Ecartement variable: j’ai fait un rêve

J’ai fait un rêve
Septembre 1986: le débat sur le projet ferroviaire Rail 2000 fait rage; le Comptoir suisse, à Lausanne, y consacre même une exposition. Peu convaincu, j’envoie ma vision aux quotidiens 24 heures et Gazette de Lausanne [1][2]. En voici un extrait:

«Rêvons donc: le 1er août 1991, Jimmy Brown, de New York, débarque à l’aé­roport de Genève; libéré de ses bagages (qui sont directement transférés), il gagne le quai No 1 de la nouvelle gare de Genève-­Cointrin. Un train moderne, multicolore, l’y attend: voitures vertes (des CFF) et bleues (du Mon­treux Oberland bernois) en direction de Montreux, Interlaken et Lucerne, voi­tures rouges (des compa­gnies Brigue-Viège-Zer­matt et Furka-Oberalp) en direction de Zermatt, Coire et Saint-Moritz. Pressé de visiter l’Exposition natio­nale suisse, Jimmy Brown s’installe dans l’une des voi­tures panoramiques pour Lucerne, à sa place réser­vée, qu’il ne quittera qu’au terme de la fabuleuse tra­versée du Pays-d’Enhaut, du Simmental et du Brünig.

Le réseau ferroviaire suisse est un amalgame de lignes à écartement normal et de lignes à voie étroite (ou métrique). La réalisa­tion de voitures ou de rames automotrices à écar­tement variable, ainsi que l’aménagement de quel­ques gares de jonction, permettrait de supprimer tout transbordement entre le ré­seau CFF de base et les principales lignes à voie étroite; le passager serait définitivement débarrassé de la corvée du change­ment de train: hantise de manquer la correspon­dance, inconfort extrême du transport des bagages.»

Le 11 décembre 2022, jour de l’inauguration du GoldenPass Express, mon rêve aura plus de 36 ans. S’est-il réalisé?

Extensions immédiates: de Montreux au centre de Berne ou au sommet du Lötschberg
Dès décembre 2022, le voyageur atteindra Interlaken depuis Montreux sans transbordement, et il vivra un seul changement d’écartement, tout en douceur, à Zweisimmen.

Mais les convois du GoldenPass Express, une fois ajustés à la voie normale, pourraient folâtrer sous d’autres cieux. Arrivé à Spiez, le «Riviera Berne Express» monterait sur Thoune et gagnerait Berne, la capitale, via Belp et la vallée de la Gürbe (Gürbetal)(Fig. 1, étape 1): avec une vitesse actuellement limitée à 100 km/h, seuls des axes secondaires s’offrent à notre rame à écartement variable. En respectant cette même contrainte, le «Jaman Lötschberg Express» bifurquerait à Spiez en direction de la ligne sommitale du Lötschberg, pour atteindre Brigue sans transbordement depuis Montreux.

Fig. 1 Carte des chemins de fer suisses avec 4 stations de transformation 1-4 (d’après le site de Thorsten Büker).
Etape 1 (en vert), gare de transformation à Zweisimmen: Montreux–Zweisimmen–Spiez–Thoune–Belp–Berne (Riviera Berne Express), Montreux–Zweisimmen–Spiez–Kandersteg–Brigue (Jaman Lötschberg Express).
Etape 2 (en rouge), gare de transformation à Interlaken Ost: Montreux–Zweisimmen–Interlaken Ost–Meiringen–Lucerne–Engelberg (GoldenPass Express), Montreux–Zweisimmen–Interlaken Ost–Meiringen–Oberwald–Coire–Saint-Moritz (Palmier Glacier Express), Lucerne­–Meiringen–Oberwald­–Brigue–Zermatt (Brünig Matterhorn Express), Berne–Interlaken Ost–Zweilütschinen–Lauterbrunnen/Grindelwald.
Etape 3 (en bleu), gare de transformation à Landquart: Zurich Aéroport–Zurich–Landquart–Davos/Saint-Moritz.
Etape 4 (en brun), gare de transformation à Montreux: Genève Aéroport­–Genève–Lausanne–Montreux–Interlaken Ost–Meiringen/Lucerne/Zermatt/Davos/Saint-Moritz.

A la différence du 3e rail, condamnant le GoldenPass Express au seul trajet Montreux–Zweisimmen–Interlaken, les convois à écartement variable peuvent explorer l’ensemble du réseau à voie normale… en respectant, pour l’instant du moins, la limitation de vitesse à 100 km/h (Fig. 2).

Nos deux exemples du Riviera Berne Express et du Jaman Lötschberg Express révèlent chacun un potentiel touristique inédit, mais n’exigent aucune infrastructure nouvelle, ni modification du matériel roulant existant: le retour sur investissement est immédiat.

Fig. 2 Convoi à écartement variable sous d’autres cieux: rame d’essai du GoldenPass Express en gare de Spiez (de gauche à droite: voiture-pilote ABst 382, voiture d’interface Bsi 292 et locomotive BLS série Re 465, photo Jean Vernet).

A l’est du nouveau: une deuxième gare de transformation à Interlaken
Le projet originel du GoldenPass, le trajet direct de Montreux à Lucerne, exige une deuxième gare de transformation, à Interlaken Ost. A l’aménagement de la station, pas évident dans un espace ferroviaire très contraint, se rajoute le problème du matériel roulant; les locomotives du Zentralbahn entraîneront les rames à écartement variable sans problème jusqu’à Meiringen, tandis que l’alimentation électrique, semblable à celle du BLS et des CFF, nécessitera la présence d’une voiture d’interface, identique ou dérivée de celle assurant la liaison Zweisimmen–Interlaken sur la voie normale du BLS (voir l’article Ecartement variable: l’accouchement au forceps du GoldenPass Express du 9 juillet 2021 sur ce blog, en précisant que la voiture d’interface actuelle est elle-même à écartement variable).

En gare de Meiringen, au pied du Brünig, un dernier défi doit être relevé: vaincre la crémaillère. La menace ultime ne vient pas de la roue dentée elle-même, mais bien plutôt de l’Ordonnance sur les chemins de fer dont l’article 69 impose, pour des raisons sécuritaires, au moins un essieu muni d’un freinage à crémaillère pour chaque véhicule remorqué [6]. Les ingénieurs sont alors confrontés au choix suivant:

  • soit développer un nouveau bogie à écartement variable, dérivé du modèle actuel EV18, mais muni d’un dispositif de freinage supplémentaire compatible avec la crémaillère Riggenbach du Zentralbahn;
  • soit imaginer, avec la bénédiction de l’Office fédéral des transports, un dispositif différent, idéalement hors des bogies: un patin électromagnétique, semblable à celui équipant notamment les voitures des tramways lausannois (Fig. 3); les tentatives du Zentralbahn en la matière seront directement utilisables (voir l’article Le crépuscule de la crémaillère du 1 septembre 2021 sur ce blog).

Fig. 3 Voiture C2 (série 139-140, construite en 1925) des Tramways lausannois munie de patins électromagnétiques entre les deux essieux (dessin de Pierre Stauffer tiré de la référence [3]).

Cette dernière solution semble, à première vue du moins, la plus simple à mettre en œuvre tout en s’affranchissant de la dépendance d’un type particulier de crémaillère.

La disparition de la crémaillère, objectif final du Zentralbahn, pose un tout autre problème au futur GoldenPass Express: la conception de rames à motorisation totale et écartement variable. Cette perspective fait l’objet d’un commentaire détaillé en fin d’article [4].

Notre GoldenPass Express ainsi équipé pourrait atteindre Lucerne, et même y rebrousser chemin pour gagner Engelberg. Le prix à payer: une station de transformation à Interlaken Ost, le développement d’un nouveau système de freinage à crémaillère et l’éventuelle mise au point d’une voiture d’interface (Fig. 1, étape 2). Last but not least: les hôteliers d’Interlaken, jadis opposés à un 3e rail en direction de Brienz, devront accepter de voir passer les voyageurs du GoldenPass Express sans séjourner sur leurs terres!

Extensions futures: tunnel du Grimsel et Oberland bernois
L’investissement consenti pour atteindre Lucerne peut-il être rentabilisé au-delà de la relation historique du GoldenPass? Avec le percement planifié du tunnel du Grimsel, entre Meiringen et Oberwald (voir l’article Ecartement variable: vers un grand réseau alpin? du 1 novembre 2021 sur ce blog), se tourne une nouvelle page de l’histoire ferroviaire de ce pays: la constitution d’un réseau métrique de 850 kilomètres. La station de transformation d’Interlaken Ost permettra aux convois à écartement variable de relier directement Montreux à Oberwald sans même faire appel à la crémaillère. Dès Oberwald, le «Palmier Glacier Express» atteindra Coire et Saint-Moritz, toujours sans transbordement; l’emprunt du réseau du Matterhorn Gotthard Bahn nécessitera l’utilisation ponctuelle de la crémaillère Abt –résolue depuis la traversée du Brünig grâce aux patins électromagnétiques– et l’adaptation à la tension d’alimentation (11 kV), légèrement inférieure à celle des CFF/BLS/Zentralbahn (15 kV). De son côté, le «Brünig Matterhorn Express» reliera Lucerne à Zermatt sans aucun rebroussement, ni changement d’écartement, mais avec deux types de crémaillère (Riggenbach de Lucerne à Meiringen, Abt d’Oberwald à Zermatt) et deux types d’alimentation (15 kV et 11 kV), nécessitant du matériel roulant remorqué à patins électromagnétiques et l’échange des locomotives à Oberwald (Fig. 1, étape 2).

Sur un plan plus local, une disposition adéquate de la gare de transformation d’Interlaken Ost permettra la concrétisation d’un vieux rêve des habitants de la Berne fédérale: gagner l’Oberland bernois, leur sanctuaire du week-end, sans transbordement à Interlaken [5]. Des convois directs Berne–Lauterbrunnen et Berne–Grindelwald sont imaginables, toujours astreints à des tronçons à crémaillère dès Zweilütschinen, sur le réseau du chemin de fer de l’Oberland bernois (Fig. 1, étape 2).

La revanche des chemins de fer rhétiques
Les chemins de fer rhétiques ont mangé leur pain noir en 1968, au moment où une ligne de bus direct entre l’aéroport de Kloten et Davos menaçait de plein fouet leur clientèle ferroviaire. Cette crise explique l’engouement de la compagnie pour le développement d’un bogie à écartement variable dans les années 1970. Ce projet, enlisé à l’époque, pourrait reprendre vie avec l’aménagement d’une gare de transformation à Landquart, permettant aux convois en provenance de Zurich Aéroport et de Zurich gare centrale de filer vers Davos d’une part, et Saint-Moritz d’autre part (Fig. 1, étape 3). La crémaillère n’est pas un obstacle pour ce réseau à adhérence, mais la mise à disposition de sillons adéquats sur la ligne principale de Zurich à Landquart pourrait être difficile à concilier avec la limitation à 100 km/h.

Et le rêve de Jimmy Brown?
Nous avons abandonné notre touriste américain à Genève, dans un train en partance pour Lucerne et son Expo 1991. Il y arrivera manifestement en retard, mais il pourra tout de même rejoindre Lucerne sans transbordement à une condition: attendre la construction d’une station de transformation à Montreux, pour passer du réseau CFF à celui du Montreux Oberland bernois.  Or les deux compagnies peaufinent aujourd’hui les futurs aménagements de cette gare, l’occasion rêvée… d’exaucer le rêve de notre voyageur (Fig. 1, étape 4)!

Quatre stations de transformation, à Zweisimmen, Interlaken Ost, Landquart et Montreux pourraient complètement transformer l’offre ferroviaire en Suisse, garantissant aux habitants des régions de montagne et aux touristes férus des Alpes un accès complètement nouveau. L’écartement variable, une percée technologique vaudoise, sera l’outil d’une transformation nationale de la mobilité.

Du même coup, un fabuleux marché d’exportation s’offre à notre industrie ferroviaire; dans une grande Europe où l’ex-URSS à l’est et l’Espagne à l’ouest ont fait écartement à part, le flux énorme de biens et de personnes impose l’abandon d’un anachronisme, la rupture de charge. Par son expérience et sa compétence en matière ferroviaire, notre industrie pourrait contribuer à rapprocher nos concitoyens, de Zermatt à Lucerne et de Saint-Moritz à Genève, et tous les Européens, des Pyrénées à l’Oural.

Longue vie au bogie qui bouge, un véritable boogie-woogie!

Daniel Mange, prof. honoraire EPFL, 1 février 2022

Remerciements
Depuis mon rêve de 1986, fédérer les compétences des Ateliers de constructions mécaniques de Vevey et celles de la Schweizerische Industrie-Gesellschaft pour le projet «Bogie à écartement variable pour voiture de chemin de fer», il s’est écoulé 35 ans jusqu’à cette journée magique du 3 décembre 2021 qui a vu rouler le premier convoi du GoldenPass Express entre Gstaad et Interlaken Ost, sans transbordement à Zweisimmen. Je suis donc particulièrement reconnaissant aux cadres du Montreux Oberland bernois qui ont organisé cet événement et qui m’ont convié à partager ce moment unique: Jérôme Gachet, responsable de la communication et maître des cérémonies, Michel Sauteur, chef de projet et grand manitou du bogie à écartement variable, et Raphaël Gabriel, en charge du marketing.

J’adresse ma reconnaissance à Jean Vernet, fin connaisseur des chemins de fer et talenteux photographe, pour la mise à disposition de la figure 2.

Je remercie également Madame Annette Rochaix-Goldschmidt, veuve de Jean-Louis Rochaix et contributrice de la collection des livres voués aux chemins de fer vaudois, pour la mise à disposition de la figure 3.

Références

[1] D. Mange, Le défi vaudois, 24 heures, 18 septembre 1986.

[2] D. Mange, «Rail 2000»: le défi vaudois, Gazette de Lausanne, 1 octobre 1986.

[3] M. Grandguillaume, J. Jotterand, Y. Merminod, J. Paillard, J.-L. Rochaix, P. Stauffer, J. Thuillard, Les tramways lausannois 1896-1964, Bureau vaudois d’adresses, Lausanne, 1977.

[4] Les engins moteurs à écartement variable (locomotives, automotrices) constituent une niche technologique réservée à un nombre très limité d’industries, réparties actuellement dans trois pays: Chine, Japon et Espagne.

L’entreprise chinoise CRRC a annoncé en octobre 2020 la mise au point d’une rame à grande vitesse(400 km/h) destinée dans une première étape à passer de l’écartement chinois, normal (1435 mm), à l’écartement russe (1520 mm); d’autres écartements, y compris métrique, pourraient suivre.

C’est au Japon que les développements les plus proches du cas suisse (passage du réseau à grande vitesse et voie normale du Shinkansen au réseau de base de 1067 mm) ont été entrepris sur une longue durée. La première rame automotrice à trois éléments est sortie d’usine en 1998 (voir l’article Ecartement variable: des règles du théâtre classique aux rêves du GoldenPass Express du 12 mars 2021). Cette réalisation a été suivie d’un deuxième modèle en 2007, puis d’une troisième version en avril 2014, mise au point par l’entreprise Kawasaki; composée de quatre voitures, elle pouvait rouler à 270 km/h sur la ligne à grande vitesse et à 130 km/h sur le réseau régional. En juin 2017, la compagnie de chemin de fer Japan Railways Kyushu abandonne définitivement le projet pour des raisons de coût et de sécurité.

En Espagne, les deux entreprises rivales Talgo (voir l’article du 12 mars 2021) et CAF (Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles) se livrent à une concurrence sans merci sur ce segment industriel. Talgo inaugure en 2000 une rame automotrice à traction diesel destinée à la grande vitesse, le Talgo XXI, décrite dans l’article du 12 mars 2021. Dès 2007, les rames S130 à grande vitesse roulent à 250 km/h et incluent l’écartement variable des essieux moteurs. En février 2021, la première rame de la série S106, dénommée Avril (Alta velocidad, rueda independiente, ligero), démarre ses essais en ligne en visant 330 km/h avec écartement variable.

CAF annonce en 2005 le premier train au monde à écartement variable et grande vitesse: il s’agit de la série S120, composée de quatre automotrices bicourant, munies de bogies Brava susceptibles de rouler à 250 km/h sur voie normale et 200 km/h sur voie espagnole (1668 mm). A l’exposition 2008 d’Innotrans, à Berlin, CAF présente son nouveau prototype AVI (Alta Velocidad Interoperable), «le TGV interopérable capable de rallier Cadix à Moscou», destiné à franchir les trois barrières de l’écartement, de l’alimentation électrique et du système de signalisation tout en roulant à 320 km/h.

En résumé, la Chine pourrait être considérée comme un partenaire potentiel dans le long terme au vu de sa force de frappe industrielle. Le Japon a malheureusement abandonné la partie, tandis que les entreprises espagnoles Talgo et CAF maitrisent parfaitement leur sujet, avec des contraintes d’écartement (de 1435 à 1668 mm) assez éloignées des valeurs helvétiques.

Reste une inconnue: notre entreprise nationale, Stadler Rail, est déjà présente sur le marché du matériel roulant remorqué à écartement variable, avec l’exportation de voitures-lits et voitures-restaurants en Azerbaïdjan (1435 à 1520 mm) [7]. Stadler Rail sera-t-elle un jour tentée de se pencher sur le redoutable dossier des bogies motorisés à écartement variable? Le possible abandon de la crémaillère sur l’axe Meiringen–Brünig–Lucerne nous alerte: l’étude de rames motorisées à écartement variable doit démarrer aujourd’hui pour être opérationnelle après-demain!

[5] H. Schild, Visionäre Bahnprojekte, AS Verlag, Zürich, 2013, S. 16: Direktzüge Berlin Hbf–Lauterbrunnen…

[6] Ingénierie de système. Chemins de fer à crémaillère, Union des transports publics (UTP), Berne, 31 mars 2010.

[7] Schlaf- und Speisewagen für Aserbaidschan, Schweizer Eisenbahn-Revue, Nr 8/9, 2014, S. 392.

 

Le blog Mobilité tous azimuts se termine aujourd’hui avec cette sixième rubrique consacrée à l’écartement variable. Vous pourrez me retrouver, pour des nouvelles plus ponctuelles, sur la page Actualité du site internet de la communauté d’intérêts pour les transports publics, section vaud (citrap-vaud) à l’adresse suivante:

https://www.citrap-vaud.ch/breves/

Merci pour l’attention que vous avez portée au présent blog et très cordiales amitiés,

Daniel Mange

 

Ecartement variable: vers un grand réseau alpin?

Les Winkelried du rail
Les années 90 sont riches en visionnaires ferroviaires. Du côté d’Aigle, Albert Hahling veut sauver l’Aigle-Sépey-Diablerets moribond par un express des Alpes, tandis que Willy Hubacher se bat sans relâche pour relier Sion à Gstaad via le col du Sanetsch. Qui sont ces Winkelried du rail et quels sont leurs combats?

Un express des Alpes
Albert Hahling, le «Zurichois d’Aigle» selon ses détracteurs, est d’abord un fou du patrimoine. Conservateur du Musée du sel de Bex, il se bat aussi pour sauver le château d’Ollon. Et quand le chemin de fer Aigle-Sépey-Diablerets (ASD) se trouve dans le collimateur des communes qu’il irrigue, c’est de nouveau Albert Hahling qui part au combat avec son projet d’Express des Alpes occidentales [1]; il vise à transformer le modeste tortillard d’Aigle aux Diablerets en un nouveau Glacier Express, traversant les Alpes de Lucerne à Cluses (France), à deux pas de Chamonix, selon le schéma suivant (Fig. 1):

• De Lucerne à Gstaad, c’est le trajet bien connu du GoldenPass, entraînant la pose d’un troisième rail entre Interlaken et Zweisimmen.
• De Gstaad aux Diablerets, un tronçon nouveau s’impose via Gsteig et le col du Pillon.
• Depuis Les Diablerets, l’emprunt successif des deux tronçons existants de l’ASD et de l’Aigle-Ollon-Monthey-Champéry (AOMC) conduit à Champéry.
• Une ligne nouvelle relie enfin Champéry à Morzine d’abord –où s’invite un long tunnel– puis à Cluses, sur l’axe ferroviaire Annecy/Annemasse–La-Roche-sur-Foron–Chamonix–Martigny.

Fig. 1 Réseau de l’Express des Alpes occidentales avec sa ligne de Lucerne à Cluses (France) via Interlaken, Zweisimmen, Gstaad, Les Diablerets, Aigle, Champéry et Morzine (carte Albert Hahling, mai 1990).

Sur les 290 kilomètres de l’Express des Alpes occidentales, 65 kilomètres sont à construire, soit 20% du parcours complet. Le tronçon de Gstaad aux Diablerets sera soutenu par le Comité Nouvel ASD, présidé par Philippe Nicollier et assisté par un groupe d’ingénieurs, piloté par Olivier Français, actuel conseiller aux Etats. L’avant-projet, rendu public en 1997, prévoyait une ligne Les Diablerets–Col du Pillon–Gsteig de 14,6 kilomètres, avec une pente modérée de 6% excluant la crémaillère; le tronçon comprend trois courts tunnels et deux ponts majeurs, et dessert notamment les remontées mécaniques du glacier des Diablerets à partir des haltes du Col du Pillon et de Reusch. L’investissement final, incluant le matériel roulant, s’élève à 180 millions de francs.

Sion–Gstaad par le col du Sanetsch
L’ingénieur sédunois Willy Hubacher veut à tout prix relier Sion à Gstaad par voie ferrée. Les études de l’Association Sion-Gstaad (ASG) prévoient une liaison de 42 kilomètres, avec un tunnel de faîte sous le col du Sanetsch; le coût total s’élève à plus de 450 millions de francs.

Pour partir à l’assaut du tunnel du Sanetsch, long de 9 kilomètres, la ligne s’élève de plus de 1000 mètres depuis Sion; une boucle ou un tunnel hélicoïdal s’impose pour éviter la crémaillère. La sortie nord du tunnel débouche sur Gsteig, d’où s’étire un tronçon d’une dizaine de kilomètres commun à la future ligne Gstaad–Les Diablerets (Fig. 1)|2].

En sus des difficultés de financement, le projet du Sanetsch doit faire face à un autre écueil, géologique cette fois: le tunnel routier du Rawyl, à 12 kilomètres à l’est, n’a jamais pu être construit, car situé au cœur d’une des régions du pays les plus sensibles aux tremblements de terre!

Pour tous les partisans du Sion–Gstaad, le projet est indissociable de la liaison GoldenPass du MOB, assurant les trajets sans transbordement de Sion à Lucerne via Gstaad; par ailleurs, la mise en commun du tronçon Gsteig–Gstaad avec l’Express des Alpes occidentales d’Albert Hahling  diminue la facture globale. La carte parue dans Le Temps du 1 juin 1999 met bien en évidence la synergie des deux projets (Fig. 2)[3].

Fig. 2  Synergie entre les deux projets de Sion–Gstaad (Willy Hubacher) et de l’Express des Alpes occidentales, de Lucerne à Cluses via Gstaad et Gsteig (Albert Hahling) (carte Le Temps du 1 juin 1999, Joël Sutter).

Porta Alpina: rêve alpin ou monstre du loch Ness?
Le rêve d’une gare souterraine dans le tunnel de base du Saint-Gothard –à l’aplomb de Sedrun, cœur de la Surselva– a repris vie dans le débat politique grison en juin 2020; le projet, né en 2003, puis enterré en 2012, devrait être réexaminé par le Canton. Les habitants de la Surselva, l’un des bastions de la langue romanche, visent toujours un désenclavement et l’accès plus direct au nord (Lucerne, Zurich), comme au sud (Tessin, Milan), grâce au tunnel du Saint-Gothard qui croise à 800 mètres sous terre la ligne métrique Andermatt–Disentis/Mustér du Matterhorn Gotthard Bahn (MGB) (Fig. 3). A ce même emplacement, le tunnel de base est déjà équipé d’une station de croisement permettant l’aménagement d’une halte ferroviaire (Fig. 4)[4].

Fig. 3 Localisation de la future gare Porta Alpina dans le tunnel de base du Saint-Gothard, à l’aplomb de la gare Sedrun du Matterhorn Gotthard Bahn (Canton des Grisons).

Mais la connexion des deux systèmes ferroviaires implique une véritable course d’obstacles: un minibus électrique devrait d’abord regrouper les voyageurs de la station Porta Alpina pour les conduire au super ascenseur à deux étages; celui-ci, battant tous les records mondiaux, s’élèverait de 800 mètres pour passer le relais à un second bus destiné à parcourir un kilomètre de galerie d’accès et atteindre finalement la gare de Sedrun du MGB.

Fig. 4 Schéma de la gare Porta Alpina avec ses accès vertical (ascenseur de 800 mètres) et horizontal (galerie d’accès de 990 mètres)(AlpTransit AG).

Outre l’écueil financier –le projet n’est pas prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire)– il reste une difficulté technique redoutable: le trafic mixte des trains de voyageurs et de fret au sein du tunnel de base est totalement incompatible avec l’arrêt de certains convois en pleine voie… à moins de doubler celle-ci par un tronçon destiné au stationnement. L’expert ferroviaire Kurt Metz, devant les difficultés du projet, n’hésite pas à le déplacer dans le tunnel de faîte du Saint-Gothard, qui passe exactement au-dessous d’Andermatt, à 300 mètres de profondeur. Une halte souterraine accueillant les rames Treno Gottardo du Südostbahn (Bâle/Zurich–Locarno) et un ascenseur continu –du type paternoster– constitueraient une variante très économique du projet Porta Alpina que Kurt Metz n’hésite pas à qualifier de monstre du loch Ness [5].

A l’assaut du Grimsel
Col du Grimsel: plus d’une centaine de pylônes soutiennent la ligne aérienne à haute tension alimentée par la centrale électrique d’Oberhasli. Cette zone alpine, d’une topographie pentue et resserrée, figure depuis 2001 au patrimoine mondial de l’UNESCO. A l’occasion de sa rénovation, la ligne aérienne pourrait disparaître, enfouie dans une galerie; la sécurité de l’approvisionnement électrique et la sauvegarde du paysage seraient simultanément assurées.

Un coup d’œil à la carte ferroviaire montre que le réseau métrique alpin est partagé en deux (Fig.5):

• Le réseau nord englobe essentiellement le Montreux Oberland bernois, de Montreux à Zweisimmen, le tronçon à voie normale –parcouru par le GoldenPass Express à écartement variable– de Zweisimmen à Interlaken, et le Zentralbahn, d’Interlaken à Lucerne, puis Engelberg.
• Le réseau sud regroupe le Matterhorn Gotthard Bahn et les chemins de fer rhétiques, reliant Zermatt à Brigue, Andermatt, Coire, Davos, Saint-Moritz, voire Tirano.

Fig. 5 Réseau métrique alpin avec un réseau nord (MOB et Zentralbahn) et un réseau sud (Matterhorn Gotthard Bahn et chemins de fer rhétiques) reliés par le futur Grimselbahn de Meiringen à Oberwald (carte Grimselbahn).

La jonction des deux réseaux peut être idéalement réalisée par l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Meiringen et Oberwald, suivant exactement le tracé de la ligne aérienne à enterrer.

En rappelant que le tronçon Meiringen–Innertkirchen fait partie dès 2021 de la compagnie Zentralbahn, l’objectif du Grimselbahn reste aujourd’hui la planification d’un tunnel ferroviaire entre Innertkirchen et Oberwald (Fig. 6); cet ouvrage, d’une longueur de 22 kilomètres et d’une pente maximale de 6%, exclut la crémaillère, mais inclut le passage de la ligne à haute tension. La facture finale, de l’ordre de 600 millions de francs, se partagerait entre Swissgrid, propriétaire de la ligne électrique, et le Grimselbahn; celui-ci se tournerait bien entendu vers la Confédération pour jouir de sa procédure FAIF.

Fig. 6 Carte détaillée de la ligne du Grimsebahn, d’Innertkirchen à Oberwald (carte Grimselbahn).

Les retombées ferroviaires d’un tel projet sont attrayantes: de nouveaux trains pourraient relier sans transbordement Montreux à Saint-Moritz, ou Lucerne à Zermatt. On peut donc espérer des retombées considérables pour la population alpine comme pour le tourisme international.

Mais le percement du tunnel du Grimsel n’effacera pas d’un seul coup de baguette magique toutes les spécificités des diverses compagnies métriques; des crémaillères et des tensions électriques différentes vont compliquer la tâche des planificateurs, sans oublier les contraintes du matériel roulant à écartement variable. Un prochain article tentera de faire l’inventaire des problèmes posés et des solutions proposées.

Quelles perspectives alpines pour le 21e siècle?
L’achèvement du tunnel de base du Lötschberg, prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF, conclura l’énorme effort consenti par la Suisse pour transformer ses corridors alpins nord-sud en deux véritables lignes de plaine, l’une via le Saint-Gothard et le Monte Ceneri, l’autre par le Lötschberg et le Simplon.

Le réseau métrique alpin, irriguant la Suisse d’ouest en est, n’a pas connu le même sort; cette situation explique les tentatives de nos Winkelried du rail, Albert Hahling et Willy Hubacher, ou les pionniers de Porta Alpina. Que reste-t-il de leur héritage? On peut certainement remettre à plus tard l’aménagement des tronçons Champéry–Cluses de l’Express des Alpes occidentales et Sion–Gsteig du projet Sion–Gstaad: leur rapport performance/coût est dissuasif. Par contre, le court tronçon Gstaad–Gsteig–Les Diablerets, au budget abordable, devrait impérativement faire l’objet d’une mise à jour. Les défauts rédhibitoires de la station Porta Alpina pourraient conduire à approfondir la suggestion de Kurt Metz: une liaison verticale entre le tunnel de faîte du Saint-Gothard et Andermatt.

Enfin, la création d’un réseau métrique de 850 kilomètres, grâce au percement du tunnel du Grimsel, reste le projet alpin de ce siècle. Des signes avant-coureurs sont déjà perceptibles: les Communautés d’intérêts GoldenPass et Grimselbahn ont décidé en septembre 2021 leur fusion pour constituer une nouvelle «Communauté d’intérêts du tunnel du Grimsel-fusion des réseaux à voie étroite». Ce rapprochement entraînera notamment l’étude d’une station de transformation à Interlaken Ost pour permettre au GoldenPass Express de foncer à l’est; ce sera le premier pas vers la constitution d’un grand réseau métrique, le pendant alpin de la Croix fédérale de la mobilité, un réseau à voie normale à hautes performances.

Daniel Mange, 1 novembre 2021

Remerciements
Je remercie très vivement le conseiller aux Etats Olivier Français qui m’a résumé son projet et aiguillé sur la piste d’un véritable trésor, les archives de la ligne Les Diablerets–Pillon–Gsteig, déposées au Musée des Ormonts, à Vers-l’Eglise. J’adresse toute ma reconnaissance à Madame Mary-Claude Busset, historienne et conservatrice dudit Musée, pour avoir mis à ma disposition les archives en question et contribué à leur sélection.

Références

[1] A. Maillard, Un express pour les Alpes, L’Hebdo, 16 août 1990, pp. 23-24.

[2] Sanetsch-Bahntunnel als Alternative zum Rawil, Verkehr & Umwelt, Nr 3, 1987, S. 53.

[3] C. Roulet, Des Valaisans mandatent une fiduciaire pour relancer le train Sion–Gstaad, Le Temps, 1 juin 1999.

[4] G. Lob, Der Traum von der Porta Alpina lebt auf, InfoForum, Nr 3, 2020, S. 16-17.

[5] K. Metz, «Alptraum ohne Ende», InfoForum, Nr 4, 2020, S. 14.

 

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