Eloge du doute

Cette semaine, à Paris, dans le 95, un des plus beaux itinéraires d’autobus parisien. Il traverse Saint Germain des Prés, franchit la Seine au pont du Carrousel, puis la cour et les guichets du Louvre, remonte l’avenue de l’Opéra… Je le prendrai mille fois que je ne me lasserai pas de regarder par la fenêtre. Il est six heures, c’est l’heure de pointe, les gens se serrent pour laisser monter encore des voyageurs. Comme je suis montée en début de ligne, je suis assise.

Pas loin de moi, une place se libère et au moment où une dame, la cinquantaine, s’apprête à s’asseoir, un petit garçon d’environ quatre ans, escalade le siège et s’installe prestement sur la place convoitée. Le père, debout à côté, intervient : « Non, descends de là et laisse la dame s’asseoir ». Jusque-là, rien que de très normal. Voilà un homme qui me semble élever son fils avec sagesse. Mais c’est la réaction de la dame qui me fait abandonner la contemplation du soleil qui se couche sur la coupole de l’Institut : « Mais non, dit-elle, laissez-le, ça ne fait rien. » L’enfant jette un regard de triomphe à son père, lequel, je dois dire, n’insiste guère. « Bon, alors dis merci à la dame ». « Non ! » répond le gamin en croisant les bras farouchement. « Ce n’est pas gentil » dit le père d’un ton où flotte cependant un chouïa de fierté (« il a du caractère mon fils, hein »), mais il n’insiste pas davantage. J’ai envie de me lever et de sortir le môme du siège en l’attrapant par l’oreille. Bien sûr, je n’en fais rien.

La dame assise à côté de moi s’agite.  Nous échangeons un regard. « Comment voulez-vous que plus tard il ne se croit pas tout permis ? » murmure-t-elle. J’acquiesce un peu vaguement, car je redoute ce qui ne manque pas de suivre, le couplet à voix basse sur la permissivité, l’époque, la violence, les parents démissionnaires, etc, etc… Je hoche lâchement  la tête. Me voilà embarquée dans le camp des vieux grognons, de ceux qui, aux 11 novembre de mon enfance, nous délogeaient des places assises à coup de canne en nous montrant leurs médailles de Verdun (eh oui…) et dont on se moquait en jurant de n’être jamais vieux, jamais fatigué, jamais exaspéré par la jeunesse insolente et la dégradations des mœurs. Et me voilà… La dame s’est tue, sans doute lassée par mon attitude peu encourageante.

Et le 95 continue sa course à travers les chefs d’œuvre d’architecture des époques passées, le gamin triomphant chantonne en balançant les jambes, et moi, comme d’habitude, je songe.

Cette petite scène illustre bien ma position compliquée. C’est vrai que souvent, l’incivilité, la désinvolture, l’absence d’attention à autrui, le Moi triomphant des gamins de quatre à quarante ans m’exaspèrent. C’est vrai qu’en regardant la Seine depuis le pont du Carrousel, je pense à la Tour Montparnasse et j’ai envie de pleurer. C’est vrai que j’étais assez d’accord avec les lieux communs de ma voisine. Mais je ne veux pas ! Je ne veux pas céder à ce penchant de « vitupérer l’époque » comme dit Aragon. Je m’efforce de réfléchir au-delà, et, comme toujours, ce n’est pas une position facile.

Et puis, il y a aussi la réaction de l’autre dame, celle qui est restée debout. On peut la comprendre après tout. Elle a trouvé le gamin mignon, elle lui a laissé la place comme elle lui aurait caressé la tête, par attendrissement. Et peut-être a-t-elle pensé qu’un enfant de quatre ans, ça peut aussi être fatigué, avoir mal à des petites jambes qui ont trop couru ?… Et, voulant être gentille, elle lui a rendu le plus mauvais des services, lui a donné la plus mauvaise des leçons sur le fonctionnement du rapport à autrui, à son père, à la gentillesse et à la reconnaissance…

Tout cela est vraiment très compliqué ! Mais passionnant.

Et je me dis, en regardant l’opéra qui brille de tous ses ors restaurés, qu’il est parfois bon pour la tête de ne plus trop savoir quoi penser…

PS: Je prends à l’instant connaissance d’un long commentaire à mon précédent texte, adressé par une correspondante appelée Elisabeth. C’est très intéressant, et je tâcherai de lui répondre la prochaine fois. J’aimerais bien susciter d’autres réactions.
 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.