, une liaison sans transbordement de Montreux à Lucerne, la ligne du GoldenPass, revient sur le devant de la scène. L’insertion d’un 3e rail à écartement métrique à l’intérieur de la voie normale Zweisimmen–Interlaken (54 km) s’impose, mais avorte pour des questions économiques et techniques. En guise de compensation, les trains classiques feront place à des convois de luxe, le Golden Mountain Pullman Express sous le label de la prestigieuse Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens, qui équipe les deux groupes MOB (Montreux-Oberland bernois) et BLS (Berne-Lötschberg-Simplon) de voitures haut de gamme en 1ère et 2e classe (Fig. 2). L’aventure démarre à la saison d’été 1931 et succombe déjà un an plus tard, victime de la grande crise économique des années 30; ce matériel roulant d’exception survivra: il sera revendu aux chemins de fer rhétiques en 1939.

Fig. 2 Voiture de luxe du MOB de la série AB4 103-106, commandée par la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens et construite par SIG (Schweizerische Industrie-Gesellschaft) en 1931 (tirée de la référence[2], page 260).

Un troisième rail en or
Dès 1986, Edgar Styger, directeur du groupe MOB, relance l’idée du 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken (Fig. 3); ce système n’est pas nouveau et équipe déjà l’axe Coire–Domat/Ems des chemins de fer rhétiques (écartement métrique) pour conduire directement les wagons marchandises CFF au complexe industriel d’Ems.

Fig. 3 Schéma de principe du 3e rail (écartement normal de 1435 mm, écartement métrique de 1000 mm)(schéma de l’auteur).

Après l’explosion de la fréquentation de ses nouveaux trains Superpanoramic Express, Edgar Styger voit déjà une étape plus loin: rejoindre Lucerne sans transbordement, un trajet de 189 km, en visant le 700e anniversaire de la Confédération, en 1991. Une étude conjointe MOB-BLS estime l’investissement à 30 millions de francs, tandis qu’une enquête menée par l’Université de Saint-Gall en 1987 démontre les retombées très favorables pour l’économie et le tourisme. Le 15 septembre de la même année est fondée la Communauté d’intérêts intercantonale 3e rail/GoldenPass, avec un budget déjà revu à la hausse (45 millions) et un objectif remis à 1993.

Interlaken saborde le 3e rail vers Meiringen
Le projet de 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken n’a pas passé inaperçu du côté des autorités de Brienz et de Meiringen, au pied du col du Brunig et au cœur de nombreuses attractions touristiques comme le train à vapeur du Rothorn, le village-musée de Ballenberg, les cars postaux pour les cols du Grimsel et du Susten, la cascade de Giessbach et son funiculaire historique. Une idée s’impose alors: insérer un 3e rail, cette fois à l’extérieur de la voie métrique, pour accueillir jusqu’à Meiringen des trains en provenance de Berne, sans transbordement à Interlaken Ost (Fig. 1)[3].

Petit rappel historique: la ligne du Brunig est inaugurée en 1888 déjà, et relie Alpnachstad, sur le lac des Quatre-Cantons, à Brienz, sur le lac éponyme; à l’époque, le train prolonge naturellement le bateau à vapeur. Si la jonction ferroviaire d’Alpnachstad à Lucerne se réalise un an plus tard, il faut attendre 1916 pour rejoindre par fer Interlaken Ost. Le trajet Brienz–Interlaken se planifie à l’écartement normal, pour accueillir directement les voyageurs en provenance de Berne: tracé de la voie, ponts et tunnels sont donc aménagés selon les normes du grand chemin de fer.

La riposte des hôteliers d’Interlaken, redoutant une perte de la clientèle qui passerait son chemin pour rejoindre directement Brienz, porte ses fruits, et c’est l’écartement métrique qui s’impose finalement. Mais le gabarit de la voie normale subsiste, prêt à accueillir un 3e rail… Cette idée, relancée en 1987|3], n’aura manifestement pas de suite, et Interlaken Ost reste une gare en cul-de-sac, voyant partir les convois métriques en direction du Brunig, de Grindelwald et de Lauterbrunnen, et les trains à voie normale en direction de Berne, Bâle et Berlin (ICE allemand). En résumé, Interlaken reste l’étape incontournable du tourisme international.

Le budget du 3e rail à la dérive
Revenons à l’axe Zweisimmen–Interlaken et aux questions bassement matérielles de son financement. Outre le troisième rail inséré à l’intérieur de la voie normale, il faut renouveler les traverses et les rails existants, réaménager la géométrie des aiguillages, ainsi que les installations de sécurité (signaux, passages à niveau). Quant aux nouvelles locomotives, elles doivent être adaptées à la tension électrique continue du MOB et alternative du BLS et des CFF, sans oublier la crémaillère pour la section Meiringen–Giswil du Brunig. Cette relative complexité renchérit le projet qui passe bientôt à 60 millions de francs pour l’infrastructure, avec un complément de 24 millions pour le matériel roulant; l’inauguration est alors retardée à 2001, l’année du centenaire du MOB. En juin 1992, l’entreprise MOB annonce que le constructeur espagnol Talgo (cf. notre article du 12 mars 2021) renonce à fournir une offre pour six compositions à écartement variable selon sa technologie éprouvée; le 3e rail reste alors la solution la plus économique et la plus réaliste.

Le coup de massue final, au détriment du 3e rail, est inattendu: l’ouverture du tunnel de base du Lötschberg, en 2007, va entraîner une hausse du trafic sur cette ligne; le croisement de la voie métrique et des faisceaux de la voie normale, en gare de Spiez, est inextricable (Fig. 1). Le projet révisé, avec une traversée de l’axe à 3 rails par un tunnel de 1,7 km, doublée d’une gare souterraine, aggrave encore le budget d’origine qui passe à 205 millions pour la seule infrastructure. Dans un communiqué de presse du 24 octobre 2006, le groupe de travail GoldenPass, incluant MOB, CFF et BLS, décide d’abandonner la réalisation de la liaison à 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken.

Le 3e rail est mort, vive l’écartement variable
L’Assemblée générale de la Communauté d’intérêts intercantonale 3e rail/GoldenPass du 3 octobre 2008 stupéfie son auditoire: le nouveau patron du MOB, Richard Kummrow, annonce la mise au point d’un bogie à écartement variable révolutionnaire, qui permet non seulement de s’affranchir du 3e rail, mais de s’adapter aux différents quais, hauts de 35 cm pour la voie métrique et de 55 cm pour la voie normale. Clou du spectacle: le MOB présente un modèle réduit fonctionnel du bogie, à l’échelle 1:10, ainsi que des simulations numériques qui démontrent la maturité du concept. La mise en service du train est prévue pour 2012, avec un budget de 44 millions[4]. Cette Assemblée générale est l’événement clef qui scelle l’abandon définitif du 3e rail et ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire du GoldenPass Express, l’ère de l’écartement variable (Fig. 4).

Fig. 4 Schéma de principe de l’écartement variable, avec passage continu de l’écartement métrique à l’écartement normal de 1435 mm (ou vice versa) en gare de Zweisimmen (schéma de l’auteur).

Remerciements
L’auteur remercie Madame Annette Rochaix-Goldschmidt, veuve de Jean-Louis Rochaix et contributrice de la collection des livres voués aux chemins de fer vaudois, pour la mise à disposition de l’original de la figure 2.

Daniel Mange, 21 mai 2021

 

Références

[1] Montreux–Interlaken–Lucerne par le Panoramic Express, Golden Pass Switzerland, Interlaken, brochure non datée.

[2] M. Grandguillaume, G. Hadorn, S. Jarne, J.-L. Rochaix, A. Rochaix, Chemin de fer Montreux Oberland bernois, tome 1, 1901-1963, Bureau vaudois d’adresses, Lausanne, 1992.

[3] P. Romann, Neue Ideen für neue Bahnlinien, Verkehr & Umwelt, Nr 3, 1987, S. 52-53.

[4] Golden Pass: Spurwechsel-Wagen statt dritte Schiene? Schweizer Eisenbahn-Revue, Nr 11, 2008, S. 574-575.

 

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Vision 2050 pour le rail vaudois: le rêve d’un destin national

Mon rêve pour 2050
Le 19 juillet 2050, dans trente ans exactement, j’aurai atteint ma 110e année. Grâce aux progrès de la médecine et à l’augmentation régulière de l’espérance de vie, je suis raisonnablement en forme, après avoir survécu à la 30e vague du coronavirus. J’ai bien sûr abandonné mon permis de conduire depuis que je suis centenaire; mais, grâce à l’Abonnement général Europe (l’AGE), je me déplace en toute liberté sur le réseau ferroviaire, de l’Atlantique à l’Oural.

Ce jour-là, je pars donc à 9h00 de Lausanne pour Zurich; à peine monté dans le train, je rencontre un jeune homme de 95 ans dont la forme olympique est due à une pratique sportive intensive: l’ancien président des CFF Olivier Français me chante les louanges de son tracé Lausanne–Berne par la vallée de la Broye, dont il fut l’apôtre au début du siècle.

Grâce aux 320 km/h du SuperInterCity empruntant la ligne à grande vitesse Genève–Lausanne–Fribourg–Berne–Zurich (Fig. 1), j’atteins les rives de la Limmat à 10h00. Pendant une heure, je partage un petit espresso macchiato au Buffet de la gare avec un gamin de 66 ans, Philippe Nantermod, que les multiples engagements politiques et le talent de tribun ont tout naturellement propulsé à la tête du Département des infrastructures de la Confédération; nous faisons le point sur les liaisons ferroviaires Europe–Afrique devenues d’une brûlante actualité depuis le percement tant attendu du tunnel sous le détroit de Gibraltar…

Fig. 1 Le réseau ferroviaire suisse selon le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud: esquisse de planification des étapes FREQUENCE (horizon 2030) et VITESSE (horizon 2050); LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

A 11h00, je saute dans le SuperInterCity Zurich–Lyon–Madrid en direction de Lausanne; mais le temps est froid et maussade. Je décide donc de poursuivre en direction de Barcelone, où la chaleur est au rendez-vous. Après un délicieux repas au wagon-restaurant –partagé avec une alerte octogénaire, l’ancienne conseillère fédérale Nuria Gorrite, toujours friande d’Espagne– je me retrouve à 16h20 dans la gare monumentale de Barcelone-Sagrera, le plus grand édifice de la ville. Grâce au talent des ingénieurs, la fameuse Sagrada Familia, l’incontournable cathédrale de Gaudi, ne s’est pas effondrée dans le tunnel ferroviaire. Je peux donc la visiter en toute tranquillité, pour reprendre à 17h40 le SuperInterCity en sens inverse, qui me déposera à 22h00 à Lausanne.

Grâce au nouveau réseau ferroviaire suisse à grande vitesse, le Röstigraben –le fossé linguistique entre Suisses français et Suisses alémaniques– est définitivement comblé; avec des trajets d’une heure entre Lausanne et Zurich, Bâle ou Lucerne, et de deux heures pour Lugano (Fig. 2), les régions les plus reculées du pays sont aisément accessibles.

Avec des trajets de Genève à Barcelone en 4 heures et de Lausanne à Londres en 4h45, je suis enfin un citoyen de l’Europe!

Fig. 2 Le réseau suisse à grande vitesse à l’issue de l’étape VITESSE du Plan Rail 2050; les temps de parcours approximatifs sont calculés à partir de Lausanne et via Karlsruhe pour Munich, via le Gothard pour Milan et au-delà (Turin, Bologne et au-delà) (figure Rémy Berguer).

La stratégie ferroviaire de l’Etat de Vaud: conduire au lieu de subir
Après des années d’attentisme, le canton de Vaud s’est rappelé de son destin d’Etat souverain; selon la constitution fédérale, il a tous les pouvoirs à l’exception de ceux qu’il a explicitement délégués à la Confédération. Bien sûr que le financement et l’aménagement de l’infrastructure ferroviaire (FAIF) est un monument aux mains du tout puissant Office fédéral des transports (OFT); mais rien n’empêche notre canton de planifier son avenir à compte d’auteur. C’est exactement la voie suivie par le Conseil d’Etat qui a annoncé urbi et orbi, le 3 juin 2020, une demande de 11 millions de CHF pour une étude sur sa Vision 2050 du chemin de fer(1). Et, miraculeusement, sa demande réalisera très exactement mon rêve pour 2050.  Un tour d’horizon de ce chantier, national et international, s’impose donc aujourd’hui.

Genève–Lausanne: une urgence de 45 ans
En 1975, les CFF reçoivent du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel le rapport, commandé un an plus tôt, sur l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Genève et Lausanne(2). Cette étude est visionnaire, tant par sa largeur de vue (toutes les variantes ont été passées au peigne fin, depuis un tronçon subaquatique sous le lac Léman jusqu’à une ligne longeant le pied du Jura) que par sa sensibilité écologique, très en avance sur son époque. Le verdict est clair; le projet est possible, à un coût raisonnable (dans une fourchette de 377 à 430 millions de CHF, valeur 1975), et son tracé suivra de très près l’autoroute A1 pour éviter une nouvelle coupure dans un territoire déjà très contraint. Le projet, magnifique, a été oublié jusqu’en… 2008.

C’est cette année que quelques passionnés du rail, réunis au sein de la citrap-vaud (communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud) –un lobby des usagers des transports publics– découvrent la relique et décident de partir à l’assaut de tous les anciens projets de grande vitesse ferroviaire, en Suisse et dans les pays limitrophes. L’ouvrage Plan Rail 2050(3) paraîtra en 2010, bientôt suivi de sa traduction en allemand Bahn-Plan 2050 en 2012(4). Un livre blanc consacré à l’axe Genève–Lausanne sortira de presse en 2014(5), mettant à jour le rapport historique des CFF, tout en suggérant une série de pistes complémentaires. Enfin, une révision de ce dernier ouvrage, parue en 2016(6), précise quelques points capitaux concernant les caractéristiques de la ligne en question (Fig. 3):

  • L’accès de la ligne nouvelle se fait du côté genevois sur deux fronts, l’un via la ligne historique jusqu’à Genève Cornavin (trafic national), l’autre via un axe direct jusqu’à la gare de Genève-Aéroport, qui devient traversante (trafic international); l’actuel projet de gare souterraine à Genève Cornavin, ainsi que le projet concurrent de boucle par l’aéroport (dit projet Weibel, du nom de son auteur) pourraient être réexaminés sous ce nouvel éclairage.
  • Le tracé de Genève à Morges est prévu le long de l’autoroute, en tranchée ouverte ou couverte pour minimiser les nuisances (respect du paysage, limitation du bruit et de l’impact des travaux).
  • De Morges à Lausanne, une direttissima souterraine rejoint les deux villes par le trajet le plus court, via le campus des Hautes Ecoles lausannoises (EPFL et UNIL), une ville de 35’000 résidents; une gare nouvelle Hautes Ecoles dessert ce pôle(7).
  • Les contraintes d’exploitation imposent la présence des EuroCity, InterCity et InterRegio sur la ligne nouvelle; il en découle la nécessité d’aménager deux connexions majeures entre la ligne nouvelle et la ligne historique, dans les gares de Nyon et Morges; cette contrainte, coûteuse, offre paradoxalement une opportunité, la possibilité d’aménager la ligne nouvelle en trois étapes successives, ménageant ainsi les finances fédérales.

L’aménagement de la ligne complète est évalué par la citrap-vaud à 6,9 milliards de CHF, sans l’accès à la nouvelle gare souterraine de Lausanne (voir ci-après); la durée des trajets non stop entre les deux métropoles frisera les 20 minutes.

Fig. 3 Ligne nouvelle Genève–Lausanne avec gare Hautes Ecoles (La Côte, 14 septembre 2018).

La double mue de la gare de Lausanne
Malgré les travaux pharaoniques déjà engagés pour transformer la gare de Lausanne (allongement des quais, construction d’un 3e passage souterrain pour piétons et élargissement des deux passages actuels, accès direct à la nouvelle ligne du métro m2 détournée, aménagement d’un front de gare au sud), les CFF ont démarré au début de ce siècle des travaux de planification pour une gare souterraine complétant la gare en surface. Le document Plan cadre Lausanne 2010(8) (Fig. 4) révèle les ambitions très affirmées de ce projet qui prévoit:

  • Un nouveau tronçon à double voie depuis Renens, transformant l’actuel tronçon Renens–Lausanne de 4 à 6 voies…
  • Une localisation de la gare elle-même encore imprécise, mais vraisemblablement au nord de la gare actuelle, dans la colline de Montbenon.
  • Une ligne nouvelle à double voie en direction de Fribourg et Berne.
  • Une ligne nouvelle à double voie en direction de Vevey.

Ces dispositions sont donc tout à fait cohérentes avec le projet d’un axe ferroviaire majeur de Genève à Fribourg et Berne via Lausanne.

Fig. 4 Schéma de la nouvelle gare souterraine de Lausanne selon le Plan cadre Lausanne 2010 (8) des CFF.

De Lausanne à Fribourg et Berne: fini le train de sénateur!
Le Conseil d’Etat vaudois redoute, avec quelque raison, une sécession du rail romand, dont les liaisons jusqu’à Berne s’interrompraient dans la capitale, sans trajet direct au-delà. La parade est limpide: il faut assurer des temps de parcours entre Lausanne et Berne (aujourd’hui 1h06) identiques à ceux entre Berne et Zurich (56 minutes). L’écueil principal vient des projets suisses alémaniques qui prévoient dans un premier temps l’aménagement d’une ligne nouvelle d’Aarau à Zurich-Altstetten (projet en cours d’étude, ramenant le trajet Berne–Zurich en-dessous de 45 minutes), suivi plus tard d’un raccordement entre ce nouveau tronçon et l’actuelle ligne nouvelle Mattstetten–Rothrist (entre Berne et Olten), abaissant le trajet aux alentours de 30 minutes. Il faut donc manifestement se préparer à une ligne nouvelle Lausanne–Fribourg–Berne qui soit parcourue en 30 minutes. Sommes-nous prêts?

Le 17 septembre 2007, Olivier Français, conseiller municipal lausannois, monte à Berne pour tenir une conférence de presse sous l’égide du Parti radical; il y défend un projet ferroviaire très novateur, où l’objectif est de relier Lausanne à Berne en trente minutes, par une ligne entièrement nouvelle de 86 kilomètres, apte à une vitesse de 300 km/h. Cette ligne quitterait Lausanne par un long souterrain de 22 kilomètres jusqu’à Moudon, puis profiterait de la topographie très favorable de la vallée de la Broye pour filer vers Berne. De son côté, Jürg Perrelet, co-auteur du projet Rail 2000 plus –l’aménagement d’une ligne nouvelle d’Olten à Zurich– décrit en détails une variante où le long tunnel partant de Lausanne aboutirait à Vauderens (FR), avec un tracé rectiligne se poursuivant en surface jusqu’à Fribourg, puis Berne (Fig. 1). En postulant une vitesse maximale de 320 km/h et un arrêt de 2 minutes à Fribourg, Jürg Perrelet estime que la durée du trajet Lausanne–Berne sera inférieure à 30 minutes (pp. 111-112 de la référence(4)), garantissant un horaire cadencé avec une demi-heure entre chaque hub (Lausanne, Berne et Zurich).

De Lausanne à Paris via Genève ou Vallorbe?
Sur le plan national, nous disposons de plusieurs études solides couvrant l’axe Genève–Lausanne, où l’objectif est d’abord la capacité et la fiabilité, et l’axe Lausanne–Fribourg–Berne, où le premier but est la vitesse. Il nous manque le volet international, avec un accrochage du canton de Vaud et de la Suisse occidentale au réseau à grande vitesse européen. Deux axes majeurs sont à notre disposition, soit via Genève et la désastreuse ligne régionale de Bellegarde à Bourg-en-Bresse, soit via Vallorbe et la ligne internationale du Jura, prestigieuse mais dépassée. Un coup de projecteur sur ces deux axes s’impose.

La voie royale: le TGV Léman Mont-Blanc
La première ligne ferroviaire française à grande vitesse relie dès 1981 Paris à Lyon; cette artère majeure est l’axe déterminant pour arrimer la Suisse à une grande partie de l’Europe occidentale. Cette vision a guidé le bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel qui, dès 1988, réalise à compte d’auteur un projet de ligne nouvelle entre Mâcon, sur l’axe TGV Paris–Lyon, et Genève, profitant de la faille géologique de la cluse de Nantua, orientée favorablement d’ouest en est (Fig. 5); c’est le projet du TGV Léman Mont-Blanc(3)(9), porté dès les années 90 par un consortium franco-suisse constitué de deux banques (Société de banque suisse et Banque nationale de Paris) et de deux bureaux d’ingénieurs (Bonnard & Gardel et Systra).

Fig. 5 Projet du TGV Léman Mont-Blanc: ligne à grande vitesse Mâcon–Bourg-en-Bresse–Genève via la cluse de Nantua(3) (figure Rémy Berguer).

La vision européenne est omniprésente, avec des temps de parcours depuis Lausanne de 4h20 pour Barcelone, 2h35 pour Paris, et 3h55 pour Bruxelles (Fig. 2). Des divergences au niveau français ont cassé le rêve: malgré ces péripéties politiques, la réalisation du TGV Léman Mont-Blanc reste toujours d’une brûlante actualité.

La piste jurassienne, indissociable du TGV Rhin-Rhône
L’accès à la France via Vallorbe est plus scabreux que la géographie unique de la cluse de Nantua; la ligne Vallorbe–Frasne–Dole doit faire face frontalement à la chaîne jurassienne. Inutile de chercher à gagner du temps sur ce tronçon, c’est au-delà qu’il faut résoudre le problème, et la solution passe par le TGV Rhin-Rhône(3). Initialement, le projet complet se résumait à une étoile à trois branches (Fig. 6): branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV, Montbard constituant le départ de la jonction avec l’axe TGV historique de Lyon à Paris) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon). Le raccordement de l’axe jurassien Vallorbe–Frasne–Dole avec la branche Est, à la hauteur de Villers-les-Pots, permettrait un gain de temps substantiel sur le trajet actuel Lausanne–Paris, de 3h40 selon le meilleur horaire actuel. Le conditionnel s’impose ici, car la branche Est du TGV Rhin-Rhône se termine aujourd’hui à la sortie ouest de Besançon TGV, à Villers-les-Pots précisément, et la branche Ouest est encore à l’état de projet.

Fig. 6 L’étoile à trois branches du TGV Rhin-Rhône: branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon)(3); actuellement, seule la partie centrale de la  branche Est est réalisée, de Villers-les-Pots, à l’ouest de Besançon TGV, jusqu’à Petit-Croix, à l’est de Belfort TGV (figure Rémy Berguer). 

La planification internationale est claire
Les deux axes majeurs du canton de Vaud vers la France sont donc ceux de Genève à Mâcon (le TGV Léman Mont-Blanc) et de Vallorbe à Dijon/Montbard, via les branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône.

La stratégie de financement de ces deux axes est très différente. Le TGV Léman Mont-Blanc est avant tout un projet suisse, conçu et planifié pour relier Genève à Paris; son financement, estimé par le bureau Bonnard & Gardel à 2,7 milliards de CHF (valeur 1992), pourrait être entièrement pris en charge par notre pays. A l’image du consortium qui avait piloté le projet initial, il serait heureux de ressusciter le quatuor de banques et de bureaux d’ingénieurs pour relancer la ligne nouvelle Genève–Mâcon dans un cadre économique minimisant le recours au financement public.

L’aménagement des deux branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône constitue un projet essentiellement français. En rappelant les aides financières apportées par la Confédération pour la réalisation de tronçons hors de nos frontières (110 millions d’euros pour la réhabilitation de la ligne des Carpates, entre Bellegarde et Bourg-en-Bresse, 100 millions de CHF pour l’aménagement de la branche Est du TGV Rhin-Rhône), une nouvelle contribution financière suisse pourrait accélérer les extensions de l’actuel TGV Rhin-Rhône, et, plus précisément, ses branches Est et Ouest.

Avec une ligne à grande vitesse de Genève à Lausanne (20 minutes de trajet), puis de Lausanne à Berne (30 minutes), les voyageurs pourraient rallier Paris en 2h15 depuis Genève, 2h35 depuis Lausanne et 3h05 depuis Berne. Grâce à la ligne nouvelle planifiée entre Montpellier et Perpignan, Barcelone serait atteinte en 4h00 depuis Genève, 4h20 depuis Lausanne et 4h50 depuis Berne, des durées compétitives avec celles de l’avion pour un déplacement de centre à centre. Mon rêve pour 2050 serait comblé!

Le rail suisse en 2050: du temps et de l’argent
Les rouages du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire) sont bien huilés, et ils découpent le développement du réseau national en étapes d’aménagement (EA). La première, limitée à 6,4 milliards de CHF, s’achèvera en 2025; la deuxième, bouclée par le Parlement en juin 2019, s’étendra de 2025 à 2035 avec un budget de 12,9 milliards. Quant à la troisième, l’objet de toutes les convoitises, elle débutera en 2035 pour se terminer 5 ou 10 ans plus tard (EA 2040/2045). Cette dernière étape dicte le calendrier des planificateurs, en particulier les cantons, qui doivent remettre leur copie à l’OFT en 2022 déjà; l’OFT  prépare alors à son tour le message de l’étape 2040/2045 pour la soumettre au Parlement en 2026.

Le trésor du FAIF n’est pas inépuisable: il met à disposition des nouvelles infrastructures environ 1 milliard de CHF par an, soit 10 milliards pour une étape d’aménagement de 10 ans. Or, à ce jour, les projets exclus de l’étape 2035 et planifiés pour l’étape suivante, soit la ligne nouvelle Aarau–Zurich-Altstetten, la gare de passage souterraine de Lucerne et le nouveau réseau express régional bâlois (Herzstück), entraînent déjà une dépense de l’ordre de 13 milliards!(10). Le carambolage financier du FAIF est donc programmé à ce jour.

Une planification plus complète a été tentée par la revue InfoForum 3/2019(10): en partant de la réalisation intégrale de la Croix fédérale de la mobilité due au conseiller aux Etats Olivier Français(11) –soit deux axes à haute performance de Genève à Saint-Gall et de Bâle à Chiasso– les auteurs concluent avec un budget total de 54 milliards de CHF, soit plus de 50 ans de travaux au rythme du FAIF actuel.

La conclusion est claire: la renaissance du réseau ferroviaire suisse passe par une révision du concept du FAIF et/ou le lancement d’un nouveau fond analogue à celui qui finança les nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes (NLFA). La longue histoire d’amour entre le peuple et son chemin de fer est à ce prix.

Remerciements
L’auteur tient à remercier Olivier Français, ancien municipal lausannois et conseiller national, aujourd’hui conseiller aux Etats sous la bannière du PLR, pour ses importantes contributions au développement des chemins de fer suisses, et tout particulièrement pour son engagement en faveur de la Croix fédérale de la mobilité. Il exprime également sa reconnaissance à feu Jean-Marc Juge, ancien directeur du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel, qui consacra plusieurs années de sa vie à imaginer, concevoir et défendre une ligne nouvelle à grande vitesse entre Mâcon et Genève, le fameux TGV Léman Mont-Blanc.

Daniel Mange, 1 août 2020

Références

(1) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 11’000’000.- pour financer l’élaboration du programme cantonal de développement de l’offre ferroviaire à l’horizon 2025 et les études de planification d’offres nécessaires à la prochaine étape d’aménagement du réseau ferroviaire, Canton de Vaud, Lausanne, 4 mars 2020.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

(3) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(4) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(5) D. Mange, M. Béguelin, E. Brühwiler, F. Bründler, M. Chatelan, P. Hofmann, S. Ibáñez, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, R. Weibel, Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne, citrap-vaud.ch et CITraP Genève, Lausanne, avril 2014.

(6) D. Mange, F. Bründler, M. Chatelan, D. Pantet, Ligne ferroviaire nouvelle Genève–Lausanne: rapport d’étape 2016, citrap-vaud, Lausanne, CITraP Genève, Genève, 21 novembre 2016.

(7) O. de Watteville, D. Simos, M. Schuler, Nouvelle liaison ferroviaire Lausanne–Morges via les Hautes Ecoles, BG Ingénieurs Conseils, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 6 février 2014.

(8) Plan cadre Lausanne 2010, CFF SA, Berne, 1 février 2014.

(9) TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe, République et canton de Genève, Genève, 1996.

 (10) D. Mange, M. Stuber, Plädoyer für einen Masterplan «Railsuisse 2050», InfoForum, 3/2019, S. 3-6.

(11) Postulat 17.3262. Croix fédérale de la mobilité et vision du réseau ferroviaire, Berne, 3 avril 2017.

 

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Aigle–Leysin–Les Diablerets: vers un métro alpin?

Mecque de l’héliothérapie, Leysin a été terrassée par les antibiotiques qui ont éradiqué la tuberculose. L’après-guerre a été rude pour cette station où les sanatoriums, vidés de leurs patients, cherchaient à se recycler en hôtels ou instituts. Avec l’essor des sports d’hiver et l’éclosion d’établissements d’enseignement, la station a repris vie et, avec elle, le chemin de fer Aigle-Leysin (AL), très pentu, qui la relie à la plaine.

Un prolongement stratégique vers le nord
L’opiniâtreté des autorités vaudoises a convaincu l’Office fédéral des transports de prolonger la ligne actuelle, d’Aigle à Leysin-Feydey, jusqu’à la Place Large, irriguant le centre du village ainsi que le quartier des Esserts, et déversant les skieurs au pied de la télécabine pour la Berneuse (Fig. 1). Le bref appendice de Feydey au Grand-Hôtel, peu fréquenté, sera amputé. La version finale de l’étape d’aménagement 2035 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), votée par le Parlement en juin 2019, inclut donc ce tronçon souterrain d’un petit kilomètre, devisé à 62 millions de CHF(1).

Fig. 1 Prolongement de l’Aigle-Leysin de Leysin-Feydey à la Place Large (selon 24 heures du 7 avril 2015, graphisme L. Portier).

Au sud, le casse-tête aiglon
Si le prolongement vers le nord est plein de promesses, l’extrémité sud de l’Aigle-Leysin participe à un embrouillamini, car le trafic privé et les transports publics (trains de l’AL et de l’Aigle-Sépey-Diablerets, ASD) se disputent une voirie très contrainte. Après maintes palabres et deux éditions des Etats généraux, les projets suivants dominent la scène:

  • l’enterrement des trains (1 km en souterrain), une solution coûteuse et réalisable dans le long terme seulement;
  • le transfert du trafic de l’AL sur le tronçon urbain de l’ASD (via l’avenue du Chamossaire) pour libérer l’artère la plus critique, la rue de la Gare.

Cette dernière solution entraîne deux conséquences difficiles pour l’exploitation des chemins de fer en cause: d’abord, l’un des trains sera subordonné à l’autre en termes d’horaires, impliquant des correspondances périlleuses avec les CFF en gare d’Aigle; d’autre part, avec l’augmentation prévisible des cadences (passage de l’heure à la demi-heure), une station de croisement sera indispensable à mi-chemin entre le dépôt de l’AL et la gare CFF, sur l’avenue du Chamossaire, à la hauteur de la place du Marché: un chantier difficile à insérer dans le tissu urbain actuel.

Dans ce contexte compliqué, l’Entente Aiglonne a élaboré en 2016 l’étude AL–ASD: tracé ferroviaire commun pour la traversée d’Aigle(2) comportant trois variantes communes aux deux chemins de fer: en surface, en tranchée couverte et en souterrain. Cette dernière sort du lot: elle combine une trémie aval de 90 mètres, un tunnel à très faible profondeur de 300 mètres –éventuellement à double voie– et une trémie amont de 225 mètres (Fig. 2); au nord de la ville, en haut de l’avenue du Chamossaire, la ligne se divise en deux pour rejoindre les tronçons actuels de l’AL (avec suppression du rebroussement d’Aigle-Dépôt AL) et de l’ASD. L’investissement est estimé à 50 millions de CHF (pour un tunnel à voie unique), de l’ordre de grandeur du prolongement de l’AL à Leysin (62 millions).

Fig. 2 Tracé de la variante préférée de l’étude de l’Entente Aiglonne; tronçon commun AL+ASD en trait noir, avec tunnel en traitillé; tronçon AL en rouge; tronçon ASD en bleu. Les cercles illustrent le cadastre des forages déjà exécutés (figure tirée du rapport de l’Entente Aiglonne(2)).

L’étoile des Transports publics du Chablais (TPC)
En prenant de la hauteur, on observe la profonde mutation des chemins de fer régionaux du Chablais: en quelques années, les TPC ont transformé les quatre compagnies AL, ASD, AOMC (Aigle-Ollon-Monthey-Champéry) et BVB (Bex-Villars-Bretaye) en une seule société de transports, caractérisée par une forte unification technique. Il ne subsiste pour les trois compagnies aiglonnes plus qu’un seul type de crémaillère, de technologie Abt, et une seule tension d’alimentation électrique, de 1500 V, permettant ainsi la conception d’un matériel roulant unifié, à utilisation universelle. Tout est donc en place pour une optimisation de l’étoile aiglonne qui voit confluer dans la gare CFF d’Aigle les trois lignes AL, ASD et AOMC.

AL et ASD: un même combat?
L’AL est empêtré à Aigle, mais va filer vers le nord, en direction de la Place Large. De son côté, l’ASD fonce vers Le Sépey sans desservir aucune localité, à l’exception de quelques haltes. Enfin, comme le démontre la carte de la figure 3, la nouvelle extrémité de l’AL, Place Large, est distante d’environ 4 km du Sépey, avec une pente moyenne de 8,6 % entre ces deux points.

Fig. 3 Carte des deux lignes Aigle-Leysin et Aigle-Sépey-Diablerets (tirée de Eisenbahnatlas Schweiz, Schweers + Wall, Aachen, 2012); Leysin-Feydey–Place Large: projet actuel; Place Large–Le Sépey: projet futur.

C’est Pierre Starobinski, ancien président de l’Association touristique des Alpes vaudoises, qui a lancé l’idée dans son pamphlet paru le 16 septembre 2008 dans 24 heures(3): alignons sur le même axe Aigle, Leysin, Le Sépey et Les Diablerets pour obtenir un seul système de transport, un véritable métro alpin. Outre les économies d’entretien du tronçon ASD Aigle–Les Planches, menacé en permanence par les forces naturelles, la rentabilité d’un chemin de fer cumulant le trafic pour Leysin d’une part, pour Le Sépey et Les Diablerets d’autre part, sera sensiblement améliorée. Reste à démontrer que l’usager sort gagnant de cette nouvelle géographie ferroviaire.

L’estimation des futurs horaires se fait ici, par simplification, dans le sens de la montée. Avec le matériel roulant à crémaillère de dernière génération, et en admettant la suppression du rebroussement à Aigle-Dépôt AL, le trajet Aigle–Place Large est estimé à 23 minutes(1); pour gagner Le Sépey depuis la Place Large (4 km à 40 km/h, trajet partiellement à crémaillère), on ajoutera 6 minutes: Aigle–Le Sépey se parcourra donc en 29 minutes, contre 28 minutes pour le trajet équivalent de l’ASD, via la rive gauche de la Grande Eau.

De l’étoile aiglonne au métro alpin
Si les localités d’Aigle, Leysin, Le Sépey et Les Diablerets sont alignées sur un même axe, il est évident que l’étoile aiglonne disparaît au profit d’une seule ligne d’un métro alpin, reliant Champéry aux Diablerets via Monthey et Aigle. La simplification de l’exploitation est poussée à l’extrême avec, au passage, la résolution du casse-tête aiglon: une seule voie ferrée traverse la localité, vraisemblablement via le tracé de l’ASD, par l’avenue du Chamossaire, ou par le nouveau tracé avec tunnel court proposé par l’Entente Aiglonne (Fig. 2).

Et rien n’empêche de rêver: un métro alpin si bien parti peut viser plus loin (Fig. 4), le col du Pillon, puis le raccordement au Montreux-Oberland bernois du côté de Gstaad via Gsteig, ou alors la montée au glacier des Diablerets selon le projet Diablerets Val d’Or 1999 de Vincent Grobéty(4).

Fig. 4 Convoi actuel de l’Aigle-Leysin en route pour Leysin, préfigurant le métro alpin destiné à relier Champéry aux Diablerets via Aigle (photo La Liberté du 24 octobre 2019).

Les affres de La Frasse
Il reste, à très court terme, deux défis. Le premier concerne la gare terminus de la Place Large, actuellement à l’étude, qui doit être rendue traversante pour permettre la poursuite de la ligne vers Le Sépey.

Last but not least, la future ligne de chemin de fer devra affronter la zone du glissement de terrain de La Frasse, au droit du village de Cergnat, réputée pour son extrême instabilité; sur une largeur de 500 mètres, des vitesses moyennes de 13 cm/an ont été relevées. Des travaux considérables ont déjà été menés pour assurer la viabilité à long terme de la route cantonale d’Aigle au Sépey, entraînant notamment le percement d’une galerie de 25 m2 de section, sur une longueur de 715 mètres: celle-ci assure le drainage du terrain gorgé d’eau au moyen de 56 forages drainants. L’amélioration de ce réseau de drainage vers l’amont, dans le but de stabiliser définitivement le réseau routier (y compris l’accès à Leysin à partir du Sépey, ainsi que certains bâtiments de Cergnat) et la future voie ferrée, est la condition sine qua non de la réussite du projet(5)(6).

L’opiniâtreté des autorités vaudoises, fortement engagées pour le prolongement de l’Aigle-Leysin, et l’unification technique des TPC sont les prémices d’un futur métro alpin. Au-delà des pandémies de la tuberculose et du coronavirus, ce métro constituera l’un des axes de transport majeur des Alpes valaisannes et vaudoises; et Leysin, déjà auréolée par le succès des Jeux olympiques de la jeunesse 2020, accomplira une nouvelle mue.

Daniel Mange, 1 juin 2020

Remerciements
L’auteur tient à remercier très chaleureusement Monsieur Christophe Bonnard, ancien directeur du projet d’Ecole DUTI (Détection et utilisation des terrains instables) de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, ainsi que Messieurs Philippe Bellwald et Gérald Hadorn, co-auteurs du rapport de l’Entente Aiglonne. Il exprime également sa reconnaissance à Messieurs Pierre Starobinski, ancien président de l’Association touristique des Alpes vaudoises, Frédéric Borloz, syndic d’Aigle, conseiller national et président des TPC, Laurent Vulliet, professeur EPFL, Roland Ribi, fondateur du bureau éponyme, et Jean-Marc Narbel, ancien député et conseiller national vaudois, pour leur précieux accompagnement dans la présente étude.

Références

(1) Exposé des motifs et projet de décret accordant au Conseil d’Etat un crédit d’étude de CHF 3’600’000 pour financer les études du prolongement du chemin de fer Aigle-Leysin de la gare de Leysin-Feydey à la nouvelle gare de Leysin, Canton de Vaud, Lausanne, 29 juin 2016.

(2) P. Bellwald, G. Hadorn, A. Moret, C. Barbezat, Aigle Leysin–Aigle Sépey Diablerets. Tracé ferroviaire commun pour la traversée d’Aigle, l’Entente Aiglonne, Aigle, 6 août 2016.

(3) P. Starobinski, Alpes vaudoises: quel gâchis! 24 heures, 16 septembre 2008.

(4) E.-A. Kohler, Les Diablerets. Projet: un métro jusqu’au glacier, Gazette de Lausanne, 1 octobre 1988.

(5) C. Bonnard, L. Tacher, Hydrogeological and geomechanical modelling of a large slide in Flysch to test the efficiency of an underground drainage scheme and the induced water pressure field changes, Mitteilungen für Ingenieurgeologie und Geomechanik, Vol. 6/2004, Vienna.

(6) C. Bonnard, Rétrospective. La stabilisation du glissement de terrain de La Frasse, dans le canton de Vaud, Bulletin de la Société vaudoise des Sciences naturelles, vol. 92, juillet 2010, pp. 33-42.

 

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Métropole lémanique: un Big Bang ferroviaire pour réveiller la belle endormie?

La Métropole lémanique a brillé de tous ses feux après la signature de la Convention Vaud-Genève de 2009 pour le développement de l’axe ferroviaire Genève–Lausanne(1). Dès lors son étoile a pâli, du moins si l’on se réfère au site officiel Métropole lémanique, coédité par les deux cantons et inactif depuis 2017. Si les statistiques confirment une croissance vigoureuse des emplois et de la population de l’arc lémanique, plus forte que celle du Grand Zurich, l’institution est manifestement en panne de projets. Bien au contraire: des querelles de clocher, comme celles du rapt de la Neuropolis vaudoise par le Campus Biotech genevois ou des oppositions de Genève au redéploiement de la Radio télévision suisse (RTS) sur le site des Hautes écoles vaudoises, s’ajoutent aux défis communs qui ne sont pas traités solidairement, comme l’horaire des TGV Lyria reliant la Suisse occidentale à Paris. Un petit tour d’horizon des chantiers en cours s’impose, avant de prescrire une potion à l’institution moribonde.

Léman Express, le bien nommé
Le premier Big Bang ferroviaire de l’arc lémanique explosera le 15 décembre 2019: ce jour-là, cinq  nouvelles liaisons du Léman Express irrigueront les deux rives du Léman, ainsi que l’arrière-pays de la Haute-Savoie: des convois relieront Saint-Maurice (VS), la Riviera vaudoise et Lausanne à Annemasse (RegioExpress), Coppet à Evian-les-Bains (ligne L1), à Annecy (L2), à Saint-Gervais-les-Bains-Le-Fayet (L3) et à Annemasse (L4), sans transbordement et à la cadence semi-horaire aux heures de pointe (Fig. 1). Toutes ces liaisons emprunteront le nouveau tronçon dit CEVA (Genève–Eaux-Vives–Annemasse), qui constitue la clef de voûte de l’édifice.

Le projet d’une relation ferroviaire entre Cornavin, les Eaux-Vives et Annemasse date de la fin du 19e siècle: à cette époque, la question des réseaux ferrés internationaux est alors au centre des préoccupations. En 1912, la Confédération, le Canton de Genève et les CFF signent la convention historique scellant le projet. Mais il faudra attendre deux guerres mondiales, la construction des lignes Cornavin–La Praille et Cornavin–Aéroport, pour qu’en juin 2002, enfin, le Grand Conseil genevois vote le financement cantonal de 400 millions de francs pour la réalisation de l’infrastructure. Avec la connexion de deux réseaux ferroviaires actuellement en impasse (Cornavin–La Praille sur territoire suisse, Annemasse–Eaux-Vives sur territoire franco-suisse), Genève ne sera plus un terminus entre Jura et Salève, mais une véritable gare de passage, irriguant un bassin de population transfrontalier de plus d’un million d’habitants.

Dans cette saga, deux têtes dépassent: Robert Cramer, premier membre du Parti écologiste genevois à accéder au Conseil d’Etat, est le père politique du projet CEVA. Sigurd Maxwell en est le père spirituel; fondateur et ancien président de l’Association lémanique pour la promotion du rail (Alprail), décédé en mai 2019, il ne verra pas défiler la rame du Léman Express portant son nom.

Fig. 1 Le réseau du Léman Express au 15 décembre 2019.

Le lac bouge
Un autre tsunami se précise sur les flots du Léman: pas celui de l’an 563 qui balaya les rives du lac, de Villeneuve jusqu’à Genève, mais celui, plus discret, d’une refonte du trafic maritime transfrontalier, indispensable à l’important flux de la main d’oeuvre française active sur la côte suisse. Les trois lignes de pendulaires Lausanne–Evian-les-Bains (N1), Lausanne–Thonon-les-Bains (N2) et Nyon–Yvoire (N3) seront dopées, dès 2022, par la mise en service de deux nouveaux bateaux à hautes performances, permettant notamment le passage de la cadence actuelle de 80 minutes au nouveau rythme de 45 minutes sur la ligne N1 (Fig. 2).

A plus long terme, une quatrième liaison est prévue de Lugrin (entre Evian-les-Bains et Saint-Gingolph) en direction de la Riviera vaudoise, avec une éventuelle gare multimodale sur le tronçon ferroviaire d’Evian à Saint-Gingolph, en voie de réhabilitation (voir plus loin).

Fig. 2 Trafic maritime pendulaire sur le lac Léman assuré par la Compagnie générale de navigation (CGN).

Boucler la boucle: le RER Sud-Léman
Un seul coup d’œil à la carte ferroviaire suffit (fig. 3): après l’achèvement du CEVA, il ne reste plus qu’une béance, un tronçon manquant pour faire le tour du Léman, la ligne désaffectée d’Evian-les-Bains à Saint-Gingolph. Construite en 1886, cette ligne voit son trafic voyageurs suspendu en 1938 et son trafic marchandises condamné en 1988. De 1986 à 1998 le train touristique «Rive-Bleue Express» assure un service minimal, interrompu au vu de l’état de l’infrastructure. Cette ligne de 17 km constitue le dernier morceau du puzzle Léman Express, en rappelant que, depuis Saint-Gingolph, la liaison vers Monthey, Martigny et Brigue est exploitée par le RER Valais, avec un train par heure à l’horaire 2019. Le bouclement ferroviaire du Léman, l’existence d’une alternative à l’unique route départementale, le report modal du trafic privé vers les transports publics sont autant de motivations à la base du projet de réhabilitation.

En mars 2019, la phase 2 des études d’avant-projet a été lancée, sous la responsabilité principale de la SNCF-Réseau; au niveau du financement, le Parlement suisse a voté en juin 2019, dans le cadre du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), une enveloppe de 200 millions de CHF consacrés aux projets ferroviaires transfrontaliers; cette enveloppe pourra être sollicitée pour le RER Sud-Léman. Enfin, avec 18 mois de travaux, le rêve pourrait devenir réalité en 2024, avec notamment des liaisons directes reliant Genève au Valais via la Haute-Savoie.

Fig. 3 Pour boucler le réseau ferroviaire autour du Léman: la réhabilitation de la ligne Evian-les-Bains–Saint-Gingolph, l’objectif de l’association RER Sud-Léman (carte murale Transports publics, Hallwag Kümmerly+Frey AG).

Ligne nouvelle Genève–Lausanne: la cerise sur le gâteau
Tout rapproche ces deux capitales: elles baignent dans le même lac, sont irriguées par la même autoroute, partagent les mêmes penchants pour les institutions, internationales à Genève et olympiques à Lausanne. Il y a belle lurette, elles ont passé au doigt la même alliance confédérale. Et certains ont même rêvé mariage, fusionnel bien sûr…

Il reste un détail: nos capitales font toujours chambre à part, et les soixante kilomètres qui les séparent ne montrent aucun signe de rétrécissement spontané. Dans l’attente d’un hypothétique fleuve de bitume doublant l’autoroute actuelle, et dans l’impatience d’un éventuel Swissmetro rongeant le sous-sol, il faut se résigner au chemin de fer traditionnel. Celui-ci piétine: en un quart de siècle, le meilleur InterCity a perdu quatre minutes. Il n’y a que la nourriture qui est rapide sur cette ligne, où la «fast food» a remplacé les cossus wagons-restaurants d’antan.

Peut-on faire mieux, c’est-à-dire relier nos deux capitales non seulement plus vite, mais de façon plus fiable? Une particularité de Genève est d’être accessible par la seule ligne qui provient de Lausanne: tout incident la coupe du restant de la Suisse.

En 1974, les CFF ne manquaient pas d’audace, et ils confiaient au bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel (BG) l’étude d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne. Ce travail, terminé en 1975, propose quatre variantes de couloirs pour le tronçon Genève–Rolle et dix variantes pour le tronçon Rolle–Lausanne, tous concentrés sur le tracé de l’autoroute A1, à une distance maximale de 2 km de celle-ci(2). Ce projet, inconnu du grand public, frappe par son audace et sa pertinence; six ans avant le lancement du premier TGV français entre Paris et Lyon, les ingénieurs de BG avaient déjà parfaitement intégré les trois impacts d’une ligne à grande vitesse: sur le trafic régional –puisqu’une ligne nouvelle libère des sillons sur la ligne historique–, sur le trafic national –en reliant plus rapidement les métropoles suisses–, et sur le trafic international –en s’insérant dans le schéma européen des lignes à grande vitesse.

Malgré toutes ses qualités, le projet a sombré dans les archives. C’est la découverte fortuite de ce document qui a déclenché les travaux d’un groupe d’experts de la «communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud» (citrap-vaud), un lobby des usagers. Sous le titre «Plan Rail 2050» ce groupe de travail a étendu sa recherche à tous les projets de grande vitesse en Suisse et dans les pays limitrophes pour en tirer un plan global pour le chemin de fer de demain(3)(4). Le même groupe a ensuite publié en 2014 un livre blanc consacré à l’axe Genève–Lausanne, intitulé «Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne»(5), suivi d’un rapport d’étape paru en 2016 et détaillant la version finale proposée par la citrap-vaud (Fig. 4)(6):

  • L’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et la citrap-vaud ont chacune proposé un nouvel axe ferroviaire reliant, par le plus court chemin, Morges à Lausanne, et desservant au passage le complexe des Hautes écoles (EPFL et Université de Lausanne), la deuxième ville du canton en terme de population (33’000 résidents en 2017)(6)(7).
  • Pour des questions de capacité, la ligne nouvelle Genève–Lausanne doit accueillir non seulement les convois InterCity, mais également les InterRegio; il en découle l’obligation de prévoir des raccordements de la ligne nouvelle avec les gares historiques de Nyon et de Morges.
  • Cette obligation de desservir Nyon et Morges ouvre la voie à une réalisation par étapes de l’axe complet: d’abord Nyon–Morges, puis Morges–Hautes écoles–Lausanne, et enfin Genève–Nyon.

Ce découpage entraîne une planification financière compatible avec les étapes d’aménagement du PRODES. Une première estimation financière s’élève à 6,89 milliards de francs pour la ligne complète, et à 2,55 milliards pour la première étape de Nyon à Morges (26 km).

Fig. 4 Esquisse du projet de la citrap-vaud pour une ligne nouvelle Genève–Lausanne, incluant des connexions avec les gares de Nyon et Morges, ainsi qu’une gare souterraine Hautes écoles (La Côte, 14.9.2018).

Les CFF se sont soudain réveillés le 11 mai 2018: au téléjournal de la RTS, le responsable de l’infrastructure, Philippe Gauderon, annonce urbi et orbi que son entreprise se lançait dans l’étude d’une ligne nouvelle. Le 1er novembre de la même année, le Canton de Vaud signe avec les CFF une convention intitulée «Perspective générale pour la région vaudoise» incluant l’étude d’une ligne nouvelle Genève–Lausanne et d’une gare souterraine dans la région lausannoise. De son côté, le député Stéphane Masson dépose le 5 février 2019 son interpellation «Nouvelle ligne CFF entre Lausanne et Genève, pourquoi ne pas étudier l’aménagement d’une gare souterraine au niveau de l’EPFL?» questionnant le Conseil d’Etat vaudois sur le même objet.

Les feux sont aujourd’hui définitivement au vert pour déclencher le second Big Bang ferroviaire, qui rapprochera enfin nos deux capitales: les scientifiques lausannois atteindront illico le Campus Biotech, tandis que les amoureux de la musique accèderont sans entrave à la future Cité de la musique genevoise; dans l’autre sens, les chercheurs genevois et les gens de la télévision auront un accès immédiat aux Hautes écoles lausannoises et au nouveau site de la RTS, tandis que les amateurs d’art seront à deux pas du Musée cantonal des Beaux-Arts, au centre de la gare de Lausanne. Au-delà de la Métropole lémanique, toute la Suisse profitera du nouvel axe Genève–Lausanne qui, tel un trident, desservira les trois directions majeures du Pied du Jura, du Plateau et de la vallée du Rhône.

Défis et pistes pour le futur: du Conseil du Léman à la Métropole lémanique
Tandis que les surcoûts des titres de transport irritent les syndics de Terre-Sainte, à l’extrémité occidentale du canton de Vaud, la complexité tarifaire du Léman Express inquiète déjà les usagers; et nous savons que des clients potentiels des transports publics sont découragés par la froideur des automates à tickets, monstres le plus souvent incompréhensibles. Le prochain défi est celui d’une supercommunauté tarifaire, englobant les départements de la Haute-Savoie et de l’Ain, ainsi que les cantons de Genève, Vaud et Valais, comme par hasard les cinq membres du Conseil du Léman… Cette communauté tarifaire devrait constituer un banc d’essai pour s’étendre à la Suisse occidentale puis, à terme, à l’ensemble de la Suisse; elle devrait également revisiter les méthodes de tarification actuelles (faut-il vraiment conserver le découpage du territoire en une myriade de zones?) au profit d’un système de perception quasi automatique, du type Lezzgo (voir notre blog du 11 décembre 2018) ou Fairtiq.

Il apparaît clairement que le Léman Express et ses prolongements naturels, comme la réhabilitation de la ligne Evian–Saint-Gingolph, le réseau pendulaire de la CGN et une future supercommunauté tarifaire, sont du ressort du Conseil du Léman, dont la commission Transports et communication s’affaire depuis de nombreuses années sur le Schéma de cohérence lémanique des transports, régulièrement mis à jour. Dans ce document et sa dernière édition datant de 2017, il ne manque que la cerise sur le gâteau… la ligne ferroviaire nouvelle reliant Genève et Lausanne, les deux capitales lémaniques.

C’est manifestement là que la Métropole lémanique doit sortir de sa léthargie et empoigner à bras le corps ce grand projet, vital pour les deux capitales, et essentiel pour la France voisine et l’ensemble de la Suisse.

Daniel Mange, 1 décembre 2019

Références

(1) Convention-cadre relative au développement de l’offre et des infrastructures sur la ligne Lausanne–Genève-Aéroport entre la Confédération suisse, l’Etat de Vaud, la République et Canton de Genève et les CFF, 21 décembre 2009.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

(3) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(4) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(5) D. Mange, M. Béguelin, E. Brühwiler, F. Bründler, M. Chatelan, P. Hofmann, S. Ibáñez, E. Loutan, B. Schereschewsky, Y. Trottet, R. Weibel, Ligne ferroviaire nouvelle entre Genève et Lausanne, citrap-vaud.ch et CITraP Genève, Lausanne, avril 2014.

(6) D. Mange, F. Bründler, M. Chatelan, D. Pantet, Ligne ferroviaire nouvelle Genève–Lausanne: rapport d’étape 2016, citrap-vaud, Lausanne, CITraP Genève, Genève, 21 novembre 2016.

(7) O. de Watteville, D. Simos, M. Schuler, Nouvelle liaison ferroviaire Lausanne–Morges via les Hautes Ecoles, BG Ingénieurs Conseils, Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, 6 février 2014.

Dès mon démarrage en mars 2018, je me suis efforcé de publier sur ce blog un article par mois. Mais l’horaire cadencé, parfait pour le chemin de fer, n’est pas forcément compatible avec les exigences de l’écriture; vous me retrouverez toujours ici en 2020, à un rythme moins soutenu.

Je tenterai également, pour varier mon discours, de recevoir des invités. N’hésitez donc pas à me contacter si vous désirez faire passer un message décoiffant en rapport avec la mobilité tous azimuts…

Je vous remercie pour votre fidélité et vous souhaite un millésime 2020 roboratif,

Daniel Mange

 

NTF, Croix fédérale de la mobilité, Plan Rail 2050 ou Railsuisse 2050: quel avenir pour le chemin de fer suisse?

La route suisse a vécu sa révolution en 1964: cette année-là , le premier tronçon d’autoroute Genève–Lausanne est inauguré, préfigurant le réseau national destiné à irriguer et rapprocher toutes les régions du pays. Le rail, né en 1847 entre Zurich et Baden, reste alors le parent pauvre des transports: il ne connaît qu’un renouveau sur l’axe Ouest-Est, en 2004, avec l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Berne et Olten, puis deux percées sur l’axe Nord-Sud, les tunnels de base du Lötschberg (2007) et du Saint-Gothard (2016), essentiellement consacrés au trafic des marchandises traversant l’Europe.

Les temps ont changé, comme le climat. Du coup la mobilité vire de bord et le train, très modeste dans sa production de gaz à effet de serre et parcimonieux dans sa dépense énergétique, devient le nouveau champion. Dans sa version à grande vitesse, selon le modèle du TGV français ou de l’ICE allemand, il roule entre 300 et 400 km/h tout en restant compatible avec le réseau historique; à ce tempo, le train supplante l’avion pour des trajets de 1000 km ou de 3 heures environ.

Le rail suisse a droit aujourd’hui à une renaissance, comme la route en 1964; il mérite de nouvelles lignes à hautes performances (capacité et vitesse) plutôt que l’éternel rafistolage d’un réseau vieux de plus de 150 ans. Les tentatives pour cette seconde révolution, ferroviaire cette fois, se sont multipliées depuis 1972 sans succès jusqu’à ce jour: un tour d’horizon de ces projets s’impose.

Conception globale des transports et nouvelles transversales ferroviaires (NTF)(1)
Les NTF constituent le premier projet de modernisation du réseau national. L’analyse des ingénieurs et architectes vaudois, datant de 1984, est sans ambiguïté: les progrès constants apportés au réseau ferré suisse et à son matériel roulant ne sauraient dissimuler une conception de base plus que centenaire. La conséquence la plus fâcheuse est l’impossibilité d’augmenter sensiblement la vitesse commerciale des trains. La mise en service du réseau autoroutier a révélé ce handicap: à une vitesse moyenne supérieure à 100 km/h sur autoroute, le rail n’oppose que 86 km/h entre Genève et Saint-Gall ou 73 km/h entre Bâle et Chiasso. Cette différence incite de nombreux voyageurs à déserter le rail au profit de la route.

«Le trafic doit être, aujourd’hui, considéré comme un tout. Air, route, rail doivent à l’avenir  se compléter et non se concurrencer». Partant de cette hypothèse, le Conseil fédéral crée en 1972 une commission chargée d’élaborer une conception globale suisse des transports (CGST). Le rapport final de la CGST, paru en décembre 1977, recommande pour le chemin de fer la variante VF-2 (Fig. 1), un réseau de lignes à grande vitesse (LGV) sous la forme d’un T inversé, comportant un axe Ouest-Est de Lausanne à Lenzbourg (via Fribourg et Berne) et de Zurich-Aéroport à Saint-Gall (via Winterthour et Weinfelden), et un axe Nord-Sud de Bâle à Olten; la CGST précise que les tronçons Genève–Lausanne, Lenzbourg–Zurich et Saint-Gall–Altstätten, dont la capacité est suffisante, n’exigent pas de tronçons à grande vitesse d’ici à l’an 2000.

Fig. 1 Projet des nouvelles transversales ferroviaires (NTF): variante finale VF-2 en T inversé (décembre 1977) combinant les deux axes Genève–Saint-Gall–Altstätten et Bâle–Olten; LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

Le projet des NTF n’a jamais atteint le niveau du Parlement fédéral. Lors de la phase de consultation, en 1983, une fronde constituée par toutes les régions périphériques s’opposa frontalement à ce projet ressenti comme centralisateur et favorable au seul Plateau. La votation populaire de décembre 1987, plébiscitant le concept de l’horaire cadencé (projet Rail 2000), sonnait le glas des NTF.

Croix fédérale de la mobilité: un projet radical
Le 17 septembre 2007, à Berne, une conférence de presse est organisée par le Parti radical à l’instigation d’Olivier Français, conseiller municipal lausannois. Pour les Radicaux, le constat est clair: alors qu’un réseau de trains à grande vitesse se développe dans toute l’Europe, il n’existe aucun projet en Suisse pour relier les grandes villes entre elles. L’axe Ouest-Est devrait constituer une priorité pour notre pays, pour son économie, pour le bien-être des travailleurs pendulaires, pour le tourisme, pour la cohésion nationale, pour l’écologie et la protection de l’environnement. A l’inverse de la plupart des pays européens, la Suisse n’a pas remis en question son réseau historique: l’héritage du projet des NTF a été totalement occulté. C’est dans ce contexte qu’Olivier Français propose un concept novateur en tenant compte notamment des réalités de la topographie; son premier objectif est de relier Lausanne à Berne en trente minutes, par une ligne entièrement nouvelle de 86 kilomètres environ, apte à une vitesse maximale de l’ordre de 300 km/h.

Dès ce jour, Olivier Français, élu successivement conseiller national puis conseiller aux Etats,  va poursuivre son combat en défendant sa vision sous l’appellation Croix fédérale de la mobilité, combinant l’axe Ouest-Est (Fig. 2) avec l’axe Nord-Sud via le Saint-Gothard.

Fig. 2 Croix fédérale de la mobilité: les transformations planifiées sur l’axe Ouest-Est, selon Olivier Français (tiré de sa conférence «Histoire du rail en Suisse et perspectives pour le futur» du 20 novembre 2017).

Outre la prise de position des Libéraux-Radicaux «La mobilité réglée comme une montre suisse» du 2 février 2013, un premier résultat politique des démarches d’Olivier Français est le postulat «Croix fédérale de la mobilité et vision du réseau ferroviaire», déposé le 3 avril 2017 par la  Commission des transports et des télécommunications du Conseil des Etats. Le postulat demande au Conseil fédéral d’établir un plan directeur du réseau ferroviaire assurant une amélioration (capacité et vitesse) du réseau sur tout le territoire. Le Conseil fédéral l’adopte le 10 mai de la même année, en le subordonnant à l’étape 2025-2035 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire).

Le lobby citrap-vaud et son Plan Rail 2050
En 1974, les CFF ne manquaient pas de souffle, et ils confiaient au bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel (BG) l’étude d’une ligne nouvelle de Genève à Lausanne. Ce travail, terminé en 1975, est inconnu du grand public(2); il a sombré dans les archives dès sa parution. C’est sa découverte fortuite qui a déclenché les travaux d’un groupe d’experts de la «communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud» (citrap-vaud), un lobby des usagers. Sous le titre «Plan Rail 2050» ce groupe de travail a non seulement sorti du placard l’étude BG, mais a étendu sa recherche à tous les projets de grande vitesse en Suisse et dans les pays limitrophes pour en tirer un plan global du chemin de fer de demain. Ce plan repose essentiellement sur un axe magistral de Genève à Saint-Gall, reliant toutes les métropoles du pays à l’exception de Bâle, et un axe européen, de Bâle à Chiasso par le Saint-Gothard (Fig. 3). Ces travaux ont conduit à l’édition du livre «Plan Rail 2050»(1) en 2010, et de sa version suisse alémanique «Bahn-Plan 2050»(3) en 2012.

Fig. 3 Le réseau ferroviaire suisse selon le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud: esquisse de planification des étapes FREQUENCE (horizon 2030) et VITESSE (horizon 2050); LGV: ligne à grande vitesse (figure Rémy Berguer).

La citrap-vaud plaide donc pour une vision à long terme du réseau ferroviaire national, aménagé selon trois étapes successives: CADENCE, FREQUENCE et VITESSE. L’étape FREQUENCE (horizon 2030) voit la réalisation d’une première partie de l’axe Ouest-Est, de Genève à Lausanne et de Berne à Zurich, tandis que l’étape VITESSE (horizon 2050) marque l’achèvement du même axe (de Lausanne à Berne et de Zurich-Aéroport à Saint-Gall) et de l’axe Nord-Sud (de Bâle à Chiasso via Zurich et le tunnel de base du Saint-Gothard), ainsi que les accrochages manquants au réseau européen (de Bourg-en-Bresse à Genève, de Mulhouse à Bâle, de Winterthour et Saint-Gall à Constance, de Chiasso à Milan).

Le Plan Rail 2050 de la citrap-vaud s’insère parfaitement dans le concept de la Croix fédérale de la mobilité: il en constitue un exemple de concrétisation.

Plaidoyer pour un plan directeur Railsuisse 2050
Dans l’édition 3/2019 de sa revue InfoForum, l’association suisse Pro Bahn revient sur la nécessité d’un plan directeur pour le réseau ferroviaire suisse(4). Ses auteurs sont convaincus que la crise climatique va engendrer un changement important de la répartition modale entre les divers moyens de transport, et que le train va reprendre à la route et à l’air une part importante de clientèle. Mais l’une des conditions du renouveau ferroviaire est l’augmentation de ses performances (vitesse, capacité, fiabilité) qui implique la conception le lignes nouvelles, essentiellement sur les deux axes Ouest-Est, de Genève à Saint-Gall, et Nord-Sud, de Bâle à Chiasso(6).

Le grand mérite de cette publication, qui concrétise une fois encore le concept de la Croix fédérale de la mobilité et le Plan Rail 2050, est son estimation financière. A la fin de l’étape 2025-2035 du PRODES, l’inventaire complet dressé par les auteurs (Fig. 4 et 5) se monte à plus de 50 milliards de CHF.

Fig. 4 Railsuisse 2050: planification des lignes nouvelles nécessitées après l’étape 2025-2035 du PRODES; les numéros de chaque tronçon renvoient au tableau de la figure 5 (figure Tobias Imobersteg).

Fig. 5 Inventaire des 15 tronçons de lignes nouvelles du projet Railsuisse 2050(4).

La conséquence immédiate de cette évaluation financière est sans appel: le système actuel FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire), accepté par le peuple en 2014, ne suffit plus: avec son milliard de CHF par an pour les investissements, il viendrait à bout du projet Railsuisse 2050 en un demi-siècle!

Un nouveau fonds s’impose
Les faits sont rudes: la rénovation complète du réseau ferroviaire suisse passe par la création d’un nouveau fonds, à l’image du fonds des NLFA (nouvelles lignes ferroviaires à travers les Alpes) pour la percée des grands tunnels alpins. Vu les performances écologiques et énergétiques du chemin de fer, ce fonds pourrait être alimenté par les nouvelles taxes destinées à frapper les déplacements en avion et/ou l’émission du gaz à effet de serre; les discussions actuelles du Parlement, visant à créer un Fonds pour le climat, vont dans ce sens. De son côté, Jacqueline de Quattro, conseillère d’Etat vaudoise, rappelle le projet du professeur Stéphane Garelli, la création d’une Banque d’investissement dans les infrastructures, alimentée par les réserves de la Banque nationale suisse. Elle invite aussi les institutions de prévoyance privée, qui souffrent aujourd’hui des taux négatifs, à investir dans des projets d’infrastructure par le biais de partenariats publics-privés(5).

La nouvelle génération est impatiente de transformer ses vœux pour une révolution climatique en des projets concrets: la reconstruction de notre réseau ferré s’adresse directement à elle.

Daniel Mange, 1 novembre 2019

Références

(1) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(2) Bonnard & Gardel, Compagnie d’études de travaux publics, Liaison rapide Genève-Lausanne. Rapport intermédiaire, CFF, Direction du 1er arrondissement CFF, Lausanne, juin 1975.

 (3) D. Mange et al., Bahn-Plan 2050, Rüegger Verlag, Zürich/Chur, 2012.

(4) D. Mange, M. Stuber, Plädoyer für einen Masterplan «Railsuisse 2050», InfoForum, Nr. 3, 2019, S. 3-6.

(5) J. de Quattro, Investissons dans nos infrastructures! Le Matin Dimanche, 22 septembre 2019, p. 29.

(6) R. Ratti, Il giocattolo ferroviario tra politica e tecnocraziaCorriere del Ticino, 22 ottobre 2019, p. 3.

 

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Du puy de Dôme au Lausanne-Echallens: d’étranges connexions

En France, le transport ferroviaire régional cherche un nouveau souffle: les réussites méritent donc toute notre attention. Le Panoramique des Dômes est un fleuron du tourisme auvergnat, et une escale s’impose au pied du volcan qui domine Clermont-Ferrand. Les Autorités n’ont pas lésiné pour cette réhabilitation exemplaire, où le trafic routier a été éradiqué au profit d’un train à crémaillère électrique dernier cri, reliant Orcines jusqu’au sommet du puy de Dôme.

Où le rail central remplace la crémaillère
L’histoire du chemin de fer du puy de Dôme n’est pas un long fleuve tranquille. Sous la houlette d’un grand constructeur français  –Jean Claret, père du premier tramway électrique de France, à Clermont-Ferrand– le projet démarre avec une innovation risquée, le remplacement de la crémaillère au profit d’un rail central surélevé; sur celui-ci appuient de part et d’autre deux roues horizontales, exerçant successivement des efforts de traction ou de freinage (Fig. 1). Cette action dans le plan horizontal se rajoute à celle des trois paires d’essieux classiques de la machine à vapeur. Le dispositif original, dû à l’ingénieur anglais John Barraclough Fell, est testé sur le chemin de fer du Mont-Cenis dès 1868 ; il sera adapté aux locomotives du puy de Dôme par l’ajout d’une commande pneumatique inventée par un autre ingénieur, Jules Hanscotte: l’objectif est ici d’assurer une vitesse plus élevée qu’un système à crémaillère équivalent.

Fig. 1 Vue en coupe d’une machine à vapeur munie du système à rail central de Jules Hanscotte (tirée de la plaquette «La fabuleuse histoire du train du puy de Dôme», numéro hors-série de La montagne, mai 2012, Clermont-Ferrand).

Succès, suspension, renaissance et déclin
Inauguré le 27 avril 1907, le chemin de fer relie la place Lamartine, en plein centre de Clermont-Ferrand, au sommet du puy de Dôme. Malgré un succès sans nuage, la Grande Guerre suspendra l’exploitation dès 1914; pire encore, les machines à vapeur, curieusement cuirassées, seront déplacées sur le front en février 1918. Il faudra attendre cinq ans pour redémarrer l’exploitation originelle, stoppée déjà en automne 1925 au profit du trafic automobile: une route à péage chassera la voie ferrée…

Une résurrection modèle
Le dispositif actuel est exemplaire: réduite à son tronçon de montagne, depuis Orcines, la voie moderne a été électrifiée et équipée d’une crémaillère Strub; elle accueille dès mai 2013 les rames panoramiques construites par le fabricant suisse Stadler (Fig. 4). Horaire cadencé (en été, départ toutes les 20 minutes de 9h00 à 21h00), gares généreuses aux deux extrémités offrant toutes les commodités, y compris l’accès aux personnes à mobilité réduite, très vaste zone de parcage autour de la station de plaine, assurant une parfaite complémentarité entre trafic privé et transport public. Difficile de trouver un défaut à cette réalisation, hormis peut-être la poursuite de la ligne de montagne jusqu’au centre de Clermont-Ferrand, voire à sa gare, pour assurer la continuité du trajet.

Le système Fell: du Mont-Cenis au Lausanne-Echallens
Le système de rail central Fell, concurrent de la crémaillère et ancêtre du système Hanscotte, eut son heure de gloire dès 1868, lors du percement du tunnel de base du Mont-Cenis, destiné à relier la France (Modane) à l’Italie (Bardonèche). Au vu des incertitudes sur la durée de ce percement, l’empereur Napoléon III donne l’ordre de relier les deux pays par une ligne de montagne provisoire de 77 km, entre les gares de Saint-Michel-de-Maurienne (France) et de Suse (Italie), via le col du Mont-Cenis; la voie, à écartement de 1100 mm, sera dotée du fameux rail central (Fig. 2). Piqués au vif par cette concurrence inattendue, les mineurs redoublent d’effort tandis que les ingénieurs introduisent une perforatrice pneumatique: le tunnel de base sera achevé en 1871, déclassant prématurément le chemin de fer provisoire. Celui-ci va tenter de brader son matériel roulant et son infrastructure. La compagnie Lausanne-Echallens (LE), en Pays de Vaud, qui va démarrer son exploitation en 1873, est à l’affût d’une bonne affaire: elle achètera  donc locomotives, voitures, fourgons, wagons et rails. Non sans quelques difficultés: l’écartement originel de 1100 mm doit être ramené au standard suisse de 1000 mm, le système Fell de roues horizontales démonté, les locomotives, très poussives, auront une durée de vie éclair, les rails et plaques tournantes –dans un piteux état– devront être péniblement remis en forme…

Fig. 2  Convoi du chemin de fer du Mont-Cenis (1868-1871), locomotive à vapeur selon système à rail central Fell (selon photo et documentation Wikipédia).

Un des ultimes vestiges du chemin de fer Fell du Mont-Cenis reste la voiture à voyageurs de seconde classe B 5: construite en 1868 par Chevallier et Cheilus, à Paris, elle sera rachetée en 1873 par le Lausanne-Echallens qui la vend en 1917 à un particulier de Saint-Cierges… comme cabane de jardin! Taraudée par les remords, la compagnie Lausanne-Echallens-Bercher (LEB) la récupère et la révise en 1981, puis la cède en 2016 au chemin de fer-musée Blonay-Chamby pour une restauration à l’identique (Fig. 3).

 

Fig. 3 Voiture B 5 du Lausanne-Echallens (LE), rachetée en 1873 au chemin de fer du Mont-Cenis, puis restaurée à l’identique par le chemin de fer-musée Blonay-Chamby (photographie et documentation Blonay-Chamby).

La résurrection du chemin de fer du puy de Dôme se conclut comme la modernisation du Lausanne-Echallens-Bercher: dans les deux cas, les somptueuses rames de Stadler (Fig. 4) vont annoncer urbi et orbi le renouveau ferroviaire!

Et si les imprévus de la cadence au quart d’heure du LEB vont jusqu’à inquiéter le Conseil d’Etat vaudois, il faut les mettre en perspective: à côté des locomotives vouées à la ferraille et des rails pourris hérités du chemin de fer du Mont-Cenis, les soucis d’aujourd’hui –deux agents malades et un logiciel défaillant– sont presque une bagatelle…

Daniel Mange, 1 septembre 2019

Fig. 4 En haut, automotrice à crémaillère Beh2/6 Stadler du Panoramique des Dômes, livrée en 2012 à 4 exemplaires (photo blog d’Hunza). En bas, automotrice RBe4/8 du Lausanne-Echallens-Bercher, livrée en 2010 à 6 exemplaires (No 41-46) et en 2017 à 4 exemplaires supplémentaires (No 47-50)(photo Abaddon1337).

 

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Péripéties du TGV Lyria: voir un train plus loin

La disparition programmée d’une liaison TGV de Lausanne à Paris via Vallorbe (départ à 6h23 de Lausanne) a secoué tout le landernau vaudois, et bien au-delà(1)(2)(3)(4). Dans l’urgence climatique d’aujourd’hui, le retour en force du chemin de fer est un leitmotiv: supprimer un train est indécent. Sans reprendre les justifications de la compagnie Lyria, largement diffusées par la presse(5)(6)(7), il est temps de réexaminer les relations TGV franco-suisses dans une perspective à long terme.

La voie royale: le TGV Léman Mont-Blanc
La première ligne ferroviaire française à grande vitesse relie dès 1981 Paris à Lyon; cette artère majeure, prolongée aujourd’hui vers le sud (Marseille, Montpellier), vers l’ouest (Bordeaux, Rennes), vers le nord (Lille, Londres, Bruxelles) et vers l’est (Strasbourg), est l’axe déterminant pour arrimer la Suisse à une grande partie de l’Europe. Cette vision a guidé un directeur du bureau d’ingénieurs Bonnard & Gardel, Jean-Marc Juge. Dès 1988 celui-ci réalise à compte d’auteur un projet de ligne nouvelle entre Mâcon, sur l’axe TGV Paris–Lyon, et Genève, profitant de la faille géologique de la cluse de Nantua, orientée favorablement d’ouest en est (Fig. 1); c’est le projet du TGV Léman Mont-Blanc(8), porté dès les années 90 par un consortium franco-suisse constitué de deux banques (Société de banque suisse et Banque nationale de Paris) et de deux bureaux d’ingénieurs (Bonnard & Gardel et Systra).

Fig. 1 Projet du TGV Léman Mont-Blanc: ligne à grande vitesse Mâcon–Bourg-en-Bresse–Genève via la cluse de Nantua(8).

La République et Canton de Genève y apporte son soutien total, comme le démontre la plaquette «TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe»(9), éditée en 1996. La vision européenne est omniprésente, avec des temps de parcours depuis Genève de 4h00 pour Barcelone, 2h15 pour Paris, et 4h25 pour Londres (Fig. 2). Des divergences au niveau français ont cassé le rêve: Bernard Bosson, maire d’Annecy, devenu ministre français des Transports, affiche sa priorité absolue à une direttissima Genève–Annecy–Chambéry couplée à la ligne à grande vitesse Lyon–Chambéry–Turin, et confirme en mai 1993 que la France ne déboursera pas un centime pour le TGV Léman Mont-Blanc. Malgré ces péripéties politiques, la réalisation du rêve reste toujours d’une brûlante actualité.

Fig. 2 Les perspectives européennes offertes par le TGV Léman Mont-Blanc(9).

La piste jurassienne, indissociable du TGV Rhin-Rhône
L’accès à la France via Vallorbe est plus scabreux que la géographie unique de la cluse de Nantua; la ligne Vallorbe–Frasne–Dole doit faire face frontalement à la chaîne jurassienne. Inutile de chercher à gagner du temps sur ce tronçon, c’est au-delà qu’il faut résoudre le problème, et la solution passe par le TGV Rhin-Rhône(8). Initialement, le projet complet se résumait à une étoile à trois branches (Fig. 3): branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV, Montbard constituant le départ de la jonction avec l’axe TGV historique de Lyon à Paris) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon). Le raccordement de l’axe jurassien Vallorbe–Frasne–Dole avec la branche Est, à la hauteur de Villers-les-Pots, permettrait un gain de temps substantiel sur le trajet actuel Lausanne–Paris, de 3h40 selon le meilleur horaire actuel. Le conditionnel s’impose ici, car la branche Est du TGV Rhin-Rhône se termine aujourd’hui à la sortie ouest de Besançon TGV, à Villers-les-Pots précisément, et la branche Ouest est encore à l’état de projet.

Fig. 3 L’étoile à trois branches du TGV Rhin-Rhône: branche Est (Dijon TGV–Mulhouse), branche Ouest (Montbard–Dijon TGV) et branche Sud (Dijon TGV–Lyon)(8); actuellement, seule la partie centrale de la  branche Est est réalisée, de Villers-les-Pots, à l’ouest de Besançon TGV, jusqu’à Petit-Croix, à l’est de Belfort TGV.

La Suisse occidentale doit se réveiller
Les deux axes majeurs de la Suisse occidentale vers la France sont donc ceux de Genève à Mâcon (le TGV Léman Mont-Blanc) et de Vallorbe à Dijon/Montbard, via les branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône.

Le cadre institutionnel est déjà en place: c’est la «Convention entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République française relative au raccordement de la Suisse au réseau ferré français, notamment aux liaisons à grande vitesse» (10), conclue en 1999 et entrée en vigueur en 2003; il faudra tout de même prendre garde à la faire perdurer, son échéance étant arrêtée au 31 décembre 2020. Pour les relations entre la Suisse occidentale et la France, la Convention met l’accent sur les deux axes Genève–Paris via Mâcon et Lausanne–Paris via Vallorbe et Dijon, en précisant (selon l’Annexe 1) les performances attendues:

  • 2h30 entre Genève et Paris, ce qui implique l’aménagement d’une ligne à grande vitesse équivalente à celle du projet Léman Mont-Blanc (durée de 2h15).
  • 3h00 entre Lausanne et Paris, ce qui sous-entend l’aménagement des branches Est (de Villers-les-Pots jusqu’à Dijon TGV) et Ouest (de Dijon TGV à Montbard) du TGV Rhin-Rhône.

La stratégie de financement de ces deux axes est très différente. Le TGV Léman Mont-Blanc est avant tout un projet suisse, conçu et planifié pour relier Genève à Paris; son financement, estimé par le bureau Bonnard & Gardel à 2,7 milliards de CHF (valeur 1992), pourrait être entièrement pris en charge par notre pays. A l’image du consortium qui avait piloté le projet initial, il serait heureux de ressusciter le quatuor de banques et de bureaux d’ingénieurs pour relancer la ligne nouvelle Genève–Mâcon dans un cadre économique minimisant le recours au financement public.

L’aménagement des deux branches Est et Ouest du TGV Rhin-Rhône constitue un projet essentiellement français. En rappelant les aides financières apportées par la Confédération pour la réalisation de tronçons hors de nos frontières (110 millions d’euros pour la réhabilitation de la ligne des Carpates, entre Bellegarde et Bourg-en-Bresse, 100 millions de CHF pour l’aménagement de la branche Est du TGV Rhin-Rhône), une nouvelle contribution financière suisse pourrait accélérer les extensions de l’actuel TGV Rhin-Rhône, et plus précisément ses branches Est et Ouest.

Pour les deux projets de Genève–Paris via Mâcon et Lausanne–Paris via Vallorbe, aucun montant financier n’est, à notre connaissance du moins, planifié ni en France, ni en Suisse. Sur le plan suisse, les fonds actuels pourraient éventuellement prendre en charge les montants suivants(11):

  • le projet Raccordement aux lignes à grande vitesse (R-LGV), d’un montant initial de 1,09 milliard de CHF, va se terminer en 2021 avec un solde estimé aujourd’hui à 87 millions de CHF, sans affectation précise à ce jour.
  • Le projet ZEB (zukünftige Entwicklung der Bahninfrastruktur), d’un montant de 5,4 milliards, se terminera vers 2028 avec un solde estimé à 414 millions.
  • L’étape d’aménagement 2025 du PRODES (programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire), d’un montant de 6,4 milliards et s’achevant vers 2033, comporte un solde estimé à 219 millions.
  • L’étape d’aménagement 2025-2035 du PRODES vient d’être approuvée par le Parlement. Elle ne comporte aucun projet en rapport avec les relations TGV de la Suisse occidentale vers la France; sur son montant de 12,9 milliards et sa durée de 10 ans, il n’est pas exclu d’imaginer des rocades avec des projets planifiés aujourd’hui, mais renvoyés à plus tard ou revus à la baisse.

Du «flygskam» au «tagskryt»
Avec une ligne à grande vitesse de Genève à Lausanne (20 minutes de trajet) puis de Lausanne à Berne (30 minutes), les voyageurs pourraient rallier Paris en 2h15 depuis Genève, 2h35 depuis Lausanne et 3h05 depuis Berne. Grâce au contournement TGV de Paris, Londres serait atteinte en 4h25 depuis Genève, 4h45 depuis Lausanne et 5h15 depuis Berne, des durées compétitives avec celles de l’avion pour un déplacement de centre à centre.

En résumé, relançons le TGV Léman Mont-Blanc, et achevons le TGV Rhin-Rhône: la Suisse occidentale sera alors véritablement au cœur de l’Europe ferroviaire à grande vitesse. La honte de prendre l’avion, «flygskam», fera alors place au «tagskryt», la fierté de rouler en train!

Daniel Mange, 1 août 2019

 

Références

(1) R. Bournoud, Le Canton demande que le TGV passe par Vallorbe, 24 heures, 30 mars 2019, p. 4.

(2) Communiqué de presse du Comité de suivi du Lyria, Région Bourgogne-Franche-Comté, Canton de Vaud, 12 avril 2019.

(3) R. Bournoud, Trente ans de lutte pour le TGV via Vallorbe, 24 heures, 10 mai 2019, p. 5.

(4) M. Béguelin, Liaisons TGV France–Suisse: deux concepts s’affrontent, Domaine public, No 2246, 27 mai 2019, pp. 4-7.

(5) R. Bournoud, «Lausanne va bénéficier de notre nouvelle offre», 24 heures, 18 avril 2019, p. 3.

(6) B. Wuthrich, Berne arbitrera le litige autour de TGV Lyria, Le Temps, 18 mai 2019, p. 6.

(7) C. Abdessemed, «Le TGV va faire un effort considérable pour les Vaudois», Lausanne Cités, 22 mai 2019, p. 3.

(8) D. Mange et al., Plan Rail 2050, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2010.

(9) TGV Léman Mont-Blanc. La solution directe, République et canton de Genève, Genève, 1996.

 (10) Convention entre le Conseil fédéral suisse et le Gouvernement de la République française relative au raccordement de la Suisse au réseau ferré français, notamment aux liaisons à grande vitesse, conclue le 5 novembre 1999, approuvée par l’Assemblée fédérale le 19 mars 2001, entrée en vigueur le 28 mars 2003, état au 17 février 2004.

(11) Programmes d’aménagement ferroviaire. Fonds d’infrastructure ferroviaire (FIF), Office fédéral des transports, Confédération suisse, Berne, 31 décembre 2018.

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