Le couteau, entre les dents ou sur la table ?

Le couteau, entre les dents ou sur la table ?

J’avais promis à Elisabeth de lui répondre. Depuis, elle m’a écrit un nouveau commentaire et je lui en suis vraiment reconnaissante. Bien sûr, il n’est pas question que ce blog devienne un dialogue entre elle et moi, mais cela dépend aussi des autres lecteurs… Et puis, il me semble qu’elle soulève des questions qui peuvent intéresser tout le monde. Je les aborderai les unes après les autres, et sans doute en plusieurs fois.

Dans son premier commentaire, elle me rappelle que, naguère, les contestataires de la politesse (elle parle « des gens de gauche et des anarchistes ») pouvaient se permettre de remettre les codes en question parce qu’ils les connaissaient. Et que donc ils les attaquaient « en connaissance de cause ». Elle a parfaitement raison, et c’est, à mes yeux, une des justifications du petit travail d’information dans ce domaine que j’avais entrepris dans Le Temps. J’avais reçu plusieurs lettres de lecteurs plutôt jeunes qui se plaignaient d’avoir été élevés « par des soixante-huitards » qui ne leur avaient pas inculqué les règles minimums du savoir-vivre. Résultat, parvenus à l’âge adulte, ils étaient perdus. Dans leur milieu professionnel, dans des circonstances un peu officielles, et même chez certains amis, ils étaient souvent pris de court, ne savaient pas comment faire et commettaient des impairs dont ils avaient conscience sans savoir comment y remédier. La plupart de ces correspondants en voulaient à leurs parents et certains ajoutaient qu’en tout cas, eux, avec leurs enfants, ne commettraient pas les mêmes erreurs. D’où leurs demandes de conseils.

C’est pourquoi je pense qu’insister sur l’importance des règles du code social, même celles de l’étiquette la plus arbitraire, la plus exclusive, n’est pas obligatoirement agir en valet du système oppresseur, pour reprendre une terminologie qui rajeunira certains. Cela peut être exactement le contraire, et donner des armes pour subvertir ce code ou le détourner. Et même si on ne veut pas aller jusque-là, on peut agir comme on l’entend, et mesurer les risques qu’on prend. Si je veux jouer la carte de la provocation, je sais qu’elle peut entraîner mon exclusion d’un groupe donné et je suis libre de l’affronter ou pas. En d’autres termes, je deviens acteur du fonctionnement social, alors que si je transgresse par ignorance, j’en suis la victime.

J’ai lu il n’y a pas longtemps un roman victorien anglais dont l’héroïne était la fille du jardinier du domaine. La lady s’était entichée d’elle et lui avait fait donner une « éducation de demoiselle ». Ce qui, nous expliquait-on, était un cadeau empoisonné, car la pauvre fille « faisait illusion » et un fils de famille se laissait séduire par ses manières raffinées. Mais quand on apprenait que la jeune personne se comportait comme une lady, avait l’air d’une lady, mais, comme le Canada Dry, n’était pas une lady mais la fille du jardinier, le scandale était énorme, le drame consommé et l’édifice social menacé… (Oui, j’avoue, c’était plutôt un roman de gare, mais du temps des locomotives à vapeur, j’adore ça). Car, s’il suffit à la fille du jardinier d’apprendre à tenir sa tasse de thé pour avoir l’air de la fille du lord, alors ce code ne peut plus jouer son rôle de protecteur et de renforçateur de l’ordre social. Son aspect artificiel et extérieur apparaît. Il n’est plus qu’un masque comme un autre, un rôle que n’importe qui d’un peu malin peut apprendre et jouer. Zut alors pour le sang bleu!

Ceci dit, je ne suis pas une obsédée de la subversion, loin s’en faut, et je ne me promène pas dans le monde avec un couteau entre les dents. J’aime au contraire que mon couteau soit sur la table, même qu’il y en ait plusieurs si le déroulement du repas le commande, et je m’abstiens de couper les pâtes et la salade avec. Car ces règles, pour arbitraires et discriminantes qu’elles soient, n’en contribuent pas moins à rendre la vie en société plus harmonieuse, je dirais même plus belle esthétiquement parlant. Oui, je l’avoue, j’aime les belles tables avec les nombreux accessoires, les verres pour les différents vins, les couverts adaptés aux différents mets, tout ce décor témoin du raffinement, de l’élégance, du sens de la nuance, d’une société certes injuste, hypocrite et sans pitié, mais bien jolie à contempler, surtout quand on était du bon côté de la barrière.

Et puis, les gens qui mangent proprement, s’essuient la bouche avant de boire et ne se vautrent pas sur leur assiette, c’est quand même plus agréable à regarder, non?

Donc cette politesse-là participe aussi du mieux vivre, quand on en use avec cœur et nuances. Par exemple, on ne remarquera jamais celui qui se trompe de couvert ou fait des boulettes avec son pain. Au besoin, on fera comme dans la célèbre anecdote de la princesse buvant sans sourciller l’eau du rince-doigts pour imiter un invité peu familier des usages et éviter de lui faire perdre la face.

Car, quel que soit le sujet, l’objet, la circonstance, le maître mot est là : ne jamais faire perdre la face à autrui. C’est cela la vraie politesse, et le point d’intersection entre les conventions sociales et le savoir-vivre. Et peut-être la seule règle qu’on puisse se permettre d’appliquer sans réfléchir.

Etre « bien élevé », cela ne veut rien dire si on ne mesure pas sans cesse sa politesse à l’aune de son cœur. Cela me fait penser à ces soldats allemands pendant l’Occupation dont les journaux de la collaboration vantaient les manières irréprochables. On les disait très corrects, c’était le mot. Impeccablement sanglés dans leurs uniformes, ils s’inclinaient en claquant des talons, laissaient leur place aux dames dans le métro, et envoyaient dans le même temps les enfants dans les chambres à gaz…

Ce n’étaient pas des hommes, c’étaient de hideuses marionnettes qui singeaient, par moment, l’humanité.

L’exemple est extrême, mais montre bien que, en matière de savoir-vivre, les formes extérieures ne suffisent pas.

Cela vaut aussi pour les détracteurs dont on parlait au début. Eux aussi confondent la forme et le fond. Savoir se servir des couverts à poisson n’a jamais suffit pour faire un honnête homme. Mais ne pas s’en servir non plus.

 

 

 

Eloge du doute

Cette semaine, à Paris, dans le 95, un des plus beaux itinéraires d’autobus parisien. Il traverse Saint Germain des Prés, franchit la Seine au pont du Carrousel, puis la cour et les guichets du Louvre, remonte l’avenue de l’Opéra… Je le prendrai mille fois que je ne me lasserai pas de regarder par la fenêtre. Il est six heures, c’est l’heure de pointe, les gens se serrent pour laisser monter encore des voyageurs. Comme je suis montée en début de ligne, je suis assise.

Pas loin de moi, une place se libère et au moment où une dame, la cinquantaine, s’apprête à s’asseoir, un petit garçon d’environ quatre ans, escalade le siège et s’installe prestement sur la place convoitée. Le père, debout à côté, intervient : « Non, descends de là et laisse la dame s’asseoir ». Jusque-là, rien que de très normal. Voilà un homme qui me semble élever son fils avec sagesse. Mais c’est la réaction de la dame qui me fait abandonner la contemplation du soleil qui se couche sur la coupole de l’Institut : « Mais non, dit-elle, laissez-le, ça ne fait rien. » L’enfant jette un regard de triomphe à son père, lequel, je dois dire, n’insiste guère. « Bon, alors dis merci à la dame ». « Non ! » répond le gamin en croisant les bras farouchement. « Ce n’est pas gentil » dit le père d’un ton où flotte cependant un chouïa de fierté (« il a du caractère mon fils, hein »), mais il n’insiste pas davantage. J’ai envie de me lever et de sortir le môme du siège en l’attrapant par l’oreille. Bien sûr, je n’en fais rien.

La dame assise à côté de moi s’agite.  Nous échangeons un regard. « Comment voulez-vous que plus tard il ne se croit pas tout permis ? » murmure-t-elle. J’acquiesce un peu vaguement, car je redoute ce qui ne manque pas de suivre, le couplet à voix basse sur la permissivité, l’époque, la violence, les parents démissionnaires, etc, etc… Je hoche lâchement  la tête. Me voilà embarquée dans le camp des vieux grognons, de ceux qui, aux 11 novembre de mon enfance, nous délogeaient des places assises à coup de canne en nous montrant leurs médailles de Verdun (eh oui…) et dont on se moquait en jurant de n’être jamais vieux, jamais fatigué, jamais exaspéré par la jeunesse insolente et la dégradations des mœurs. Et me voilà… La dame s’est tue, sans doute lassée par mon attitude peu encourageante.

Et le 95 continue sa course à travers les chefs d’œuvre d’architecture des époques passées, le gamin triomphant chantonne en balançant les jambes, et moi, comme d’habitude, je songe.

Cette petite scène illustre bien ma position compliquée. C’est vrai que souvent, l’incivilité, la désinvolture, l’absence d’attention à autrui, le Moi triomphant des gamins de quatre à quarante ans m’exaspèrent. C’est vrai qu’en regardant la Seine depuis le pont du Carrousel, je pense à la Tour Montparnasse et j’ai envie de pleurer. C’est vrai que j’étais assez d’accord avec les lieux communs de ma voisine. Mais je ne veux pas ! Je ne veux pas céder à ce penchant de « vitupérer l’époque » comme dit Aragon. Je m’efforce de réfléchir au-delà, et, comme toujours, ce n’est pas une position facile.

Et puis, il y a aussi la réaction de l’autre dame, celle qui est restée debout. On peut la comprendre après tout. Elle a trouvé le gamin mignon, elle lui a laissé la place comme elle lui aurait caressé la tête, par attendrissement. Et peut-être a-t-elle pensé qu’un enfant de quatre ans, ça peut aussi être fatigué, avoir mal à des petites jambes qui ont trop couru ?… Et, voulant être gentille, elle lui a rendu le plus mauvais des services, lui a donné la plus mauvaise des leçons sur le fonctionnement du rapport à autrui, à son père, à la gentillesse et à la reconnaissance…

Tout cela est vraiment très compliqué ! Mais passionnant.

Et je me dis, en regardant l’opéra qui brille de tous ses ors restaurés, qu’il est parfois bon pour la tête de ne plus trop savoir quoi penser…

PS: Je prends à l’instant connaissance d’un long commentaire à mon précédent texte, adressé par une correspondante appelée Elisabeth. C’est très intéressant, et je tâcherai de lui répondre la prochaine fois. J’aimerais bien susciter d’autres réactions.
 

Politesse et politique

Depuis la parution du dossier d’Anna Lietti sur la politesse dans l’avant-dernier numéro de l’Hebdo, je m’interroge sur la question posée en exergue, « la politesse est-elle réac ? » Il me semble que c’est une question très importante, et qu’elle mériterait qu’on y réfléchisse un peu plus sérieusement.

D’abord, rien que le fait de poser la question mérite réflexion. Dès l’introduction de l’article (L’Hebdo du 17.10.13, p. 42), on semble considérer que la réponse ne va pas de soi, ou plutôt que c’est tellement rare d’être à la fois poli et « de gauche », que cela mérite d’être relevé, comme une anomalie ou une originalité aussi bizarre que d’être abonnée à l’Humanité. Ceci dit, la question ici n’est pas de savoir si être poli est effectivement de gauche ou de droite. D’abord, il faudrait savoir ce que cela veut dire être de gauche, être de droite, aujourd’hui, en Europe occidentale… Et j’avoue que, parfois, je ne sais plus ou j’en suis dans ce domaine.

Donc laissons cette question qui n’a d’ailleurs pas sa place ici, et revenons à celle qui, me semble-t-il, entre dans le cadre de ce blog : Pourquoi la question se pose-t-elle ? Pourquoi, en effet, l’adhésion à un certain nombre d’idées dites de gauche, certaines prises de position ou attitudes militantes dans ce sens, s’accompagnent parfois d’un rejet de la civilité, des règles du code social et souvent aussi d’une certaine façon de s’habiller ? A ce propos, l’anecdote que cite Anna Lietti, de cet élève du gymnase qui me pensait de droite parce que j’étais « bien habillée » est révélatrice. J’ai toujours aimé les belles fringues, les belles matières, les belles chaussures. J’ai toujours eu à cœur de m’habiller en fonction des circonstances et, autant par plaisir que, justement, par politesse, d’être aussi agréable à regarder que possible. Eh bien, oui, cela m’a valu souvent d’être taxée de bourgeoise, et même de réac.

Alors, pourquoi ? Quel rapport entre code social et politique ?

Il faut d’abord, comme souvent, se tourner vers l’Histoire : La politesse est ressentie (et c’est le cas pour Rousseau par exemple, ce qui explique en partie son rejet) comme d’essence aristocratique. Elle se confond avec l’étiquette et est l’émanation de la cour, surtout à partir de Louis XIV. Je cite ici Frédéric Rouvillois dont je recommande le livre passionnant, Histoire de la politesse de 1789 à nos jours (Flammarion, 2008) : «  Au lendemain de la Révolution, les plus radicaux tenteront de faire disparaître la vieille civilité française, où ils voient le fruit empoisonné de cet Ancien Régime dont ils rêvent d’éradiquer jusqu’au moindre souvenir ». Donc, pour faire table rase de l’ancienne société, il faut supprimer entre autres choses ce qui en est le reflet, la politesse de cour. On bannira le Monsieur au profit du citoyen (les Bolchéviques feront de même avec Camarade), on tutoiera tout le monde, on sera le plus grossier possible, comme le Père Duchêne dans son journal. On proscrira, comme l’écrit Madame de Genlis, « toutes les bienséances »…

La chute de Robespierre, et surtout l’arrivée de Bonaparte après le 18 Brumaire marquent un coup d’arrêt de la radicalisation politique, puis le début d’une restauration monarchique avec l’Empire. Elles s’accompagneront logiquement d’une condamnation de l’ « antipolitesse » jacobine et d’une restauration volontariste de la civilité d’autrefois. Laquelle sera donc ressentie, même inconsciemment, comme la compagne obligée de cette restauration d’un ordre politique réactionnaire, ce qui n’est pas tout à fait faux. L’étiquette, c’est à dire celle qui édicte, de manière absolument arbitraire et sujette à modifications dans le temps et dans l’espace, ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, est à l’évidence un instrument d’inclusion et d’exclusion qui étrille rudement ceux qui n’ont pas appris dès l’enfance à le maîtriser. Il est indiscutable qu’en édictant ces normes de distinction rigoureuses, le code agit en renforcement de l’ordre social.

Il est donc logique que ceux qui contestent cet ordre social s’en prennent au savoir-vivre. Les règles de préséance, par exemple (qui passe devant, qui se lève, qui est servi en premier etc…) peuvent être ressenties comme contraires à l’égalité de tous, soit parce qu’elles hiérarchisent, soit parce qu’elles supposent une faiblesse ou une infériorité. C’est le cas de la galanterie, honnie par certaines féministes, qui y voient une affirmation de la sujétion des femmes.

Ne pas obéir à certaines règles naguère consensuelles (s’habiller élégamment pour aller au théâtre par exemple), semble à certains une affirmation de leur liberté personnelle, de leur volonté de résister à un ordre bourgeois, lequel, est, par ailleurs, ressenti comme politiquement condamnable.

Bien sûr, il est moins dangereux de refuser de mettre une cravate que d’édifier une barricade… Et en confondant étiquette et savoir-vivre, on se trompe lourdement, car au nom du refus du conformisme bourgeois, on tombe dans un conformisme non moins pesant et non moins traditionnel. Mais mon propos aujourd’hui est plutôt de tenter de comprendre. On attaquera une autre fois !

Encore un mot à propos d’une autre forme de rejet de la politesse, et qui est d’ordre plus moral que politique. Ce n’est plus à son caractère inégalitaire que s’en prennent ses détracteurs, mais à son côté soi-disant hypocrite. Pour eux, la politesse est mensongère. Les rigoureux tenants de la sincérité à tout prix (dont l’Alceste du Misanthrope est la caricature) dénoncent le masque de la vie sociale. Ici, et c’est assez amusant, les puritains les plus austères (des calvinistes aux jésuites en passant par les jansénistes) rejoignent les révolutionnaires les plus radicaux pour condamner celui que le respect humain ou même la simple gentillesse empêche de jeter leurs quatre vérités au visage des gens… Là est un autre débat, également passionnant, et que j’aborderai plus en détail une autre fois.

Donc, on comprend mieux, j’espère, pourquoi on peut légitimement s’interroger sur les rapports entre politesse et politique. J’y reviendrai certainement au gré de vos interventions. Mais, bien sûr, on aura compris qu’à la question « la politesse est-elle de réac ? », je réponds résolument non ! La politesse c’est la gentillesse, le respect de l’autre, l’attention aux plus faibles, la capacité de se gêner pour autrui. En d’autres termes, la politesse est un humanisme…

Reprendre le dialogue

Grâce à l’hospitalité de l’Hebdo, je vais pouvoir reprendre à partir d’aujourd’hui la réflexion sur le code social, le savoir-vivre, leurs règles et leur évolution que j’ai menée pendant plusieurs années, chaque semaine dans Le Temps. La forme en sera un peu différente, moins de contraintes de format, plus de liberté de propos, puisque je ne me soumettrai pas obligatoirement, comme c’était le cas dans ces précédentes chroniques, aux questions posées par les lecteurs. Néanmoins, le dialogue avec ces lecteurs est pour moi capital. Aussi j’espère susciter réactions, réflexions, commentaires, et j’y répondrai avec joie. Bref, je souhaite poursuivre le dialogue qui m’a enrichie pendant toutes ces années et qui me manque. J’espère qu’il y a quelque part quelques anciens lecteurs de RSVP à qui il manque aussi. C’est l’occasion de le renouer.

Bon. Ceci posé, de quoi allons-nous parler?

Ce qui m’intéresse, comme je le dis en commençant ce premier texte, cette première prise de contact, ce sont les questions qui tournent autour de la politesse, des règles de savoir-vivre, de l’étiquette aussi, vous savez, ce qui se fait ou ne se fait pas. Mais mon propos n’est pas, justement, de me contenter d’énoncer «on ne coupe pas la salade avec un couteau», mais d’essayer de comprendre pourquoi, de prolonger aussi les réflexions ébauchées dans le récent numéro de l’Hebdo qui posait la question de savoir si la politesse avait une couleur politique.

Notre société évolue à une vitesse vertigineuse. Ma génération a vu les idéologies et bien des règles sociales se casser la figure. Au point que certains ont le sentiment qu’il n’y en a plus. Pour l’idéologie, je ne suis pas vraiment compétente, même si j’ai mon idée là-dessus. Mais pour le code social, je sais qu’il ne peut exister de société humaine qui en soit dépourvue, et que ce à quoi nous assistons n’est pas la disparition des règles, mais leur remplacement par d’autres. Comment, pourquoi, quelles sont-elles? Tout cela est passionnant.

Comprendre aide à accepter. Je m’y contrains parfois, parce que, disons-le tout de suite, il y a bien des choses que je n’aime pas dans ce monde du XXIe siècle. Je ne suis pas exempte de nostalgie. Mais je m’efforce de la reconnaître quand elle risque de biaiser mon analyse. Et puis parfois je la revendique haut et fort. Je revendique le droit de regretter, par exemple, la disparition d’un code vestimentaire à caractère social, c’est-à-dire le temps pas si lointain où on s’habillait aussi pour autrui, pour la circonstance, pour faire honneur, pour marquer son respect, son chagrin, sa joie… Bref, où se vêtir n’était pas juste l’expression du j’ai bien le droit et du j’ai envie de généralisés… Oui, il y a des tendances que je déteste, la dictature du mou, du cool et de l’informel par exemple. Bon, je ne vais pas plus loin sur ce sujet pour le moment, nous aurons, je l’espère l’occasion d’y revenir longuement.

Bref, je m’intéresse au monde comme il va, aux gens comme ils sont, au spectacle infini du ballet social et j’aime y tenir ma place. J’aime les dîners où tout est bon et beau: la table, les convives, la conversation. C’est là qu’on peut s’achopper avec le politiquement correct, qu’on peut essayer de me prendre en flagrant délit de snobisme ou de contradiction. Comment me positionner face la méchante étiquette (des manières de table par exemple) qui semble n’avoir d’autre fonction que celle de discriminer, de distinguer, justement, ceux qui savent (et qu’on fréquente) de ceux qui ne savent pas, boivent l’eau des rince-doigts, et qu’on exclut résolument des cercles comme il faut?

Comment puis-je dire à longueur de pages que la politesse a une fonction de protection des faibles, de canalisation de la violence, mettre en exergue la phrase d’Alphonse Karr qui dit que «sans la politesse on ne se réunirait que pour se battre», et répondre sérieusement quand on me demande à quoi servent les couteaux à poisson?

Malgré les apparences, il ne m’est pas très difficile de répondre à ces supposées contradictions, et je compte m’y employer dans des prochaines chroniques. Car cela pose bien sûr la question de l’évolution, de ce qu’on garde et ce qu’on abandonne des anciens usages, telle qu’Anna Lietti l’évoquait dans le récent numéro de l’Hebdo dont j’ai parlé.

Je parlerai de ce que je vois, de ce que j’entends, je réagirai à vos réactions… Et, pour commencer, je me familiariserai avec ce nouveau moyen d’expression au nom d’extra-terrestre, le blog… J’ai longtemps renâclé, encore une manifestation de l’égocentrisme ambiant, du Moi tout puissant qui s’étale partout, ce que JE pense, ce que JE sens, voilà que maintenant JE ne me contente plus de pérorer au comptoir du café de Commerce devant mon pastis et quelques habitués, JE peux M’étaler sur le net, des milliers de lecteurs potentiels en un clic, et puis qu’est-ce que c’est que ce mot, blog, ça fait penser à jogging, encore le sport et l’anglais, dans le costume et le vocabulaire, partout, non, pas pour moi. Je ne voulais pas être blogueuse, entre joggeuse et blagueuse, deux caractéristiques aussi loin de moi que possible.

Et puis me voilà. Je me rends. C’est un média magnifique, sa plasticité, son immédiateté… Ah, si César avait connu le téléphone et si Montaigne avait tenu un blog…

«Il faut fléchir au temps sans obstination» dit Philinte dans le Misanthrope de Molière. Ne pas tourner à l’imprécateur, au contempteur de la modernité et savoir prendre à l’époque ce qu’elle nous offre de magique. La nôtre, c’est internet, sans hésitation possible.

Donc, bienvenue sur mon blog, et à bientôt.

Sylviane Roche

 

A lire dans L'Hebdo

Bonnes manières, à prendre et à laisser, par Sylviane Roche (17 octobre 2013)