«Un train peut ne pas en cacher un autre» ou les tribulations ferroviaires d’un Helvète en Gaule

La météo mélancolique de mai m’incite au sud. De très proches amis m’y invitent dans leur demeure tropézienne: foin d’aéroplane –la honte de prendre l’avion, le «flygskam», tue– et de voiture –limitons les gaz à effet de serre–, je choisis tout naturellement le train pour m’y précipiter. Tout en sachant que les derniers kilomètres, desservis jusqu’à la fin de la 2e guerre par de vaillants tortillards(1) (Fig. 1), devront s’effectuer par véhicule sur pneumatiques… ou par bateau!

Fig. 1 Chemins de fer de la Provence, réseau du Var, lignes d’intérêt local de Cogolin à Saint-Tropez et de Toulon à Saint-Raphaël, suspendues dès juin 1948(2).

Départ en fanfare… suisse
Avec l’application Mobile CFF, parfaite pour la Suisse et très performante au-delà, l’affaire devrait être rondement menée: aller par Genève, Lyon, Marseille et Saint-Raphaël, puis bus ou bateau pour achever le périple. Première surprise: l’unique relation qui m’est proposée pour ce fatidique jeudi 30 mai 2019, l’Ascension, dure 8h53 et me conduit à un épisode ferroviaire de Genève à Aix-en-Provence TGV par Lyon, puis d’Aix à Saint-Raphaël via les Arcs, deux interminables trajets en bus… (Fig. 2).

Fig. 2 La relation Genève–Saint-Raphaël en 8h53 proposée par Mobile CFF.

Tentons une application plus européenne
Un éminent cadre ferroviaire me suggère l’application trainline: j’y découvre qu’il existe un TGV Lyria direct pour Marseille, départ à 8h41 de Genève, mais que celui-ci est complet… Mais on m’offre un train au meilleur prix, qui part de Genève à 12h12 pour atteindre Saint-Raphaël le lendemain à 8h35, après 20h23 de route, quatre changements à Brigue, Milan, Vintimille et Cannes, et un cumul de 9h52 d’attente dans les diverses gares traversées… Le prix est effectivement imbattable: 92,28 euros en 2e classe! (Fig. 3).

Pour la petite histoire, Greta Thunberg, la jeune pasionaria du climat, aurait pu gagner Stockholm depuis Davos dans une durée voisine (25 heures et 37 minutes) et avec quatre changements également (Landquart, Hambourg, Copenhague et Malmö).

Fig. 3 La relation imbattable au prix (92,28 euros) de trainline via Brigue, Milan, Vintimille et Cannes.

Le recours ultime: l’Indicateur européen (European Rail Timetable)
Il est temps de passer à la vitesse supérieure: l’horaire papier synoptique, sauvegardé et produit par la courageuse équipe qui a racheté à l’entreprise Thomas Cook son prestigieux indicateur. La lumière jaillira peut-être de l’édition février 2019 de cet opuscule(3): il devient assez clair que le seul trajet TGV Lyria direct reliant Genève à Marseille part à 8h41 (cadre 350), et nous savons déjà, grâce à trainline, que ce train est complet. Mais rien n’explique pourquoi, avec des changements supplémentaires, la voie n’est pas libre jusqu’à Saint-Raphaël… sans passer par l’Italie. Mais l’Indicateur européen, grâce à sa présentation synoptique, nous met sur d’autres pistes: il détaille toutes les relations de Marseille à Vintimille (cadre 360) en nous avertissant tout de même que l’horaire est «subject to alteration on May 30». Le même opuscule offre une variante pour rejoindre Toulon et Hyères depuis Marseille (cadre 360) par des trains régionaux. On se rapproche insensiblement de Saint-Tropez.

Le mystère s’épaissit
Au vu de la situation désespérée des TGV, manifestement tous complets, il faut donc se rabattre sur les TER (transport express régional) et rechercher sur internet les sites spécifiques. Avec un peu de bon sens et un minimum de connaissances géographiques, on aboutira au site ter.sncf.paca pour déchiffrer les horaires TER de Marseille à Saint-Raphaël, l’artère majeure de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA). Le verdict tombe: une seule relation à partir de midi, départ de Marseille à 15h50, arrivée à Saint-Raphaël à 20h24 (soit 4h34 de voyage) via Aix-en-Provence TGV, puis le périple en bus déjà relevé plus haut d’Aix à Saint-Raphaël via Les Arcs (Fig. 4).

Fig. 4 Par transport express régional (TER) de Marseille à Saint-Raphaël: après 12 minutes de train, un périple en bus de 4h22!

Le mystère enfin éclairci
Mais que se passe-t-il entre Marseille et Saint-Raphaël, véritable zone de non-droit ferroviaire? Un coup de téléphone s’impose, en désespoir de cause, à la région PACA de la SNCF: c’est le 0033 800 114 023 qui nous mettra enfin sur la piste. Des travaux de renouvellement des voies en gare de Toulon entraînent l’interruption totale du trafic entre Aubagne (banlieue à l’est de Marseille) jusqu’aux Arcs, à l’ouest de Saint-Raphaël, du jeudi 30 mai, 10h00, jusqu’au dimanche 2 juin, 10h00 (Fig. 5). Aucun service de substitution, par des bus ou tout autre moyen de locomotion, n’est offert à l’usager…

 

Fig. 5 La clef du mystère: travaux en gare de Toulon, avec le remplacement de dix aiguillages.

On se rapproche du but
A l’image du héron de la fable, qui laisse passer ses plus belles proies pour se rabattre sur un modeste limaçon, nos rêves d’économie de CO2 vont être revus à la baisse: le trajet en train se terminera à Marseille, et le reste nécessitera une flambée d’essence…

Il suffit maintenant de commander le billet: via le site Mobile CFF, après avoir rempli une bonne partie du questionnaire, y compris l’âge et la qualité de tous les participants, on nous répond poliment, mais fermement, que ce type de titre de transport n’est pas livrable par informatique. Il nous faut visiter un guichet ou téléphoner au service clientèle, au numéro 0848 44 66 88. Celui-ci, après quelques redirections, nous permet enfin d’atteindre un être humain sensible à notre quête. A l’aller, nous dit-on, se rajoute le problème du retour, affaire d’une complexité voisine, puisque se déroulant le dimanche 2 juin, extrémité du pont de l’Ascension. La très compétente agente nous rappelle vingt minutes plus tard avec de bonnes… et de moins bonnes nouvelles: oui, il existe encore une relation à l’aller, le jeudi 30 mai, en combinant TER (via Valence cette fois) et TGV, puis le retour le dimanche 2 juin via le TGV direct. La mauvaise nouvelle: les CFF ne sont pas autorisés à vendre ce type de produit, il faut nous rendre dare-dare à un guichet français, téléphoner ou s’attaquer au Saint Graal, le site oui.sncf.com. Suit alors une longue litanie sur ce nouveau site où l’on apprendra que tous les trains du dimanche sont définitivement complets, et que le retour sera donc avancé au samedi, toujours en TGV…

La valse du dernier mile
Il me semblait qu’en un clic je pouvais réserver une voiture à la gare Marseille-Saint-Charles pour achever notre chevauchée: lourde méprise. A cette époque délicate, tous les véhicules sont mobilisés; notre salut passe donc par le recours à une voiture privée, élégamment mise à notre disposition par nos hôtes.

Dédicace
Je dédie ce texte à ces très chers amis, qui m’attendaient pour un long week-end de farniente, et qui n’ont joui de ma présence qu’un seul jour de ce fameux pont de l’Ascension 2019. J’en veux bien entendu à la source unique de tous mes maux, les dix aiguillages délabrés de la gare de Toulon dont la réfection a entraîné ce gâchis.

Daniel Mange, 1 juillet 2019

Références
(1) J. Banaudo, Le train du Littoral, Les Editions du Cabri, Breil-sur-Roya (France), 1999.

(2) C. Lamming, L’annuaire Pouey de 1933. Toutes les lignes & les gares de France en cartes, Editions LR Presse, Auray (France), 2019.

 (3) European Rail Timetable, February 2019, European Rail Timetable Limited, Oundle (United Kingdom), 2019. 

 

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Lezzgo ou AG: le hic de la billettique

L’imminence de l’année nouvelle suscite un flot de bonnes résolutions; j’ai notamment décidé de réviser mon budget. Retraité actif, au bénéfice d’une pension mensuelle qui n’a pas varié d’un centime depuis treize ans, j’observe l’augmentation inexorable des dépenses imposées: assurances, impôts, taxes… et frais de transport. Passionné par la mobilité, je roule bien entendu depuis 2005 avec un abonnement général des CFF –le fameux AG–sésame absolu des transports publics. Pour les seniors –qui ont droit à un régime privilégié, 4’840 CHF par an en 1ère classe ou 2’880 en 2e classe– l’affaire n’est pas mirobolante. S’il est évident qu’un pendulaire quotidien sur l’axe Berne–Zurich rembourse rapidement son investissement, cette opération se fait sur le dos de la foule des seniors anonymes qui restent accrochés à leur sésame par pur confort.

Confort: tout est là. Avec l’AG, aucune angoisse dans la queue au guichet à quelques secondes du départ, aucune panique devant l’automate sibyllin qui, communauté tarifaire oblige, est différent de Genève à Saint-Gall, aucune obligation d’affronter le conducteur de bus qui vous rend la monnaie d’une main en manoeuvrant son volant de l’autre.

Est-il alors possible de concilier le confort de l’AG avec une dépense inférieure à 2’880 CHF par an? C’est ce que je vais tenter l’année prochaine en testant le système Lezzgo, lancé par la compagnie BLS (Berne-Lötschberg-Simplon)(1). Les préalables sont clairs: un téléphone portable plutôt récent (on parle dans ce cas de «smartphone»), une adresse informatique et une carte de crédit. L’enregistrement sur l’application Lezzgo, gratuite bien sûr, est limpide et rapide: deux minutes suffisent. Le mode d’emploi est tout aussi aisé: à l’entrée du premier véhicule de votre virée quotidienne, un clic pour enclencher l’application. Symétriquement, à la descente du dernier véhicule de la même journée, un clic pour déclencher. Dans les heures qui suivent, vous recevrez par courriel la facture détaillée de votre escapade; cette facture tient compte du tarif le plus avantageux, en particulier du prix de la carte journalière qui ne sera pas dépassé(2). Et si, par malheur, la détection de votre position dans l’espace (par géolocalisation) ou le choix de votre mode de transport –bus, tram, métro, train– était erroné, un personnel attentionné, directement accessible par téléphone, corrigera illico la bévue du système.

Dans un an, je vous ferai rapport: Lezzgo a-t-il fait plus fort que l’AG? Combien de corrections durant l’année? Quelles améliorations à proposer? Durant cette attente, allons-y, let’s go!

PS: La Suisse est à la pointe des nouvelles solutions de billettique(3). A côté de Lezzgo, l’application Fairtiq(4) est très proche dans sa philosophie et son emploi. On n’est jamais trop prudent: je charge donc en parallèle les deux applications!

Daniel Mange, 11 décembre 2018

Post-scriptum au 1 janvier 2020

Chose promise, chose due. Après une année de pérégrinations en transports publics, le constat est clair: pour un retraité actif, ayant roulé pendant 63 jours de l’année, la facture Lezzgo s’élève à 1’774.20 au lieu des 2’880 CHF de l’abonnement général 2e classe, version senior.

Le système Lezzgo a parfaitement tenu ses promesses, et sa centrale téléphonique toujours répondu présent. De mon côté, j’ai pêché une fois par enclenchement trop tardif de l’application: dans leur magnanimité, les CFF ont réduit de 90 à 30 CHF l’amende infligée par une contrôleuse un peu rigide… Il est vrai que malgré la consigne extraordinairement simple –enclencher l’application avant d’entrer dans le premier véhicule, déclencher après avoir quitté le dernier véhicule– l’oubli reste facile… sur le coup de la distraction ou d’une bousculade.

Enfin, après les précurseurs Lezzgo et Fairtiq, les CFF viennent d’intégrer dans leur application Mobile CFF la fonction EasyRide offrant des services identiques. La billetterie devient définitivement une billettique…

Références

(1) Site internet Lezzgo: www.lezzgo.ch

(2) Le périmètre de validité est aujourd’hui celui de l’abonnement général, à l’exception des compagnies de navigation, de certaines remontées mécaniques et des autobus de ligne.

(3) B. Wuthrich, La vignette et les billets de train changent d’époque, Le Temps, 31 janvier 2018, p. 9.

(4) Site internet Fairtiq: www.fairtiq.ch

 

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