Le sociologue et le code social

Il y a quelques semaines j’ai participé à un (trop court) débat sur la RSR à propos de ces enfants qui avaient refusé de serrer la main d’une enseignante à Bâle. J’ai dit à quel point je déplorais la réaction des autorités scolaires. Mon contradicteur, lui, trouvait qu’on faisait beaucoup de bruit pour pas grand-chose et que cela n’était que de l’islamophobie dissimulée.

Mon propos n’est pas de revenir ici sur cette regrettable histoire, mais de réfléchir à un point qui me paraît d’autant plus intéressant que mon interlocuteur était professeur de sociologie à l’université. Un de mes arguments était que, dans notre société, la poignée de main a un sens très précis, et que refuser une main qui se tend est une grave injure, équivalente à cracher au visage. C’est un affront très grave. Chez nous, tendre la main est le signe de l’ouverture à l’autre, de bienvenue, d’acceptation et aussi d’estime. Il y a des gens dont on dit « je ne serrerais jamais la main à ce type-là ».

Quand j’ai tenté (en trois minutes tout compris à la radio, par téléphone, sans voir la personne avec qui on discute, ce n’est vraiment pas un exercice facile) de développer cette idée qui me paraît pourtant absolument fondamentale, mon interlocuteur sociologue m’a rétorqué que tout cela n’était que des « conventions sociales » sans importance, qu’il était normal que des jeunes cherchent à s’en affranchir et a même ajouté que « dans (s)a jeunesse, les garçons affichaient de porter des cheveux longs. C’était la même chose »… Bref, j’étais vraiment attachée d’une façon ridicule à des « conventions sociales » d’un autre âge.

Le débat s’est arrêté là, les cinq minutes imparties pour régler cette question étant écoulées…

Ravalant ma frustration, je me suis posé la question suivante : quel genre de  sociologie enseigne un « sociologue » qui confond convention sociale et code social ? C’est vraiment inquiétant…

Une convention sociale est, en effet, sujette à contestation, changements, évolution, au gré des âges et des sociétés. Une convention sociale règle les rapports hiérarchiques (par exemple, pour un domestique, parler à sa patronne à la troisième personne), dicte l’usage du tu et du vous, la manière de s’habiller ou de tenir sa fourchette. C’est ce qui s’exprime par « ça se fait ou ça ne se fait pas », sans qu’on sache vraiment pourquoi. En effet, la mode (par exemple cheveux longs, cheveux courts, vêtements foncés et unis pour les hommes, colorées pour les femmes, longueur des jupes, etc) peut aussi être rangée dans la catégorie des « conventions ». Et on voit bien par ces exemples que ces façons de faire sont contingentes, sujettes à transformation, à disparition même, selon qu’évolue la société. Les conventions constituent l’étiquette, cette « méchante » face du code social qui sert le plus souvent à discriminer, à inclure ceux qui la connaissent et à exclure ceux qui l’ignorent. Et là, d’accord, il ne faut pas hésiter à les transgresser si on pense que le jeu en vaut la chandelle.

Et puis il y a le « gentil » code social qu’on appelle la politesse, celui qui, dans toutes les sociétés sert à accueillir l’autre, à le mettre à l’aise, à ne jamais lui faire perdre la face. « Celui qui fait rougir son prochain en public, c’est comme si il le tuait » dit la Torah (Baba Metsia 59a). Cette injonction, on la trouvera sous des formes diverses dans toutes les sociétés. Dans la nôtre, le pire du pire, c’est refuser la main qui se tend. D’autres civilisations ont d’autres pratiques, les Russes s’embrassent sur la bouche (beurk), les Japonais s’inclinent très bas, les Esquimaux se frottent le nez (c’est du moins ce qu’on disait quand j’étais petite)…  Et là, on n’est plus dans la « convention » mais dans le langage fondamental et qui doit être compris et pratiqué par tous les membres de la société s’ils ne veulent pas en être exclus.

Les autorités scolaires bâloises ont donc failli à leur mission qui est, entre autres, d’aider leurs élèves à se retrouver et s’intégrer dans la société où ils prétendent vivre.

Quant au sociologue qui confond étiquette et politesse, qui réduit le langage social à une convention dont il faut secouer le joug, il fabrique ce que Durkheim craignait le plus (et dont il pensait justement que la sociologie devait nous préserver), une société sans loi, une société anomique, c’est à dire qui n’a plus de langage commun.

 

Et quand on ne se parle plus faute de code partagé, on finit par se taper sur la gueule, non ?

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.