Écartement variable: le 3e rail, panacée technique mais boulet financier

GoldenPass, la liaison mythique
Après l’effervescence ferroviaire du 19e siècle, la première guerre mondiale va stopper brutalement le développement du rail. Dans ce contexte morose est inauguré en 1916 le dernier tronçon de la ligne du Brunig des CFF, entre Interlaken Ost et Brienz, desservi jusqu’alors par la Compagnie de navigation sur les lacs de Thoune et de Brienz (Fig. 1): le rêve de relier Montreux à Lucerne par chemin de fer devient réalité, au prix d’un double changement, à Zweisimmen et à Interlaken Ost, imposé par des écartements différents (métrique de Montreux à Zweisimmen et d’Interlaken à Lucerne, normal de Zweisimmen à Interlaken).

Fig. 1 Schéma de la liaison du GoldenPass, de Montreux à Lucerne via Zweisimmen et Interlaken Ost (tiré de la brochure Montreux–Interlaken–Lucerne par le Panoramic Express[1]).

Après la guerre 1914-1918, le tourisme renaît et, dès 1928, une liaison sans transbordement de Montreux à Lucerne, la ligne du GoldenPass, revient sur le devant de la scène. L’insertion d’un 3e rail à écartement métrique à l’intérieur de la voie normale Zweisimmen–Interlaken (54 km) s’impose, mais avorte pour des questions économiques et techniques. En guise de compensation, les trains classiques feront place à des convois de luxe, le Golden Mountain Pullman Express sous le label de la prestigieuse Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens, qui équipe les deux groupes MOB (Montreux-Oberland bernois) et BLS (Berne-Lötschberg-Simplon) de voitures haut de gamme en 1ère et 2e classe (Fig. 2). L’aventure démarre à la saison d’été 1931 et succombe déjà un an plus tard, victime de la grande crise économique des années 30; ce matériel roulant d’exception survivra: il sera revendu aux chemins de fer rhétiques en 1939.

Fig. 2 Voiture de luxe du MOB de la série AB4 103-106, commandée par la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens et construite par SIG (Schweizerische Industrie-Gesellschaft) en 1931 (tirée de la référence[2], page 260).

Un troisième rail en or
Dès 1986, Edgar Styger, directeur du groupe MOB, relance l’idée du 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken (Fig. 3); ce système n’est pas nouveau et équipe déjà l’axe Coire–Domat/Ems des chemins de fer rhétiques (écartement métrique) pour conduire directement les wagons marchandises CFF au complexe industriel d’Ems.

Fig. 3 Schéma de principe du 3e rail (écartement normal de 1435 mm, écartement métrique de 1000 mm)(schéma de l’auteur).

Après l’explosion de la fréquentation de ses nouveaux trains Superpanoramic Express, Edgar Styger voit déjà une étape plus loin: rejoindre Lucerne sans transbordement, un trajet de 189 km, en visant le 700e anniversaire de la Confédération, en 1991. Une étude conjointe MOB-BLS estime l’investissement à 30 millions de francs, tandis qu’une enquête menée par l’Université de Saint-Gall en 1987 démontre les retombées très favorables pour l’économie et le tourisme. Le 15 septembre de la même année est fondée la Communauté d’intérêts intercantonale 3e rail/GoldenPass, avec un budget déjà revu à la hausse (45 millions) et un objectif remis à 1993.

Interlaken saborde le 3e rail vers Meiringen
Le projet de 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken n’a pas passé inaperçu du côté des autorités de Brienz et de Meiringen, au pied du col du Brunig et au cœur de nombreuses attractions touristiques comme le train à vapeur du Rothorn, le village-musée de Ballenberg, les cars postaux pour les cols du Grimsel et du Susten, la cascade de Giessbach et son funiculaire historique. Une idée s’impose alors: insérer un 3e rail, cette fois à l’extérieur de la voie métrique, pour accueillir jusqu’à Meiringen des trains en provenance de Berne, sans transbordement à Interlaken Ost (Fig. 1)[3].

Petit rappel historique: la ligne du Brunig est inaugurée en 1888 déjà, et relie Alpnachstad, sur le lac des Quatre-Cantons, à Brienz, sur le lac éponyme; à l’époque, le train prolonge naturellement le bateau à vapeur. Si la jonction ferroviaire d’Alpnachstad à Lucerne se réalise un an plus tard, il faut attendre 1916 pour rejoindre par fer Interlaken Ost. Le trajet Brienz–Interlaken se planifie à l’écartement normal, pour accueillir directement les voyageurs en provenance de Berne: tracé de la voie, ponts et tunnels sont donc aménagés selon les normes du grand chemin de fer.

La riposte des hôteliers d’Interlaken, redoutant une perte de la clientèle qui passerait son chemin pour rejoindre directement Brienz, porte ses fruits, et c’est l’écartement métrique qui s’impose finalement. Mais le gabarit de la voie normale subsiste, prêt à accueillir un 3e rail… Cette idée, relancée en 1987|3], n’aura manifestement pas de suite, et Interlaken Ost reste une gare en cul-de-sac, voyant partir les convois métriques en direction du Brunig, de Grindelwald et de Lauterbrunnen, et les trains à voie normale en direction de Berne, Bâle et Berlin (ICE allemand). En résumé, Interlaken reste l’étape incontournable du tourisme international.

Le budget du 3e rail à la dérive
Revenons à l’axe Zweisimmen–Interlaken et aux questions bassement matérielles de son financement. Outre le troisième rail inséré à l’intérieur de la voie normale, il faut renouveler les traverses et les rails existants, réaménager la géométrie des aiguillages, ainsi que les installations de sécurité (signaux, passages à niveau). Quant aux nouvelles locomotives, elles doivent être adaptées à la tension électrique continue du MOB et alternative du BLS et des CFF, sans oublier la crémaillère pour la section Meiringen–Giswil du Brunig. Cette relative complexité renchérit le projet qui passe bientôt à 60 millions de francs pour l’infrastructure, avec un complément de 24 millions pour le matériel roulant; l’inauguration est alors retardée à 2001, l’année du centenaire du MOB. En juin 1992, l’entreprise MOB annonce que le constructeur espagnol Talgo (cf. notre article du 12 mars 2021) renonce à fournir une offre pour six compositions à écartement variable selon sa technologie éprouvée; le 3e rail reste alors la solution la plus économique et la plus réaliste.

Le coup de massue final, au détriment du 3e rail, est inattendu: l’ouverture du tunnel de base du Lötschberg, en 2007, va entraîner une hausse du trafic sur cette ligne; le croisement de la voie métrique et des faisceaux de la voie normale, en gare de Spiez, est inextricable (Fig. 1). Le projet révisé, avec une traversée de l’axe à 3 rails par un tunnel de 1,7 km, doublée d’une gare souterraine, aggrave encore le budget d’origine qui passe à 205 millions pour la seule infrastructure. Dans un communiqué de presse du 24 octobre 2006, le groupe de travail GoldenPass, incluant MOB, CFF et BLS, décide d’abandonner la réalisation de la liaison à 3e rail entre Zweisimmen et Interlaken.

Le 3e rail est mort, vive l’écartement variable
L’Assemblée générale de la Communauté d’intérêts intercantonale 3e rail/GoldenPass du 3 octobre 2008 stupéfie son auditoire: le nouveau patron du MOB, Richard Kummrow, annonce la mise au point d’un bogie à écartement variable révolutionnaire, qui permet non seulement de s’affranchir du 3e rail, mais de s’adapter aux différents quais, hauts de 35 cm pour la voie métrique et de 55 cm pour la voie normale. Clou du spectacle: le MOB présente un modèle réduit fonctionnel du bogie, à l’échelle 1:10, ainsi que des simulations numériques qui démontrent la maturité du concept. La mise en service du train est prévue pour 2012, avec un budget de 44 millions[4]. Cette Assemblée générale est l’événement clef qui scelle l’abandon définitif du 3e rail et ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire du GoldenPass Express, l’ère de l’écartement variable (Fig. 4).

Fig. 4 Schéma de principe de l’écartement variable, avec passage continu de l’écartement métrique à l’écartement normal de 1435 mm (ou vice versa) en gare de Zweisimmen (schéma de l’auteur).

Remerciements
L’auteur remercie Madame Annette Rochaix-Goldschmidt, veuve de Jean-Louis Rochaix et contributrice de la collection des livres voués aux chemins de fer vaudois, pour la mise à disposition de l’original de la figure 2.

Daniel Mange, 21 mai 2021

 

Références

[1] Montreux–Interlaken–Lucerne par le Panoramic Express, Golden Pass Switzerland, Interlaken, brochure non datée.

[2] M. Grandguillaume, G. Hadorn, S. Jarne, J.-L. Rochaix, A. Rochaix, Chemin de fer Montreux Oberland bernois, tome 1, 1901-1963, Bureau vaudois d’adresses, Lausanne, 1992.

[3] P. Romann, Neue Ideen für neue Bahnlinien, Verkehr & Umwelt, Nr 3, 1987, S. 52-53.

[4] Golden Pass: Spurwechsel-Wagen statt dritte Schiene? Schweizer Eisenbahn-Revue, Nr 11, 2008, S. 574-575.

 

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Daniel Mange

Daniel Mange, Vaudois, est électricien de formation, informaticien de profession et biologiste par passion. Professeur honoraire EPFL, il se voue aujourd'hui à son hobby politique, les transports publics, dans le cadre de la citrap-vaud.ch (communauté d'intérêts pour les transports publics). Il y anime le projet Plan Rail 2050 qui vise à relier Genève à Saint-Gall par une ligne à grande vitesse.

8 réponses à “Écartement variable: le 3e rail, panacée technique mais boulet financier

  1. Il semble donc que la solution qui aurait été d’équiper les trains de petits gabarits (loc et wagons) d’essieux à 1435 mm d’écartement et de voies d’écartement normal n’ait jamais été envisagée?

    1. A ma connaissance cette solution n’a jamais été évoquée. Son coût serait déraisonnable puisqu’elle impliquerait la transformation et/ou la reconstruction de tout le matériel roulant, doublée de la reconstruction de toute l’infrastructure métrique.

    2. L’écartement métrique a été adopté sur certaines lignes pour limiter l’emprise des voies et permettre des rayons plus serrés. Exclu de les passer en voie normale sans revoir le tracé.

      1. Je ne suis pas convaincu. Vous reprenez la raison avancée par Wikipédia, qui l’affirme sans avancer le moindre argument technique. J’ai une preuve du contraire: le rayon des courbes du MOB est de 80 mètres, comme l’est celui du TSOL – Métro M1 aux courbes de Bassenges et d’Epenex.

        1. Il me faut battre ma coulpe: j’ai suivi sur carte topographique les deux tracés du MOB et du Brunig, pour découvrir trois courbes de rayon inférieur à 80 mètres sur l’ensemble de ces deux tracés: l’une immédiatement à la sortie de la gare de Montreux (env. 56 m), la seconde immédiatement à la sortie de la halte des Avants (environ 42 mètres), et au lieu dit Comba d’Avau, juste avant d’arriver à Montbovon (60 m).

  2. Merci pour ce très clair rappel historique qui précise bien les enjeux. L’installation de changement à Interlaken aurait été sans objet, puisque 95 % des voyageurs s’y arrêtent au moins quelques heures.

  3. Pourquoi un tunnel sous le col du Brünig n’a jamais été envisagé pour accélérer drastiquement le temps de trajet entre Lucerne et Interlaken afin de proposer une bien meilleure liaison entre ces deux nœuds du réseau ferré suisse (+ éventuellement justifier un passage à la demi-heure) ?

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