par Jacques Chessex
Jacques Chessex, écrivain vaudois, nous a quittés le 9 octobre 2009, il y a dix ans. Pour rendre hommage à ce colosse de l’écriture, j’ai emprunté le texte qui suit, d’une actualité absolue, à l’édition du 20 juin 1970 de la Gazette de Lausanne. Ma seule intervention est son illustration par quelques photographies. Merci encore à l’homme, au pamphlétaire et au poète.
«Messieurs,
Décidément le pays meurt.
Cette mort nous empoisonne l’oeil et le cœur.
J’exagère? Je tire au tragique? A peindre le diable sur la muraille on perd son temps et son âme, et c’est exactement ce que nous voulons éviter. Le pays meurt, oui, Messieurs, les paysages se salissent et se crétinisent, nous avons pris l’habitude de construire à peu près n’importe quoi n’importe où, d’user du pays et du paysage à notre petite convenance, de l’asservir médiocrement à l’intérêt particulier, de le couvrir de villas prétentieuses, de coquetteries fades, de bungalows texans hantés de nouveaux riches s’appropriant la vieille campagne, de fades blockhaus, de paddocks cernés de barrières blanches pour singer les élégances de la Nouvelle-Angleterre, ajoutons-y les cagibis de week-end au gravier rose et bleu-violet où se tortillent des biches de stuc ou des petits nains en ciment peint, les fermes rénovées qu’on surcharge de fausses lanternes de fiacre et de fer forgé dignes des prisons de Walter Scott, les chalets appenzellois insultant le vignoble, et partout les garages barbouillés de citron et de cramoisi, les colonnes d’essence, les tea-rooms, les bars-grills, les snacks, les dancings, les boutiques d’art, les castels, les hostelleries, les haciendas, les trattorias, les pizzerias, les caffetterias…
«et partout les garages barbouillés de citron et de cramoisi, les colonnes d’essence…» (photo Daniel Mange)
Les concentrations industrielles auraient pu être belles, Messieurs, dans une architecture accordée, cohérente, digne des usines et des immeubles qu’elles auraient suscités. La spéculation, l’épargne, la naissance d’une petite bourgeoisie rurale entre village et ville ont favorisé l’éclosion de milliers de villas, de maisons-ateliers, d’entreprises familiales dont la mesquinerie dégrade les paysages et les perspectives.
Aucun ensemble: aucun plan n’a conduit la construction ou l’aménagement. Une anarchie entendue, sournoise tolère des bunkers aberrants dans les vergers, des immeubles de plusieurs étages au milieu d’un vieux village noble (voyez le scandale d’Oulens, où la commune vient d’admettre une telle construction), des cubes en plaques d’aluminium, des stores mauves, des arcades provençales, des roueries et des falbalas d’opérette niçoise aux portes des antiques fermes, devant les forêts et les blés. Un bazar! Les marchands de tapis se rengorgent et se passent la gargoulette. —A toi! —A moi! Ils revendent un champ et un bois. Ecran de fond, les Tours-d’Aï, les Diablerets, les Alpes savoyardes. En face, le lac. Devant ces perfections, voici des villes dont le plus souvent le seul noyau conserve l’ancienne dignité. Une poussière médiocre les relie, honteuse pléiade de luxueuses cambuses superfétatoires. Tout meurt. Les anciens objets étaient beaux, les maisons étaient belles, leur matériau était juste et beau. La publicité, la mode, la sottise (on coupe des arbres superbes pour faire moderne, dans les villages), la lâcheté, l’économie anarchisante imposent la laideur et réussissent à la rendre indispensable. Autrefois, dans les cafés, on s’asseyait à la table de vieux bois poli. Mais des pièges sinistres de formica et de mosaïque, des perchoirs d’acier et de plastique chassent les chaises et les tabourets, et les juke-boxes hurleurs, les photographies de chanteurs, les calendriers vulgaires et criards expulsent le poète et le portrait du Général. On vous croyait pourtant immuables, moustaches blanches, regard d’aristocrate vaudois, casquette feuillue plus majestueuse qu’un diadème! Les slips des pin-up et les horloges électriques vous ont détrôné, pauvre Général, et cette seconde mort est définitive, croyez-moi. Ah ces cafés s’appellent encore de noms pleins, nécessaires, qui sonnent juste, comme l’Etoile, le Chasseur, l’Ours, la Croix-Fédérale. Mais pour combien de temps? Ils veulent bientôt singer les bars et les tea-rooms-dancings, leurs noms changent et ridicules, ils se rebaptisent un beau matin le Bornéo, le Chiquito, le Sumatra, le Scarlett, le Perroquet… Que viennent faire ces exotiques et ce volatile parmi nos Raisins et nos Croix-Blanches? Quand les noms changent, c’est qu’un événement très grave a eu lieu. La mort d’une manière d’être et de sentir, de vivre ici, qui me faisaient le frère de mon père et de mon grand-père et de son père à lui; et maintenant je regarde et j’ai honte.
«Une anarchie entendue, sournoise tolère des bunkers aberrants…» (photo Daniel Mange)
Rien de naturel n’est jamais laid. L’ancien, et l’ancien usage vaudois étaient sereinement naturels. Pourquoi avez-vous tué ce qui nous faisait vivre?
Il y a quatre-vingts ans, les fiancées cousaient leurs draps pour toute leur vie. Les blouses noires et bleues des paysans étaient les mêmes au temps de mes arrière-grands-parents et dans mon enfance. Un paysan de l’Empire en un paysan des Ormonts, en 1939, menaient fondamentalement la même vie. Mais quoi de commun entre celui de 1939 et ces gentils énergumènes motorisés à blouson de vinyl et blue-jeans à fleurs, qui grattent des guitares électriques sous les poutres des cantines où il y a trente ans à peine leurs parents à gilets noirs soufflaient dans leurs cornets à piston? La cantine, précisément, quand on ne l’a pas abattue pour construire un gratte-ciel ou un dancing, et dans une pénombre hurlante les fils des Vaudois à chapeaux graisseux sirotent des mélanges qui coulent à flot dans la Série noire.
1945 a tué les frontières en constituant les nouveaux énormes empires, et la mort des frontières a produit la lente mort des modes d’existence particuliers, des entités nationales, des idiomes. Les langues, avez les peuples, ont été soumises au nouveau mode d’être: l’impérialisme des formes et des genres. Ravies, les victimes se pâmaient de volupté en imitant les airs du conquérant. Ç’aurait pu être une décision sacrificielle, mais assez théâtrale et noble. Ce fut une agglutination de vingt ans, une lente cession de nos dons et de notre héritage au parti le plus sot et le plus vaniteux.
Il ne s’agit pas d’être régionaliste. J’ai horreur des apitoiements sur «notre terre et ses gens», des fadaises patriotardes et des vaudoiseries. Il s’agit d’un vivre et d’un parler que nous avons assez méprisés pour les laisser mourir, maintenant étouffés, dans l’américanisation et la laideur.
Ainsi nos chemins de vignes sont devenus des routes balisées de garages et de colonnes d’essence. L’infantile tigre Esso fait le matamore sur les places pavées des vieux bourgs. Les trains sont beaux. Une longue colonne de vagons perforant un paysage est un fier spectacle: vigueur et grâce. Mais l’auto nous vaut ces odieuses bâtisses, ces fanions, ces panneaux criards, ces parkings où s’encaquent les machines (ah! ce n’est pas à elles que j’en ai, c’est à leur tyrannie sur nos existences). Il y a des villages qui sont devenus horribles en cinq ans. Une usine mal plantée, une villa tapageuse, un bureau de poste en préconstruit et c’est foutu. Qu’un garage ajoute sa puanteur et sa hideur à ces sottises, enterrez ce village, vite, vite, rayez-le de la carte Dufour, rebaptisez-le Urbana ou Jacksonhill…
«Les trains sont beaux. Une longue colonne de vagons perforant un paysage est un fier spectacle: vigueur et grâce.» (photo Sylvain Meillasson)
«Mais l’auto nous vaut ces odieuses bâtisses, ces fanions, ces panneaux criards, ces parkings où s’encaquent les machines…» (photo Daniel Mange)
L’économie anarchisante et la conjoncture donnent des ailes à ces messieurs. C’est à ces messieurs que nous devons l’ahurissant enlaidissement de notre espace.
Or cette laideur nous assassine. Nous sommes asphyxiés tranquillement et personne ne pipe. Je ne discute pas de nos oreilles vouées à supporter un Chamossaire de sottises abracadabrantes, de notre sang qu’on bourre de déchets de benzine. Mais nos yeux! Nos malheureux quinquets injuriés! Je veux faire la liste des objets industriels qui sont beaux dans un paysage: les barrages sont beaux, les pylônes, les lignes à haute tension, les réseaux de fils sont beaux particulièrement dans les pâturages et au-dessus des forêts de sapins où ils sont une autre sauvagerie brillante, puissante, sur la sauvagerie originelle; les trains, les locomotives, les grands aqueducs ferroviaires, les avions sont beaux et généralement les aérogares et les gares, même les plus neuves, à cause de l’uniformité des appareils, des rails, des aiguillages, qui contraste avec la variété curieuse et attirante des bâtiments; les ensembles de verre, de ciment, d’aluminium sont beaux quand ils sont rassemblés et cohérents; et je pense que tout objet, tout ensemble utile seraient beaux qui seraient construits ou voulus par rapport au paysage, à la nature exacte du lieu. Horreur, on est loin du compte, et les maisons neuves, les restaurations, les rénovations sont le plus souvent des falsifications grossières et déprimantes.
«Je veux faire la liste des objets industriels qui sont beaux dans un paysage: les barrages sont beaux, les pylônes, les lignes à haute tension, les réseaux de fils sont beaux particulièrement dans les pâturages et au-dessus des forêts de sapins où ils sont une autre sauvagerie brillante, puissante, sur la sauvagerie originelle;» (photo Daniel Mange)
«les trains, les locomotives, les grands aqueducs ferroviaires, les avions sont beaux et généralement les aérogares et les gares, même les plus neuves, à cause de l’uniformité des appareils, des rails, des aiguillages, qui contraste avec la variété curieuse et attirante des bâtiments;» (photo Jean Vernet)
Cette laideur tue. Notre oeil supporte mal les nouvelles matières, et surtout quand leur couleur ou leur surface insulte la nature des choses. Le dissymétrique, l’irrégulier, l’erreur, l’infini appartiennent à la nature. Notre oeil les fait siens aussitôt et la beauté de ces erreurs-là nous enchante. Le plastique, le vinyl, les résines synthétiques nous imposent au contraire des régularités, des nettetés, des coloris artificiels qui nous sont salement contraires.
Je me défends contre cette agression perpétuelle. C’est une fatigue, bientôt un travail harassant. Même quand je n’y pense pas avec netteté, mon oeil, mes sens, mon intelligence refusent ces laideurs, luttent, s’insurgent, et ce perpétuel état de guerre en épuise de plus vigoureux. Serait-il plus simple d’accepter le monde tel qu’il est, de s’ouvrir sans plus attendre à ses formes, ses matières nouvelles? Je vois que cette réconciliation est impossible: je refuse d’accueillir ce qui gâte le coeur le plus exact des êtres. C’est une question de vie ou de mort. Rien ne nous sauvera que notre refus sec et sonnant à cet avilissement quotidien. L’esprit méditerranéen s’accorde mieux que le nôtre aux métamorphoses, aux substitutions. On a appelé une partie de la côte lémanique la Riviera vaudoise. A qui voulons-nous vendre notre rivage? A quoi vouons-nous ce pays?
Messieurs les Ingénieurs, Messieurs les Architectes et vous Messieurs les Chimistes, les prospecteurs de l’avenir, vous nous parlez de pollution de l’eau et de l’air, et vous tenterez de lutter contre l’envahissement de notre espace par les déchets, les retombées, les reliefs de toute sorte qui nous asphyxient. De grâce, n’oubliez pas nos yeux, n’oubliez pas notre coeur! II y a l’empoisonnement de la vue, l’assassinat du cœur par la laideur. Rappelez-vous le paysage, l’arbre, l’animal, et notre vie possible au milieu de ces saintetés.»
J. C.
«Rappelez-vous le paysage, l’arbre, l’animal, et notre vie possible au milieu de ces saintetés.» (photo Gustave Roud, extraite du Temps du 13 juillet 2019/Fonds photographique Gustave Roud/Subilia, BCUL, AAGR)
Vous trouverez plus de détails sur la commémoration des dix ans de la mort de Jacques Chessex sur le site www.jacqueschessex.ch
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