Dragon de fer sur route de soie

«Ma vie, c’est la ligne; la ligne, c’est ma vie» martèle Feng Xubin, président-directeur général de Yiwu Timex Industrial Investment et patron de la plus longue ligne de chemin de fer marchandises du monde; celle-ci relie Yiwu (Chine, à 120 km à l’ouest de Shanghai) à Madrid (Espagne), soit 13’052 kilomètres. Cette épopée a fait l’objet du film «Le dragon de fer»(1), récemment proposé aux téléspectateurs par la Radio télévision suisse.

Quelles sont les motivations de ce nouveau Christophe Colomb, magnétisé par la conquête des territoires à l’Extrême-Occident de la Chine et décidé à ressusciter la fameuse Route de la soie, abandonnée autour du 15e siècle? La réponse est sans détour: il y a un marché à prendre. Pour le flot de marchandises qui s’écoule de la Chine vers l’Europe, le bateau est trop lent, et l’avion trop cher. Pour toute une gamme de produits, le chemin de fer offre le meilleur compromis entre le prix et la durée du trajet, 21 jours pour relier la Chine à l’Espagne, via le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne, l’Allemagne et la France.

Défis et solutions

Pour expédier le premier train, le 18 novembre 2014, il aura fallu vaincre un grand nombre de difficultés techniques et bureaucratiques. La variété des écartements impose trois changements de train, à l’entrée du Kazakhstan (écartement russe, 1520 mm), aux portes de la Pologne (retour à l’écartement normal, 1435 mm) et à l’arrivée en Espagne (écartement ibérique, 1668 mm): chacune de ces opérations entraîne le transbordement complet de tous les conteneurs du train de départ!

La bureaucratie, ensuite: chaque conteneur est décrit par un document douanier, et la liasse de ces documents, réunis dans un simple sac, se transmet de conducteur en conducteur, 60 fois pour l’ensemble du parcours. Au passage de la frontière Chine/Kazakhstan, le train patiente jusqu’à la traduction complète, de chinois en russe, de l’ensemble des documents… A l’entrée dans l’Union européenne, en Pologne, les contrôles douaniers redoublent de vigueur: là, à Terespol, le train défile à petite vitesse sous un portique qui scanne la cargaison de chaque conteneur pour y débusquer l’éventuelle contrebande.

On se met à rêver: pourrait-on faire mieux? L’écartement variable, ce futur fleuron du Montreux-Oberland bernois, offrirait-il une alternative aux trois transbordements, fastidieux et coûteux? Les techniques informatiques pourraient-elles traiter, avec les nouveaux systèmes de codage et la chaîne de blocs («blockchain»)(2), le flux d’information traité manuellement par une cohorte de fonctionnaires et de traducteurs?

L’exploit nous laisse néanmoins pantois, tant la complexité du système est énorme. A chaque produit chinois, expédié depuis le gigantesque centre commercial de Yiwu (70’000 magasins de gros), on peut associer aujourd’hui cet étonnant dragon, déroulant sa centaine de conteneurs sur le tiers du tour de la terre! Un vrai conte de fer…

Avec la désintégration du rideau de fer et l’ouverture de la Chine vers l’Occident, la Suisse devra repenser sa stratégie des transports. Au traditionnel axe Nord-Sud, via les grands tunnels alpins, il faudra désormais superposer un axe Est-Ouest, de l’Orient à l’Occident, la nouvelle Route de la soie.

Daniel Mange, 5 novembre 2018

Références

(1) «Le dragon de fer», film réalisé par Tim Robert-Charrue et Shan Bai, coproduction CGTN-Français et Radio télévision suisse, 2018.

(2) Le groupe suisse Smart Containers travaille déjà sur le premier conteneur basé sur la technologie de la chaîne de blocs, éliminant tous les documents de fret.

 

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Daniel Mange

Daniel Mange, Vaudois, est électricien de formation, informaticien de profession et biologiste par passion. Professeur honoraire EPFL, il se voue aujourd'hui à son hobby politique, les transports publics, dans le cadre de la citrap-vaud.ch (communauté d'intérêts pour les transports publics). Il y anime le projet Plan Rail 2050 qui vise à relier Genève à Saint-Gall par une ligne à grande vitesse.

2 réponses à “Dragon de fer sur route de soie

  1. La Suisse est fortement concernée par le trafic nord-sud. Plus précisément, tout trafic entre le nord de l’Europe et l’Italie doit traverser les Alpes, et le faire par la Suisse est une bonne solution.
    Mais, au-delà du trafic “local” France – ouest de l’Autriche, en quoi sommes-nous concernés par le grand trafic est-ouest ? La carte ci-dessus le montre, c’est par les plaines d’Allemagne, de Pologne et d’Ukraine que doit passer le trafic longue distance d’ouest en est, pas par les montagnes suisses, autrichiennes, et d’Europe Centrale.

    1. Je comprends parfaitement votre interrogation. Mais en dépassant le seul trafic marchandises, il faut reconnaître qu’avec la chute du rideau de fer et le développement de l’Union européenne en direction de l’Est, le trafic Ouest-Est (et vice-versa) prendra de l’importance et, sans supplanter le trafic Nord-Sud, se rajoutera à celui-ci. Un exemple: la Suisse orientale plaide pour une ligne nouvelle Winterthour–Constance–Ulm se raccordant à la «Magistrale pour l’Europe» Paris–Strasbourg–Stuttgart–Ulm–Munich–Vienne–Budapest afin d’ouvrir la Suisse en direction de l’Europe de l’Est (projet Bodan-Rail 2020).

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