Ecartement variable: Paris–Moscou, Yiwu–Madrid, Montreux–Interlaken, même combat!

Une saga industrielle méconnue
Des personnalités visionnaires se sont succédé à la tête du chemin de fer Montreux-Oberland bernois (MOB): Roland Zehnder, son constructeur et directeur dès 1901, avait déjà esquissé la poursuite de la ligne de Zweisimmen à Interlaken; Edgar Styger, après avoir révolutionné le matériel roulant avec ses trains panoramiques, s’engage pour un 3e rail de Zweisimmen à Interlaken, supprimant le transbordement obligatoire entre voie métrique et voie normale; Richard Kummrow annonce avec audace le départ d’un futur convoi à écartement variable le 12 décembre 2012 à 12h12(1). Enfin, aux dernières nouvelles, Georges Oberson, l’actuel directeur et fer de lance du projet, promet le démarrage du GoldenPass Express pour le 11 décembre 2022, retardé par les effets collatéraux de la pandémie du coronavirus.

Le projet d’un train à écartement variable (Fig. 1), a priori peu spectaculaire, devrait modifier la géographie ferroviaire de la Suisse entière, en abolissant la frontière entre l’écartement normal (les CFF en majorité) et le réseau métrique (des compagnies privées pour l’essentiel); ce concept offre sur le plan mondial des perspectives prometteuses, comme l’accélération du trafic entre la Chine et l’Europe, la nouvelle route de la soie.

Ce modeste morceau du puzzle ferroviaire, le bogie à écartement variable, imaginé et façonné en terre vaudoise, mérite une véritable saga. Je lui consacrerai donc plusieurs chapitres, dont le premier débute par ma découverte naïve d’un périple ferroviaire de Lausanne à Moscou, en 1988, sans transbordement.

Fig. 1 Nouvelle rame à écartement variable développée par Stadler Rail pour le GoldenPass Express (document MOB).

Lausanne–Moscou: 48 heures de train sans transbordement
Sous le règne de Mikhaïl Gorbatchev, l’ère de la perestroïka (restructuration) ouvre timidement l’Union soviétique au monde. Pour assurer un cordon ombilical entre ses diplomates actifs à Genève et la capitale de l’URSS, une voiture-lits reliera de 1988 à 1994, sans transbordement, les bords du Léman à Moscou(2). Son arrêt à Lausanne en faisait une irrésistible tentation pour gagner l’Oural en 48 heures(3). Sans transbordement ne signifie pas train direct: notre voiture sera ballotée à travers la Suisse, l’Allemagne, la Pologne et l’URSS, accrochée à divers convois, ou même prenant la pause –plusieurs heures en gare de Berlin– en zone orientale. Mais le clou du voyage réside dans le franchissement de la frontière polono-russe, à Brest: outre la sévérité des contrôles douaniers, l’événement est ici le changement d’écartement; pour éviter tout risque d’invasion, un tsar du 19e siècle décrète que l’écartement russe (1520 mm) sera plus large que son homologue européen (1435 mm). Une opération majeure s’impose à la frontière: changer les bogies, ces wagonnets à deux essieux et quatre roues qui soutiennent toutes les voitures de chemin de fer.

Un double décor s’offre à nous. A l’intérieur de la voiture-lits, où nous restons confinés, tous les citoyens russes se changent et revêtent leur tenue d’apparat pour une digne rentrée dans la mère patrie. A l’extérieur, nous sommes plongés dans une forge du Moyen Âge où s’activent dans la pénombre une nuée de chaudronniers qui, à l’aide de grues, de crics, puis de longs marteaux et d’autres outils non identifiables, soulèvent la voiture, démontent les bogies européens pour les remplacer par leur variante soviétique. Spectacle à la fois dantesque et roboratif. Après deux heures de show, le train repart pour sa destination finale, Moscou.

Si la voiture Genève–Moscou n’est aujourd’hui plus qu’un lointain souvenir, il reste encore des relations sans transbordement entre l’Europe et la Russie, en particulier le Paris–Berlin­-Varsovie–Moscou, où des voitures-lits très confortables sont offertes aux voyageurs une fois par semaine; mais, comme le témoigne cette vidéo tournée en 2019, le changement des bogies reste d’actualité (Fig. 2) et l’opération exige toujours un arrêt de 128 minutes à Brest, plus de deux heures de spectacle!

Fig. 2 Le changement de bogies dans l’atelier ferroviaire de Brest (photo Ph. Delahaye, absinthemuseum.auvers-sur-oise, 25 août 2016).

De la Chine à l’Europe: la  nouvelle route de la soie
Tandis que le trafic voyageurs de l’Europe vers la Russie s’étiole, un énorme marché ferroviaire se développe pour écouler le flot de marchandises chinoises vers l’Europe. Pour toute une gamme de produits, le chemin de fer offre le meilleur compromis entre le prix et la durée du trajet, car il surpasse le bateau, trop lent, et l’avion, trop cher. La première liaison régulière de ce type a été inaugurée à fin mai 2013 entre Chengdu, capitale du Sichuan (Chine), et Lodz, en Pologne.

Le 18 novembre 2014, le premier train marchandises de la société Yiwu Timex Industrial Investment inaugurait la plus longue ligne de chemin de fer du monde, reliant Yiwu (Chine, à 120 km à l’ouest de Shanghai) à Madrid (Espagne), soit 13’052 kilomètres(4). Pour concrétiser cette liaison, il aura fallu vaincre un grand nombre de difficultés techniques et bureaucratiques. La variété des écartements impose trois changements de train, à l’entrée du Kazakhstan (écartement russe, 1520 mm), aux portes de la Pologne (retour à l’écartement normal, 1435 mm) et à l’arrivée en Espagne (écartement ibérique, 1668 mm): chacune de ces opérations entraîne le transbordement complet de tous les conteneurs du train de départ!

Changer d’écartement: un défi technique et économique
128 minutes pour changer les bogies de l’express Paris–Moscou, trois changements  de cargaison pour le train de fret de Yiwu à Madrid: la durée et le coût en main d’œuvre de ces opérations sont astronomiques. Le franchissement accéléré de ces frontières a toujours suscité des solutions techniques novatrices, dont les systèmes à écartement variable. Le nouveau bogie du Montreux-Oberland bernois pourrait être une alternative aux changements de bogies ou aux transferts de cargaison. Sans oublier les interminables manœuvres en gare de Morges où les trains de gravier du MBC (Morges-Bière-Cossonay), à écartement normal, doivent être transportés d’Apples à Morges sur des trucks à écartement métrique (Fig. 3).

Paris–Moscou, Yiwu–Madrid et Apples–Morges–Gland: même combat! C’est peut-être une invention vaudoise, le bogie à écartement variable du MOB, qui révolutionnera le passage des frontières ferroviaires.

Daniel Mange, 13 janvier 2021

Fig. 3 Truck à voie métrique permettant le transport de wagons à voie normale sur le tronçon Apples–Morges du chemin de fer MBC (Morges-Bière-Cossonay)(photo Stéphane Dewarrat, 17 mai 2016).

 

Références

(1) M. Ismail, Le MOB veut aller jusqu’à Interlaken en 2012, 24 heures, 29 mai 2009.

(2) E. Dubuis, Le direct de Moscou, Le Temps, 19 mai 2008.

(3) Horaire détaillé du voyage en question: départ de Lausanne le 7 septembre 1988, à 14h13; arrivée à Moscou le 9 septembre à 14h40 après un trajet via Bâle, Berlin, Varsovie, Brest et Minsk. Départ de Moscou le 17 septembre à 18h30, arrivée à Lausanne le 19 septembre à 14h23.

 (4) D. Mange, Dragon de fer sur route de soie, blog du quotidien Le Temps, 5 novembre 2018.

 

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Dragon de fer sur route de soie

«Ma vie, c’est la ligne; la ligne, c’est ma vie» martèle Feng Xubin, président-directeur général de Yiwu Timex Industrial Investment et patron de la plus longue ligne de chemin de fer marchandises du monde; celle-ci relie Yiwu (Chine, à 120 km à l’ouest de Shanghai) à Madrid (Espagne), soit 13’052 kilomètres. Cette épopée a fait l’objet du film «Le dragon de fer»(1), récemment proposé aux téléspectateurs par la Radio télévision suisse.

Quelles sont les motivations de ce nouveau Christophe Colomb, magnétisé par la conquête des territoires à l’Extrême-Occident de la Chine et décidé à ressusciter la fameuse Route de la soie, abandonnée autour du 15e siècle? La réponse est sans détour: il y a un marché à prendre. Pour le flot de marchandises qui s’écoule de la Chine vers l’Europe, le bateau est trop lent, et l’avion trop cher. Pour toute une gamme de produits, le chemin de fer offre le meilleur compromis entre le prix et la durée du trajet, 21 jours pour relier la Chine à l’Espagne, via le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne et la France.

Défis et solutions

Pour expédier le premier train, le 18 novembre 2014, il aura fallu vaincre un grand nombre de difficultés techniques et bureaucratiques. La variété des écartements impose trois changements de train, à l’entrée du Kazakhstan (écartement russe, 1520 mm), aux portes de la Pologne (retour à l’écartement normal, 1435 mm) et à l’arrivée en Espagne (écartement ibérique, 1668 mm): chacune de ces opérations entraîne le transbordement complet de tous les conteneurs du train de départ!

La bureaucratie, ensuite: chaque conteneur est décrit par un document douanier, et la liasse de ces documents, réunis dans un simple sac, se transmet de conducteur en conducteur, 60 fois pour l’ensemble du parcours. Au passage de la frontière Chine/Kazakhstan, le train patiente jusqu’à la traduction complète, de chinois en russe, de l’ensemble des documents… A l’entrée dans l’Union européenne, en Pologne, les contrôles douaniers redoublent de vigueur: là, à Terespol, le train défile à petite vitesse sous un portique qui scanne la cargaison de chaque conteneur pour y débusquer l’éventuelle contrebande.

On se met à rêver: pourrait-on faire mieux? L’écartement variable, ce futur fleuron du Montreux-Oberland bernois, offrirait-il une alternative aux trois transbordements, fastidieux et coûteux? Les techniques informatiques pourraient-elles traiter, avec les nouveaux systèmes de codage et la chaîne de blocs («blockchain»)(2), le flux d’information traité manuellement par une cohorte de fonctionnaires et de traducteurs?

L’exploit nous laisse néanmoins pantois, tant la complexité du système est énorme. A chaque produit chinois, expédié depuis le gigantesque centre commercial de Yiwu (70’000 magasins de gros), on peut associer aujourd’hui cet étonnant dragon, déroulant sa centaine de conteneurs sur le tiers du tour de la terre! Un vrai conte de fer…

Avec la désintégration du rideau de fer et l’ouverture de la Chine vers l’Occident, la Suisse devra repenser sa stratégie des transports. Au traditionnel axe Nord-Sud, via les grands tunnels alpins, il faudra désormais superposer un axe Est-Ouest, de l’Orient à l’Occident, la nouvelle Route de la soie.

Daniel Mange, 5 novembre 2018

Références

(1) «Le dragon de fer», film réalisé par Tim Robert-Charrue et Shan Bai, coproduction CGTN-Français et Radio télévision suisse, 2018.

(2) Le groupe suisse Smart Containers travaille déjà sur le premier conteneur basé sur la technologie de la chaîne de blocs, éliminant tous les documents de fret.

 

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Le Saint-Gothard à 275 km/h: performance ou poudre aux yeux?

Week-end de Pâques 2018: c’est non sans fierté que les CFF ont annoncé que leur dernier né, le train à grande vitesse Giruno de Stadler, avait franchi le tunnel de base du Saint-Gothard à 275 km/h. Ce chiffre ne tombe pas du ciel: le train, comme le tunnel, ont tous deux été conçus pour 250 km/h, et la pratique impose des courses d’essai à cette vitesse, majorée de 10%.

Si la performance n’est pas mise en doute, c’est la signification de l’événement qui pose question. Le tunnel de base du Saint-Gothard comporte deux tubes à simple voie, un dans chaque direction; on a donc, toujours dans chaque direction, une voie unique de 57 kilomètres, sans aucune possibilité de dépassement. Ce sont donc les trains de marchandises, les plus lents (de 80 à 100 km/h), qui dictent leur loi aux convois de voyageurs, les plus rapides. Les spécialistes ont peaufiné leurs horaires depuis belle lurette. Aujourd’hui, pour garantir –chaque heure et dans chaque sens– le passage de 6 trains de fret à 100 km/h et de 2 trains voyageurs, on doit limiter la vitesse de ces derniers à 200 km/h.

Le pire est à venir: le percement du tunnel du Zimmerberg II, entre Zurich et Zoug, entraînera un gain de temps de 10 minutes entre ces deux villes. Le projet actuel vise à allonger de la même durée le trajet des trains de voyageurs à travers le tunnel de base du Saint-Gothard: avec une vitesse bridée à 130 km/h –la moitié de la vitesse prévue à l’origine– les convois EuroCity et InterCity laisseront passer 4 trains de fret supplémentaires, soit 10 trains chaque heure et dans chaque sens…

Récapitulons: le financement de l’étape 2025-2035 du programme de développement stratégique de l’infrastructure ferroviaire (PRODES) prévoit 2,2 milliards de francs pour le percement du tunnel du Zimmerberg II; ce dernier investissement vise essentiellement à ralentir les trains de voyageurs à travers le tunnel du Saint-Gothard pour augmenter massivement la déferlante des convois de fret. Manifestement, les transporteurs de marchandises ont défendu leurs intérêts plus efficacement que les lobbies des usagers…

Aux Etats-Unis, les voyageurs qui se risquent encore à traverser le pays en train sont habitués à se garer pour être doublés par les interminables convois de fret. Le trafic marchandises est là-bas source de profit, le trafic voyageurs un gouffre financier. Espérons que les passagers suisses ne resteront pas à quai, condamnés à voir passer les marchandises sous leur nez…

Référence: Werner Stohler, Exploitation de la ligne: des hauts et des bas. Transports romands, No 30, juin 2016, pp. 6-8.

Photo CFF.