Chemin de fer et informatique: la mécanicienne bientôt cheffe de gare?

Dans l’article qui suit, toutes les désignations de personnes sont faites à la forme féminine, et elles se rapportent à la personne exerçant la fonction, sans distinction de sexe.

La randonneuse qui s’évade dans la nature est confrontée à deux types d’activités: agir (marcher, ralentir pour reprendre son souffle, siroter sa gourde pour étancher sa soif, s’étaler dans l’herbe pour déguster son pique-nique), ou décider, à chaque bifurcation, choisir le chemin de gauche ou celui de droite.

Le programme informatique est une promenade bucolique
Tout programme informatique, une succession d’instructions, peut être comparé à notre promenade bucolique, une succession d’activités. Depuis le début de l’histoire des ordinateurs, on sait que deux types d’instructions sont suffisants pour écrire un programme aussi complexe soit-t-il: l’exécution d’une action DO… (faire…) et la prise de décision IF… THEN… ELSE… (si… alors… sinon…); ce sont exactement des deux types de tâches de notre randonneuse.

Le poste de commande décide, la conductrice exécute
Votre train préféré est régi par la même logique, en rappelant que la conductrice dispose d’un volant incapable de choisir une direction –celle-ci est imposée par la géométrie du rail– mais indispensable pour le réglage de la vitesse. La mécanicienne est donc condamnée à exécuter les instructions du type DO… (accélérer, freiner, stopper devant un feu rouge, démarrer au feu vert), tandis que la gestion des aiguillages (à gauche ou à droite) et des signaux (rouge ou vert) est confiée au poste de commande centralisé (Lausanne pour la Suisse romande, Fig. 1) qui exécute les instructions du type IF… THEN… ELSE…

Promenade bucolique, programme informatique ou train en mouvement se résument toujours à une succession d’actions à exécuter ou de décisions à prendre, un monde essentiellement binaire.

Fig. 1 Centre d’exploitation Ouest, Lausanne (photo Jean-Paul Guinnard, 24 heures, 24.2.2020).

Bref historique de la signalisation en Suisse
L’histoire de la signalisation se confond avec celle du chemin de fer: l’un des principes de base est la division de la ligne en segments fixes (appelés aussi blocks ou cantons), occupés par un seul train à la fois(1). Si le train en mouvement occupe le canton 1 (Fig. 2), le canton précédent 2 est interdit (signal avancé: 2 feux orange, signal principal: 1 feu rouge), tandis que le canton 3 est libre (signal avancé: 2 feux verts, signal principal: 1 feu vert). Depuis 1933, c’est le système Signum qui veille au respect de la signalisation, avec ses fameuses paires de «crocodiles», longues lames aimantées posées entre les rails et capables de détecter la présence de la locomotive. En cas de franchissement du signal principal au rouge, le convoi est automatiquement freiné, puis arrêté.

Fig. 2 Division de la ligne en cantons fixes: canton 1 occupé, canton 2 interdit, canton 3 libre(1).

Le système Signum a ses faiblesses; la triste collision frontale de Granges-Marnand, le 29 juillet 2013, a démontré que, dans certaines configurations, le train stoppé au rouge n’avait pas un temps de freinage suffisant pour éviter un convoi arrivant en sens inverse, sur voie unique. La solution réside dans un système de sécurité supplémentaire, le ZUB (Zugbeeinflussung ou influence sur les trains), qui complète le système Signum. Grâce à ses propres balises, ZUB peut garantir un arrêt à temps, au pied du signal principal, mais pas au-delà.

La révolution européenne de l’ETCS
L’arrivée de la grande vitesse en Europe, doublée de la nécessité pour les trains de franchir les frontières nationales, a conduit à la création du système de contrôle européen des trains ETCS (European train control system). ETCS doit remplacer à terme 23 systèmes nationaux; il est évolutif et se décline aujourd’hui en trois niveaux:

  • Grâce à de nouvelles balises au sol, les eurobalises, une transmission de données intermittente est effectuée entre le sol et le véhicule; la signalisation extérieure demeure et ETCS niveau 1 peut remplacer les systèmes Signum et ZUB. A fin 2019, tous les tronçons à voie normale de Suisse, à quelques exceptions près, sont équipés d’ETCS niveau 1(2).
  • Le système ETCS de niveau 2 (Fig. 3) se distingue du précédent par une transmission continue des données entre le sol et le véhicule, et l’abandon des signaux extérieurs au profit d’une signalisation en cabine. Pour des vitesses élevées et/ou des conditions atmosphériques difficiles (pluie, brouillard), ce progrès est décisif; la transmission continue des données implique l’existence d’un système de radiotéléphonie dédié au rail, abrégé par GSM-R (Global system for mobile communication, railway, système global de communication mobile pour le chemin de fer). En 2020, les tronçons Lausanne–Villeneuve, Sion–Sierre, Mattstetten–Rothrist (sur la ligne nouvelle Berne–Olten) ainsi que les tunnels de base du Lötschberg, du Saint-Gothard et du Monte Ceneri sont équipés de l’ETCS niveau 2(2).
  • Le niveau 3 du système ETCS est actuellement en développement: il postule essentiellement l’abandon des cantons fixes au profit d’une zone de protection mobile qui se déplace avec le train et se déforme selon sa vitesse et celle du train précédent; les écarts entre trains sont minimaux et la capacité de la ligne augmente de 30% environ. ETCS 3 nécessite la connaissance parfaite et continue de la position, de la vitesse et de la longueur du train: la grande quantité d’informations implique un nouveau système de radiotéléphonie ferroviaire, la FRMCS (Future railway mobile communication system, ou futur système ferroviaire de communication mobile).

Fig. 3 ETCS niveau 2 sur une ligne à grande vitesse: eurobalise avec panneau de signalisation ETCS; les cantons restent fixes, mais les signaux extérieurs disparaissent: ils sont transmis sur l’écran de la conductrice en cabine (photo LITRA(3), CFF).

Vers le pilotage automatique
Avec la gestion automatique de la vitesse, et de l’ouverture/fermeture des portes en gare, le pilotage peut être entièrement automatisé… sous la surveillance constante d’une conductrice prête à reprendre le contrôle manuel: c’est la commande automatique des trains ou ATO (Automatic train operation)(Fig. 4). Elle fait déjà l’objet d’essais ponctuels en Suisse, sur les lignes privées à voie normale de l’Oensingen-Balstahl-Bahn et du Südostbahn.

Fig. 4 Même avec la commande automatique des trains, la conductrice sera toujours indispensable (photo Litra(3), CFF).

Une tentative plus ambitieuse se prépare du côté de la Chine, sur la ligne nouvelle à grande vitesse reliant Pékin à Zhangjiakou, l’une des villes accueillant les Jeux olympiques d’hiver de 2022. Sur ce tronçon de 175 km, parcouru par des convois à 350 km/h, seront testés les premiers «trains intelligents» entièrement automatiques; cette performance repose sur l’utilisation du service satellitaire de géolocalisation et de navigation BeiDou développé en Chine, qui se rapproche du système européen ETCS niveau 3(4).

Un rêve pour la Suisse: la pilote bientôt cheffe de gare?
Certains axes ferroviaires frisent la saturation, comme Genève–Lausanne ou Olten–Zurich. Dans l’attente de l’aménagement d’hypothétiques lignes nouvelles, la priorité est l’équipement de systèmes de sécurité permettant l’augmentation sensible de la capacité: le système ETCS niveau 3 devient l’objectif de première urgence.

C’est dans ce contexte qu’a été lancé SmartRail 4.0, un programme d’innovation de la branche ferroviaire suisse(3). L’optimisme des ingénieures doit être tempéré par l’expérience des mécaniciennes, représentées par leur Syndicat suisse des mécanicien-ne-s de locomotive et aspirant-e-s (Verband Schweizer Lokomotivführer und Anwärter, VSLF); ce syndicat a mis en évidence, dans son bulletin du 28 juillet 2019(5), certaines défaillances de l’ETCS niveau 1 (une diminution de la capacité), de l’ETCS niveau 2 (des erreurs dans le positionnement des convois), ainsi que la sous-estimation des coûts du déploiement de l’ETCS niveau 3.

Fig. 5 Le poste de pilotage d’une rame moderne ressemble déjà au centre d’exploitation fixe de la figure 1.

Pour le plus long terme, la commande automatique est très alléchante, toujours sous supervision humaine. On peut même imaginer que la pilote, libérée de ses tâches de conduite (l’exécution des basses besognes, les actions DO…) puisse, à distance, contribuer à la marche d’un poste de commande lui-même décentralisé et mobile, exécutant alors des fonctions plus nobles (des décisions du type IF… THEN… ELSE…), soit la commande des aiguillages et des signaux. Le poste de pilotage d’une rame moderne (Fig. 5) ressemble déjà étrangement au centre d’exploitation fixe de la figure 1.

L’informatique permettrait ainsi d’élever la conductrice au rang de cheffe de gare…

Daniel Mange, 1 novembre 2020

 

Références

(1) P. Guignard, Technique des véhicules ferroviaires, Haute école spécialisée bernoise, Ecole d’ingénieurs de Bienne, août 2013.

(2) Office fédéral des transports, Programmes d’aménagement ferroviaire. Rapport sur l’avancement des travaux 2019, 2020, Berne.

(3) M. Vetterli, Comment smartrail 4.0 accroît l’efficacité du rail, LITRA, Service d’information pour les transports publics, 10 février 2020, Berne.

(4) F. de Kemmeter, Le premier train à grande vitesse sans conducteurs est lancé en Chine, MediaRail, 19 janvier 2020.

(5) L’ETCS dans l’impasse? News VSLF, No 598, 28 juillet 2019.

 

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Chemin de fer, informatique, biologie: une histoire de Noëls

Noël 1954: une épidémie de déraillements mine ma maquette ferroviaire. Une seule parade s’impose, l’automatisation complète des signaux (verts ou rouges) et des aiguillages (directs ou déviés). Ni mon père, ni mon oncle, ni mon grand-père, tous ingénieurs électriciens, ne satisfont mes interrogations. Mais j’entends parler des premiers ordinateurs, du côté de la lointaine Amérique, et, mieux encore, de l’algèbre de Boole, traitant les symboles binaires 0 et 1, clefs de mon projet. Ma décision est prise: je suivrai des études polytechniques pour faire tourner mes trains en toute sécurité. Mes recherches à l’EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) m’ont ainsi conduit à traverser l’informatique, d’abord matérielle (le «hardware»), puis logicielle (le «software»). Ce voyage m’a permis de proposer le concept de «magiciel»(1) pour décrire une approche unifiée expliquant les équivalences et transformations entre les assemblages de portes logiques, le matériel, et les assemblages équivalents d’instructions, le programme ou logiciel (Figure 1).

Fig. 1: Le magiciel, ou l’art de transformer des portes logiques (matériel) en instructions (logiciel) (dessin de Nicolas Mange).

Une histoire d’arbre

L’arbre de décision binaire s’impose comme le mode de représentation le plus… naturel de ces structures: il part d’un tronc originel se divisant en deux branches principales, chacune d’elles se divisant à son tour en deux branches secondaires, et ainsi de suite. La gare de triage de la figure 2 traduit parfaitement cette arborescence, commune au chemin de fer comme à l’informatique, matérielle ou logicielle.

Fig. 2: L’arbre de décision binaire, mode de représentation commun au chemin de fer, à l’informatique et à la biologie (photo de Marc Wilwert, Luxemburger Wort, 6 décembre 2018).

De la biologie moléculaire à l’embryonique

Eté 1987, Université de Stanford: c’est le coup de foudre biologique. J’y découvre d’abord que chaque organisme vivant est décrit par une signature unique, son ADN (acide désoxyribonucléique), un interminable message chimique bâti sur quatre composants, désignés par les lettres A, C, G et T. Ce langage quaternaire est donc très proche du langage binaire du chemin de fer et des ordinateurs… à tel point que l’embryologiste C. H. Waddington avait précisément utilisé une gare de triage, en 1940 déjà, comme mode de représentation du programme génétique ou génome. Celui-ci est décodé, dans chaque cellule, par une molécule géante, le ribosome, analogue à l’ordinateur exécutant son programme. L’attrait du vivant est irrésistible, et le projet «embryonique», pour embryologie électronique, visera dorénavant le développement de nouveaux circuits intégrés, les fameuses puces de silicium, incorporant les deux mécanismes de division et différenciation cellulaires. La redondance massive d’une telle architecture, avec la présence d’une copie du génome dans chaque cellule, lui confère des propriétés jusqu’alors réservées aux seuls organismes vivants: l’autoréparation (cicatrisation) et l’autoréplication (clonage). En 2002, le concept théorique sera finalement testé à l’EPFL sur une paroi électronique géante, le BioWall(2).

De l’embryonique au chemin de fer

L’ordinateur infaillible, à structure embryonique, pourra donc piloter en toute sécurité les trains sans conducteur de demain.

Malgré ce long cheminement, le retour au train miniature, version Noël 2018, a été rude: l’informatique a bouleversé le paysage ludique, envahi les microscopiques locomotives qui renferment aujourd’hui de véritables processeurs, décodant les signaux binaires émis par une puissante station centrale… Faire démarrer un train à vapeur nécessite de stocker le charbon virtuel, d’attendre la température de chauffe adéquate pour avoir enfin le droit de s’ébranler dans le fracas des divers chuintements de soupapes, pistons, jets de vapeur et autres sifflements, couplés à l’émission d’un torrent de fumée…

Le jouet rustique de Noël 1954 est devenu, 64 ans plus tard, un jeu informatique sophistiqué; l’émerveillement de l’enfant a laissé la place à la réflexion de l’ingénieur, et la raison a remplacé l’émotion. Décidément, le retour à l’enfance est un périple impossible…

Daniel Mange, 2 janvier 2019

Références

(1) D. Mange, Systèmes microprogrammés: une introduction au magiciel, Collection technique et scientifique des télécommunications, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 1990.

 (2) G. Tempesti, C. Teuscher, Biology Goes Digital. An array of 5’700 Spartan FPGAs brings the BioWall to «life», Xcell Journal, No 47, Fall 2003, pp. 40-45.

 

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«Le rail… dinosaure de la mobilité digitale»

Cette affirmation préhistorique conclut l’interview accordée au quotidien Le Temps du 17 mars 2018 par Daniel Müller-Jentsch, expert en mobilité chez Avenir Suisse.

Si l’on dresse l’arbre généalogique des moyens de transport motorisés, Daniel Müller-Jentsch a raison: le chemin de fer, et plus précisément la locomotive à vapeur, est l’ancêtre incontesté. Mais aujourd’hui, face à la prolifération des systèmes de transport où Daniel Müller-Jentsch voit clairement la domination des véhicules électriques et du pilotage automatique, le chemin de fer n’est plus en queue du peloton, mais à la première place. Pourquoi?

L’essence même du chemin de fer repose sur les deux files de rails qui figent complètement son déplacement. Le volant, visible dans la cabine de pilotage des locomotives, ne fixe que la vitesse du train; la trajectoire, c’est-à-dire l’entrelacs d’aiguillages emprunté par le convoi, est déterminée par de lointains postes de commande, pilotés par ordinateurs et supervisés par du personnel «au sol».

Mieux encore: avec l’introduction du nouveau système européen de contrôle des trains ETCS (pour European Train Control System), le réglage de la vitesse, y compris le démarrage, le freinage et l’arrêt du convoi, est entièrement pris en charge par l’ordinateur. On parle dans ce cas de pilotage automatique, et le conducteur fait place à un superviseur, entraîné à réagir aux situations d’exception. Dans l’étape ultime, à l’image du métro m2, à Lausanne, les passagers se confient à leur mode de transport favori sans aucun pilote à bord.

Le dinosaure a bien évolué. Avec sa nouvelle descendance –Hyperloop ou Cargo Sous Terrain– enterrée, sous vide d’air partiel, à sustentation et propulsion magnétiques, le chemin de fer risque de renvoyer aux oubliettes de l’histoire les glorieux mammouths aériens, les interminables cargos à containers et les 40 tonnes sur pneumatiques, tous voraces en combustible fossile et gros émetteurs de gaz à effet de serre.

Références

Bernard Wuthrich, «La conduite automatique va se généraliser», interview de Daniel Müller-Jentsch, expert chez Avenir Suisse. Le Temps, T Magazine, 17 mars 2018, pp. 42-44.

Alain Jeannet et Bernard Wuthrich, «L’avenir est aux moteurs d’avions hybrides», interview de Siegfried Gerlach, directeur général de Siemens Suisse. Le Temps, 28 mars 2018, p. 15.