Ecartement variable: vers un grand réseau alpin?

Les Winkelried du rail
Les années 90 sont riches en visionnaires ferroviaires. Du côté d’Aigle, Albert Hahling veut sauver l’Aigle-Sépey-Diablerets moribond par un express des Alpes, tandis que Willy Hubacher se bat sans relâche pour relier Sion à Gstaad via le col du Sanetsch. Qui sont ces Winkelried du rail et quels sont leurs combats?

Un express des Alpes
Albert Hahling, le «Zurichois d’Aigle» selon ses détracteurs, est d’abord un fou du patrimoine. Conservateur du Musée du sel de Bex, il se bat aussi pour sauver le château d’Ollon. Et quand le chemin de fer Aigle-Sépey-Diablerets (ASD) se trouve dans le collimateur des communes qu’il irrigue, c’est de nouveau Albert Hahling qui part au combat avec son projet d’Express des Alpes occidentales [1]; il vise à transformer le modeste tortillard d’Aigle aux Diablerets en un nouveau Glacier Express, traversant les Alpes de Lucerne à Cluses (France), à deux pas de Chamonix, selon le schéma suivant (Fig. 1):

• De Lucerne à Gstaad, c’est le trajet bien connu du GoldenPass, entraînant la pose d’un troisième rail entre Interlaken et Zweisimmen.
• De Gstaad aux Diablerets, un tronçon nouveau s’impose via Gsteig et le col du Pillon.
• Depuis Les Diablerets, l’emprunt successif des deux tronçons existants de l’ASD et de l’Aigle-Ollon-Monthey-Champéry (AOMC) conduit à Champéry.
• Une ligne nouvelle relie enfin Champéry à Morzine d’abord –où s’invite un long tunnel– puis à Cluses, sur l’axe ferroviaire Annecy/Annemasse–La-Roche-sur-Foron–Chamonix–Martigny.

Fig. 1 Réseau de l’Express des Alpes occidentales avec sa ligne de Lucerne à Cluses (France) via Interlaken, Zweisimmen, Gstaad, Les Diablerets, Aigle, Champéry et Morzine (carte Albert Hahling, mai 1990).

Sur les 290 kilomètres de l’Express des Alpes occidentales, 65 kilomètres sont à construire, soit 20% du parcours complet. Le tronçon de Gstaad aux Diablerets sera soutenu par le Comité Nouvel ASD, présidé par Philippe Nicollier et assisté par un groupe d’ingénieurs, piloté par Olivier Français, actuel conseiller aux Etats. L’avant-projet, rendu public en 1997, prévoyait une ligne Les Diablerets–Col du Pillon–Gsteig de 14,6 kilomètres, avec une pente modérée de 6% excluant la crémaillère; le tronçon comprend trois courts tunnels et deux ponts majeurs, et dessert notamment les remontées mécaniques du glacier des Diablerets à partir des haltes du Col du Pillon et de Reusch. L’investissement final, incluant le matériel roulant, s’élève à 180 millions de francs.

Sion–Gstaad par le col du Sanetsch
L’ingénieur sédunois Willy Hubacher veut à tout prix relier Sion à Gstaad par voie ferrée. Les études de l’Association Sion-Gstaad (ASG) prévoient une liaison de 42 kilomètres, avec un tunnel de faîte sous le col du Sanetsch; le coût total s’élève à plus de 450 millions de francs.

Pour partir à l’assaut du tunnel du Sanetsch, long de 9 kilomètres, la ligne s’élève de plus de 1000 mètres depuis Sion; une boucle ou un tunnel hélicoïdal s’impose pour éviter la crémaillère. La sortie nord du tunnel débouche sur Gsteig, d’où s’étire un tronçon d’une dizaine de kilomètres commun à la future ligne Gstaad–Les Diablerets (Fig. 1)|2].

En sus des difficultés de financement, le projet du Sanetsch doit faire face à un autre écueil, géologique cette fois: le tunnel routier du Rawyl, à 12 kilomètres à l’est, n’a jamais pu être construit, car situé au cœur d’une des régions du pays les plus sensibles aux tremblements de terre!

Pour tous les partisans du Sion–Gstaad, le projet est indissociable de la liaison GoldenPass du MOB, assurant les trajets sans transbordement de Sion à Lucerne via Gstaad; par ailleurs, la mise en commun du tronçon Gsteig–Gstaad avec l’Express des Alpes occidentales d’Albert Hahling  diminue la facture globale. La carte parue dans Le Temps du 1 juin 1999 met bien en évidence la synergie des deux projets (Fig. 2)[3].

Fig. 2  Synergie entre les deux projets de Sion–Gstaad (Willy Hubacher) et de l’Express des Alpes occidentales, de Lucerne à Cluses via Gstaad et Gsteig (Albert Hahling) (carte Le Temps du 1 juin 1999, Joël Sutter).

Porta Alpina: rêve alpin ou monstre du loch Ness?
Le rêve d’une gare souterraine dans le tunnel de base du Saint-Gothard –à l’aplomb de Sedrun, cœur de la Surselva– a repris vie dans le débat politique grison en juin 2020; le projet, né en 2003, puis enterré en 2012, devrait être réexaminé par le Canton. Les habitants de la Surselva, l’un des bastions de la langue romanche, visent toujours un désenclavement et l’accès plus direct au nord (Lucerne, Zurich), comme au sud (Tessin, Milan), grâce au tunnel du Saint-Gothard qui croise à 800 mètres sous terre la ligne métrique Andermatt–Disentis/Mustér du Matterhorn Gotthard Bahn (MGB) (Fig. 3). A ce même emplacement, le tunnel de base est déjà équipé d’une station de croisement permettant l’aménagement d’une halte ferroviaire (Fig. 4)[4].

Fig. 3 Localisation de la future gare Porta Alpina dans le tunnel de base du Saint-Gothard, à l’aplomb de la gare Sedrun du Matterhorn Gotthard Bahn (Canton des Grisons).

Mais la connexion des deux systèmes ferroviaires implique une véritable course d’obstacles: un minibus électrique devrait d’abord regrouper les voyageurs de la station Porta Alpina pour les conduire au super ascenseur à deux étages; celui-ci, battant tous les records mondiaux, s’élèverait de 800 mètres pour passer le relais à un second bus destiné à parcourir un kilomètre de galerie d’accès et atteindre finalement la gare de Sedrun du MGB.

Fig. 4 Schéma de la gare Porta Alpina avec ses accès vertical (ascenseur de 800 mètres) et horizontal (galerie d’accès de 990 mètres)(AlpTransit AG).

Outre l’écueil financier –le projet n’est pas prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF (financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire)– il reste une difficulté technique redoutable: le trafic mixte des trains de voyageurs et de fret au sein du tunnel de base est totalement incompatible avec l’arrêt de certains convois en pleine voie… à moins de doubler celle-ci par un tronçon destiné au stationnement. L’expert ferroviaire Kurt Metz, devant les difficultés du projet, n’hésite pas à le déplacer dans le tunnel de faîte du Saint-Gothard, qui passe exactement au-dessous d’Andermatt, à 300 mètres de profondeur. Une halte souterraine accueillant les rames Treno Gottardo du Südostbahn (Bâle/Zurich–Locarno) et un ascenseur continu –du type paternoster– constitueraient une variante très économique du projet Porta Alpina que Kurt Metz n’hésite pas à qualifier de monstre du loch Ness [5].

A l’assaut du Grimsel
Col du Grimsel: plus d’une centaine de pylônes soutiennent la ligne aérienne à haute tension alimentée par la centrale électrique d’Oberhasli. Cette zone alpine, d’une topographie pentue et resserrée, figure depuis 2001 au patrimoine mondial de l’UNESCO. A l’occasion de sa rénovation, la ligne aérienne pourrait disparaître, enfouie dans une galerie; la sécurité de l’approvisionnement électrique et la sauvegarde du paysage seraient simultanément assurées.

Un coup d’œil à la carte ferroviaire montre que le réseau métrique alpin est partagé en deux (Fig.5):

• Le réseau nord englobe essentiellement le Montreux Oberland bernois, de Montreux à Zweisimmen, le tronçon à voie normale –parcouru par le GoldenPass Express à écartement variable– de Zweisimmen à Interlaken, et le Zentralbahn, d’Interlaken à Lucerne, puis Engelberg.
• Le réseau sud regroupe le Matterhorn Gotthard Bahn et les chemins de fer rhétiques, reliant Zermatt à Brigue, Andermatt, Coire, Davos, Saint-Moritz, voire Tirano.

Fig. 5 Réseau métrique alpin avec un réseau nord (MOB et Zentralbahn) et un réseau sud (Matterhorn Gotthard Bahn et chemins de fer rhétiques) reliés par le futur Grimselbahn de Meiringen à Oberwald (carte Grimselbahn).

La jonction des deux réseaux peut être idéalement réalisée par l’aménagement d’une ligne nouvelle entre Meiringen et Oberwald, suivant exactement le tracé de la ligne aérienne à enterrer.

En rappelant que le tronçon Meiringen–Innertkirchen fait partie dès 2021 de la compagnie Zentralbahn, l’objectif du Grimselbahn reste aujourd’hui la planification d’un tunnel ferroviaire entre Innertkirchen et Oberwald (Fig. 6); cet ouvrage, d’une longueur de 22 kilomètres et d’une pente maximale de 6%, exclut la crémaillère, mais inclut le passage de la ligne à haute tension. La facture finale, de l’ordre de 600 millions de francs, se partagerait entre Swissgrid, propriétaire de la ligne électrique, et le Grimselbahn; celui-ci se tournerait bien entendu vers la Confédération pour jouir de sa procédure FAIF.

Fig. 6 Carte détaillée de la ligne du Grimsebahn, d’Innertkirchen à Oberwald (carte Grimselbahn).

Les retombées ferroviaires d’un tel projet sont attrayantes: de nouveaux trains pourraient relier sans transbordement Montreux à Saint-Moritz, ou Lucerne à Zermatt. On peut donc espérer des retombées considérables pour la population alpine comme pour le tourisme international.

Mais le percement du tunnel du Grimsel n’effacera pas d’un seul coup de baguette magique toutes les spécificités des diverses compagnies métriques; des crémaillères et des tensions électriques différentes vont compliquer la tâche des planificateurs, sans oublier les contraintes du matériel roulant à écartement variable. Un prochain article tentera de faire l’inventaire des problèmes posés et des solutions proposées.

Quelles perspectives alpines pour le 21e siècle?
L’achèvement du tunnel de base du Lötschberg, prévu dans l’étape 2025-2035 du FAIF, conclura l’énorme effort consenti par la Suisse pour transformer ses corridors alpins nord-sud en deux véritables lignes de plaine, l’une via le Saint-Gothard et le Monte Ceneri, l’autre par le Lötschberg et le Simplon.

Le réseau métrique alpin, irriguant la Suisse d’ouest en est, n’a pas connu le même sort; cette situation explique les tentatives de nos Winkelried du rail, Albert Hahling et Willy Hubacher, ou les pionniers de Porta Alpina. Que reste-t-il de leur héritage? On peut certainement remettre à plus tard l’aménagement des tronçons Champéry–Cluses de l’Express des Alpes occidentales et Sion–Gsteig du projet Sion–Gstaad: leur rapport performance/coût est dissuasif. Par contre, le court tronçon Gstaad–Gsteig–Les Diablerets, au budget abordable, devrait impérativement faire l’objet d’une mise à jour. Les défauts rédhibitoires de la station Porta Alpina pourraient conduire à approfondir la suggestion de Kurt Metz: une liaison verticale entre le tunnel de faîte du Saint-Gothard et Andermatt.

Enfin, la création d’un réseau métrique de 850 kilomètres, grâce au percement du tunnel du Grimsel, reste le projet alpin de ce siècle. Des signes avant-coureurs sont déjà perceptibles: les Communautés d’intérêts GoldenPass et Grimselbahn ont décidé en septembre 2021 leur fusion pour constituer une nouvelle «Communauté d’intérêts du tunnel du Grimsel-fusion des réseaux à voie étroite». Ce rapprochement entraînera notamment l’étude d’une station de transformation à Interlaken Ost pour permettre au GoldenPass Express de foncer à l’est; ce sera le premier pas vers la constitution d’un grand réseau métrique, le pendant alpin de la Croix fédérale de la mobilité, un réseau à voie normale à hautes performances.

Daniel Mange, 1 novembre 2021

Remerciements
Je remercie très vivement le conseiller aux Etats Olivier Français qui m’a résumé son projet et aiguillé sur la piste d’un véritable trésor, les archives de la ligne Les Diablerets–Pillon–Gsteig, déposées au Musée des Ormonts, à Vers-l’Eglise. J’adresse toute ma reconnaissance à Madame Mary-Claude Busset, historienne et conservatrice dudit Musée, pour avoir mis à ma disposition les archives en question et contribué à leur sélection.

Références

[1] A. Maillard, Un express pour les Alpes, L’Hebdo, 16 août 1990, pp. 23-24.

[2] Sanetsch-Bahntunnel als Alternative zum Rawil, Verkehr & Umwelt, Nr 3, 1987, S. 53.

[3] C. Roulet, Des Valaisans mandatent une fiduciaire pour relancer le train Sion–Gstaad, Le Temps, 1 juin 1999.

[4] G. Lob, Der Traum von der Porta Alpina lebt auf, InfoForum, Nr 3, 2020, S. 16-17.

[5] K. Metz, «Alptraum ohne Ende», InfoForum, Nr 4, 2020, S. 14.

 

Vous pouvez vous abonner à ce site en introduisant simplement votre adresse électronique dans la première rubrique de la colonne de droite de ce blog «Abonnez-vous à ce blog par e-mail».

Daniel Mange

Daniel Mange, Vaudois, est électricien de formation, informaticien de profession et biologiste par passion. Professeur honoraire EPFL, il se voue aujourd'hui à son hobby politique, les transports publics, dans le cadre de la citrap-vaud.ch (communauté d'intérêts pour les transports publics). Il y anime le projet Plan Rail 2050 qui vise à relier Genève à Saint-Gall par une ligne à grande vitesse.

2 réponses à “Ecartement variable: vers un grand réseau alpin?

  1. C’est toujours un bonheur de lire les articles de M. Daniel Mange. Alors que nous suffoquons dans un monde insupportable et révoltant, dans un pays, la Suisse, que nous ne reconnaissons pas… grâce à M. Daniel Mange on apprend qu’en Suisse il se passe encore des choses bien. Il y a des projets magnifiques comme celui de ces messieurs Albert Hahling et Willy Hubacher. Il y a encore des gens honnêtes, qui ne mentent pas et qui veulent lancer de nouvelles lignes ferroviaires pour le bien de nos concitoyens et non pour leur malheur. Il y a encore des ingénieurs qui aiment leur métier, qui aiment la Suisse, et qui travaillent sur des cartes au 25:000. Ah! on reprend espoir… Merci M. Mange, merci infiniment de nous rendre un peu d’espoir et de confiance en l’homme!

  2. Le plus enthousiasmant, le plus évident de ces projets, c’est la liaison Ormonts-Saanenland. Je pensais qu’on nous proposerait un tunnel des Diablerets à Gsteig, c’est donc une bonne surprise de découvrir le projet d’une ligne sommitale par le col du Pillon !
    A l’inverse, l’idée d’un tunnel de 22 km (comme le Simplon) sous le Grimsel me fait grincer des dents ! Pour la ligne électrique, il existe une variante avec un tunnel Handegg-Oberwald. C’est cette variante qu’il faut pousser, en y incluant le train !
    Quant à la Porta Alpina, qu’apporterait la variante “ascenseur du tunnel de faîte à Andermatt” par rapport à la ligne Göschenen-Andermatt ? Veut-on la mort de la ligne des Schöllenen ?

Les commentaires sont clos.