L’invité du jour: Eduardo Sanchez, professeur d’informatique et grand voyageur colombien

J’accueille aujourd’hui un collègue et ami, Eduardo Sanchez. Eminent informaticien, il a accompli une brillante carrière entre l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, dont il est professeur honoraire, et la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud, à Yverdon-les-Bains, qui l’a promu doyen du Département TIC (Technologies de l’information et de la communication). Eduardo, l’homme aux intérêts multiples et à la culture polyvalente, a toujours su garder la passion pour son pays d’origine, la Colombie, tout en s’engageant sans réserve pour le développement et la recherche de l’informatique suisse. Il nous livre ci-dessous un aspect méconnu de la mobilité colombienne. Merci à lui pour ce rafraîchissant dépaysement.

 

Escapade colombienne: du chemin de fer aux «brujitas»
Le principal port colombien sur le Pacifique se trouve à Buenaventura, à trois heures de route à l’ouest de Cali (Fig. 1). C’est l’une des rares villes du Pacifique colombien, l’une des régions les plus humides du monde, riche d’une forêt tropicale inextricable, parcourue par des rivières de toutes dimensions.

Une seule population s’est établie dans ces régions à l’accès difficile: les descendants des esclaves africains qui fuyaient leurs maîtres espagnols. Aujourd’hui encore, la population est noire dans sa grande majorité, vivant de la pêche et du produit de petites plantations de bananes plantains, manioc, etc.

Le commerce maritime avec l’Asie et l’Amérique du Nord a conduit à la création d’un chemin de fer reliant Buenaventura à Cali (et allant même un peu plus loin: j’ai beaucoup voyagé en train entre Cali et Zarzal, pendant mes études). Sa construction n’a pas été facile, devant surmonter la Cordillère occidentale depuis Cali avant d’entamer la traversée de la forêt pour arriver à Buenaventura.

Fig.1: De Cali à Buenaventura via San Cipriano en «brujitas», les petites sorcières.

Malheureusement, la puissance du lobby autoroutier a entraîné une lente disparition du réseau ferroviaire colombien, et la ligne Buenaventura–Cali n’a pas été une exception. Malgré plusieurs tentatives de résurrection, dont l’une menée avec des capitaux japonais, la ligne est aujourd’hui abandonnée, laissant dans l’isolement les populations établies le long du rail.

La nature a horreur du vide
Mais rapidement un nouveau moyen de transport a pris possession de la ligne: les «brujitas» (petites sorcières), charrettes en bois sur des roulements à billes, propulsées par la force des bras, grâce à des leviers couplés aux roues. Parfois, la cohabitation sur la voie unique implique un saut rapide des passagers sur le côté et le portage de la charrette par le conducteur, pour éviter un choc avec le train croiseur, qui arrive toujours à des heures imprévues…

Le progrès est arrivé par la suite avec le remplacement de la force des bras par les moteurs de vieilles motos couplés aux axes des charrettes (Vidéo 1).

Vidéo 1: Le moteur remplace la force musculaire.

Et, très vite, on a développé une petite industrie touristique centrée autour du village de San Cipriano. Les visiteurs étaient guidés au milieu de la forêt, visitant des endroits idylliques, petites rivières aux eaux cristallines, cascades de toutes les tailles, peuplées par des poissons qui vous filent entre les jambes. Et de petits hôtels et restaurants sont nés également autour des stations des «brujitas».

Pour arriver à San Cipriano, la station de départ, il faut deux heures de route depuis Cali, avec la traversée de la Cordillère occidentale. Le point le plus élevé, à un peu moins de 2000 mètres, est un but de promenade de week-end pour les habitants de Cali, qui fuient la chaleur étouffante de la ville pour trouver une température plus clémente (autour de 15 degrés, ce qui représente un froid presque polaire pour les Colombiens). Pour accueillir ces promeneurs, qui se déplacent nombreux également à vélo, ce qui rend la route encore plus dangereuse, beaucoup de restaurants offrent des plats typiques, au milieu du brouillard qui descend le matin (Fig. 2).

Fig. 2: Le ravitaillement s’impose avant la glissade en «brujitas».

Le voyage de toutes les émotions
A San Cipriano, la voiture est laissée sur un parking au bord de la route et il faut encore traverser un pont suspendu à la stabilité assez précaire (Fig. 3).

Fig. 3: L’auteur ne craint pas de franchir un pont suspendu à l’équilibre précaire…

Et l’on arrive à la station de départ, où les conducteurs des «brujitas» s’affairent pour les placer sur les rails. Après l’achat des billets, on monte sur la «brujita» (cinq passagers plus le conducteur) et la traversée de la forêt commence! C’est une expérience inoubliable: une demi-heure de voyage au milieu des arbres gigantesques et des sources d’eau omniprésentes (même du ciel; il a plu tout au long, ce qui est courant les matins, laissant ensuite la place au ciel bleu et à une chaleur humide étouffante). Et avec des émotions de toute sorte: je ne comprends toujours pas comment on ne déraille pas, malgré la mécanique minimaliste, l’absence totale des mesures de sécurité et une vitesse totalement inadaptée aux moyens (Vidéo 2).



Vidéo 2: La folle glissade des «brujitas».

On n’a pas croisé le train mais, par contre, au retour, on a été obligé de s’arrêter pour que le conducteur qui nous précédait tue à la machette un serpent de deux mètres qui se reposait à travers les rails! Mais la promenade vaut toutes les émotions: se baigner dans un coin perdu, sous une cascade d’eau cristalline, avec parfois jusqu’à quatre mètres de profondeur, entouré d’une végétation luxuriante, c’est une expérience rare et inoubliable. Sans compter que, au retour de la marche, on nous accueille avec une soupe au poisson frais absolument délicieuse. Le soir, on arrive à Cali, baigné par les souvenirs d’un chemin de fer authentiquement colombien.

Eduardo Sanchez

1 février 2020