La Suisse, championne du monde de la crémaillère
Des dizaines de trains tutoient ses sommets, une industrie ferroviaire unique, Stadler Rail, produit sa technologie: la Suisse est championne du monde de la crémaillère. Un récent article de la Luzerner Zeitung [1] annonce la fin possible de cette épopée, même si les lignes les plus pentues échapperont à ce couperet.
Fig. 1 Réseau du Zentralbahn (zb) avec ses deux lignes principales de Lucerne à Interlaken 0st (Brunig) et de Lucerne à Engelberg; la ligne de Meiringen à Innertkirchen a rejoint le réseau zb en 2021 (carte Zentralbahn).
Le Zentralbahn (zb) est une compagnie privée suisse, société fille des CFF (66 % de son capital), issue de la fusion de la ligne CFF du Brunig (Lucerne–Meiringen–Interlaken) et de la compagnie Lucerne–Stans–Engelberg (LSE) (Fig. 1). Les deux branches du zb sont unifiées techniquement, et leurs trains roulent sous la caténaire des CFF (15’000 volts, 16 2/3 périodes), et sur voie métrique, entrelardée de tronçons à crémaillère entre Giswil et Meiringen (ligne du Brunig) et entre Grafenort et Engelberg . La compagnie zb s’est toujours fait remarquer par sa modernité, tant sur le plan du matériel roulant (rames automotrices Adler, Fink et Spatz, Fig. 2) que par son concept d’exploitation (horaire cadencé, trains InterRegio alternant avec des trains régionaux, restauration à bord).
Fig. 2 Rame Adler du Zentralbahn; composée de sept éléments, cette rame automotrice roule jusqu’à 120 km/h en adhérence, à 40 km/h en crémaillère (montée) ou 27,5 km/h (descente) (photo Zentralbahn).
Quelle mouche a-t-elle donc piqué le Zentralbahn pour qu’il tente de se débarrasser de sa crémaillère? Ce n’est certainement pas l’incident du 6 mars 2021 où l’essieu moteur défectueux d’un convoi a entraîné une détérioration de la crémaillère entre Giswil et le col du Brunig. Les causes profondes sont antérieures à cet accident de parcours, et peuvent se résumer par la complexité, le coût, la lenteur et l’absence d’interopérabilité.
Complexe, donc coûteux
Le système de la crémaillère, troisième rail destiné à renforcer l’adhérence dans le sens de la montée et à assurer le freinage dans le sens de la descente, reste un dispositif bien connu, robuste et fiable. Mais la pose de ce troisième rail renchérit l’infrastructure (avec des aiguillages d’une redoutable complexité) et le matériel roulant; les engins moteurs doivent disposer d’essieux ad hoc pour la traction et le freinage, alors que les voitures sont également munies d’essieux destinés au seul freinage. L’usure, et donc l’entretien supplémentaire du système à crémaillère, sur la voie comme sur les véhicules, aggrave encore l’addition.
Lenteur: avant, pendant et après…
L’entrée et la sortie d’un tronçon à crémaillère, outre son soubresaut bruyant, nécessitent pour des raisons mécaniques un ralentissement sévère. La crémaillère elle-même impose une modération de la vitesse, plus forte à la descente (27,5 km/h pour la rame Adler) qu’à la montée (40 km/h), essentiellement pour des questions de sécurité.
La variété des espèces interdit l’interopérabilité
Les inventeurs de la crémaillère, tous citoyens suisses issus du 19e siècle (Carl Roman Abt, Eduard Locher, Niklaus Riggenbach, Emil Strub), ne se sont pas souciés d’uniformiser leur invention. Le Zentralbahn a hérité de la crémaillère Riggenbach, tandis que son proche voisin, le Matterhorn Gotthard Bahn (MGB, de Zermatt à Disentis/Mustér via Brigue et Andermatt) a tout misé sur la crémaillère Abt; malgré la future liaison destinée à joindre les deux réseaux via le tunnel du Grimsel (liaison Meiringen–Oberwald, voir l’article «Slow food» et grand confort sur voie étroite du 2 mai 2019 sur ce blog), ceux-ci seront incompatibles et le transbordement restera obligatoire.
L’oeuf de Colomb du Zentralbahn
Les ingénieurs du Zentralbahn, épaulés par leurs collègues de l’Ecole supérieure polytechnique d’Aix-la-Chapelle, ont logiquement décomposé le problème en deux temps: la montée d’abord, la descente ensuite.
L’ascension nécessite une adhérence et une puissance de traction maximales: elles seront obtenues si tous les essieux du futur convoi sont moteurs; la locomotive et son train de voitures disparaissent au profit d’une automotrice articulée dont chaque essieu est entraîné par un moteur de traction. La politique de flotte actuelle du Zentralbahn, où dominent aujourd’hui les automotrices, va déjà dans ce sens.
Pour parer à toute dérive lors de la descente, les moteurs de traction seront bien entendu mis à contribution grâce au freinage électrique: chaque moteur devient génératrice, et renvoie du courant dans la caténaire, la fameuse récupération. On doublera ce premier frein par l’adjonction de patins électromagnétiques destinés à coller au rail en cas de situation critique. Certains lecteurs se rappelleront de cet accessoire indispensable aux tramways lausannois, rompus aux pentes sévères de la ville (Fig. 3).
Fig. 3 Rame CFZe4/4 (série 191-193, construite en 1954) des Tramways lausannois munie de patins électromagnétiques sur les deux bogies (dessin de Pierre Stauffer tiré de la référence [2]).
Les futures rames automotrices du Zentralbahn, à motorisation totale et patins électromagnétiques, viendront à bout des pentes les plus sévères du réseau actuel, soit 12 % (12 mètres de dénivelé pour une distance de 100 mètres) sur la ligne du Brunig et de 10,5 % sur la ligne d’Engelberg. La crémaillère Riggenbach aura vécu sa vie, et pourra être déferrée.
A moins que des convois historiques, témoins du patrimoine ferroviaire, puissent encore circuler sur le réseau rajeuni… Ou alors que le GoldenPass Express, dépassant Interlaken pour se lancer à l’assaut du col du Brunig, ne réussisse ce nouveau défi: allier écartement variable et motorisation totale.
Nous suivrons de très près l’éradication de la crémaillère et la cure de jouvence qui dopera les lignes ainsi transformées. Mais nous n’oublierons pas les pionniers et honorerons la mémoire des Abt, Locher, Riggenbach et Strub.
Retombées lausannoises
Le chemin de fer Lausanne–Ouchy vit aujourd’hui sa troisième réincarnation: après une vie de funiculaire –surnommé la «ficelle»– il a été transformé en chemin de fer à crémaillère, toujours à voie normale, l’écartement standard des CFF. Sa nouvelle vie, totalement automatisée, est celle d’un métro, le m2, roulant sur pneumatiques. Mais, avec une rampe de 11,4 %, inférieure à celle du Zentralbahn, le futur matériel du m2 pourra oublier le caoutchouc pour retrouver son statut de véritable chemin de fer. Pour certains riverains, la disparition du crissement des pneus sera chaleureusement applaudie…
Daniel Mange, 1 septembre 2021
Remerciements
J’adresse ma reconnaissance à Pierre Guignard, expert en matière ferroviaire, qui m’a rendu attentif à la différence cruciale entre lignes à crémaillère pure (Montreux–Rochers-de-Naye ou Zermatt–Gornergrat, par exemple) et lignes mixtes, à adhérence et crémaillère (Zentralbahn ou Matterhorn Gotthard Bahn). Dans le premier cas, les véhicules sont relativement simples, car il n’y a qu’une chaîne d’entraînement/freinage, et pas de problème d’entrée et sortie de la crémaillère. Sur les lignes mixtes, les véhicules sont beaucoup plus complexes, lourds et coûteux, car on cumule deux modes de traction et de freinage, et la transition adhérence/crémaillère doit s’effectuer en mode entièrement sécuritaire.
Je remercie également Madame Annette Rochaix-Goldschmidt, veuve de Jean-Louis Rochaix et contributrice de la collection des livres voués aux chemins de fer vaudois, pour la mise à disposition de la figure 3.
Références
[1] M. Piazza, Zentralbahn testet zahnradlosen Betrieb für Brünig und Engelberg, Luzerner Zeitung, 22. Juli 2021.
[2] M. Grandguillaume, J. Jotterand, Y. Merminod, J. Paillard, J.-L. Rochaix, P. Stauffer, J. Thuillard, Les tramways lausannois 1896-1964, Bureau vaudois d’adresses, Lausanne, 1977.
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