Comment la Suisse soutient le jeu vidéo

À deux pas de la Suisse, la GamesCom de Cologne est le plus grand salon consacré au jeu vidéo en Europe. L’événement est divisé en deux parties, l’une publique se déroulant du jeudi au dimanche et traditionnellement prise d’assaut par des centaines de milliers de joueuses et joueurs. L’autre, la partie «business» pour laquelle s’ajoutent quatre immenses halles occupées par des développeurs, éditeurs, médias, etc., permet aux professionnels de ce domaine de se rencontrer et de découvrir en avant-première les produits qui seront prochainement lancés sur le marché tout comme les jeux à la recherche d’un éditeur. Elle avait lieu du mercredi au vendredi.

J’ai assisté au salon grâce à l’invitation de Pro Helvetia dans le cadre de son programme dédié à la création vidéoludique suisse. Pendant trois jours, leur stand nommé #SWISSGAMES était situé à quelques mètres de celui d’Activision-Blizzard (Call of Duty, World of Warcraft) tandis que sur le même étage on trouvait un immense espace réservé par Electronic Arts (FIFA, Les Sims) et à l’étage supérieur ceux de Nintendo, Sony et Microsoft.

Le stand suisse faisait la promotion de 18 jeux (dont 10 jeux provenant de hautes écoles), de deux dispositifs de jeu (Air Console, vaiaVR) et d’un film interactif (Late Shift). Sept jeux suisses étaient également présentés dans la partie publique au sein de la «Indie Arena Booth».

Sur place, je me suis entretenu avec Michel Vust, responsable des activités de soutien au jeu vidéo au sein de Pro Helvetia à propos de cette présence suisse à la GamesCom ainsi que du fonctionnement de l’aide aux créateurs dans ce domaine.


De nombreux pays ou régions sont présents avec un stand. Quel est le but recherché par Pro Helvetia en décidant de monter un espace d’exposition à la GamesCom ?

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Michel Vust

En proposant à des créateurs suisses d’exposer leurs projets dans ce salon, nous souhaitons faciliter la mise en place de relations de travail avec les acteurs de l’industrie internationale et leur permettre de s’intégrer sur le marché global. D’une part, il s’agit de continuer à soutenir des créateurs plus ou moins installés, mais aussi de permettre aux étudiants des hautes écoles (ECAL, HEAD, ZHdK) d’acquérir une première expérience dans le domaine.

Si ce genre de présence peut entrainer des retombées directes, comme la signature d’un contrat de publication, elles sont toutefois encore assez rares. Les bénéfices doivent être envisagés à plus longue échéance. Au fil des présences dans ces événements, il s’agit d’acquérir un réseau, de la visibilité, des compétences, qui ensuite pourront être convertis en relation de travail.

Votre second programme de soutien à la création ludique, avec un accent porté notamment sur les plateformes mobiles, arrive à son terme.

Avec notre premier programme consacré au jeu vidéo (Game Culture, 2010-2012), Pro Helvetia avait choisi une approche assez classique : financer des projets et laisser les auteurs s’organiser librement. Mais il s’avère que le jeu vidéo est un domaine qui est à la fois très compétitif à l’international et encore peu institutionnalisé en Suisse, au contraire d’autres disciplines artistiques qui, depuis longtemps, sont très structurées avec leur institutions locales et régionales, leurs modes de financement spécifiques, leurs intermédiaires. En comparaison, les réseaux du jeu vidéo en Suisse sont encore embryonnaires.

Nous nous sommes donc rendus compte que simplement financer des projets n’était pas suffisant. Avec notre programme suivant (Mobile. In Touch with Digital Culture, 2013-2016), nous avons continué d’attribuer des aides à la production de jeux, mais nous les avons complétées en organisant des modules de coaching et des participations à des événements internationaux notamment. Nous proposons également des workshops et des événements mettant en relation des créateurs suisses et des acteurs établis de l’industrie.

En Suisse, le jeu vidéo est un domaine qui connait depuis 5 ans un rapide développement. Lorsque notre premier programme a commencé en 2010, la scène était encore balbutiante, alors qu’aujourd’hui on compte entre 60 à 70 structures qui consacrent toute ou une partie de leurs activités au développement de jeux.

Le studio Blindflug est un bon exemple de ce que nous cherchons à réaliser. Airheart, leur dernière production, présente sur notre stand, est leur troisième jeu d’affilée. Le studio est viable sur la durée. Il prouve qu’il est possible en Suisse de faire du jeu vidéo son métier. C’est aussi le cas par exemple de DNA Studios à Bulle ou d’Ozwe Games et Sunnyside Games à Lausanne.

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Airheart, Blindflug Studios

Certaines des entreprises les plus intéressantes de Suisse sont celles qui parviennent à allier création de contenus et développement de nouvelles technologies. On peut ici penser à Apelab, Ctrl-Movie ou Somniacs. C’est vraiment un des points forts de notre pays, sans doute à mettre en lien avec le haut niveau de la formation et de la recherche.

Quels sont les résultats des différents programmes de Pro Helvetia ?

Depuis 2010, Pro Helvetia a organisé trois appels à projets, qui ont permis de soutenir financièrement une vingtaine de jeux. Depuis 2014 une cinquantaine de jeux différents ont été présentés dans des festivals, des conventions ou des salons, comme la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco, la GamesCom de Cologne, le Tokyo Game Show, mais aussi dans d’autres événements en Europe, aux Etats-Unis en Inde ou en Russie. En tout, Pro Helvetia participe à une trentaine d’événements par an. Concernant la Suisse, on peut mentionner notamment Numerik Games à Yverdon ou le Ludicious festival à Zürich.

Les jeux soutenus ont des carrières très diverses, mais ces dernières années certains développeurs suisses ont remporté un grand nombre de prix sur le circuit dit indépendant. Par exemple, Apelab, Mario von Rickenbach, Mr Whale’s Game Service ou encore Wuthrer (à ce propos). Par ailleurs, certains studios comme Ozwe, Sunnyside ou Blindflug ont connu de bons résultats sur les marchés internationaux. Maintenant le domaine doit continuer à se développer en trouvant un équilibre entre créativité et business. Cela passera notamment par l’acquisition de meilleures compétences entrepreneuriales et par la structuration du milieu.

Comment s’organise l’activité de Pro Helvetia à l’étranger ?

Nous travaillons beaucoup avec swissnex à San Francisco, qui a un mandat de Pro Helvetia pour valoriser les liens entre culture et innovation. Leur rôle est d’ouvrir des portes au sein de la «Silicon Valley» et sur la côte ouest américaine en général. Nous collaborons étroitement avec eux lors de la GDC par exemple.

Nous profitons également de la présence d’antennes de Pro Helvetia à plusieurs endroits dans le monde, en particulier en Inde, en Russie et en Chine. Cela nous permet de faire connaître aux créateurs suisses les spécificités du marché dans ces pays, de les mettre en lien avec les professionnels locaux. Ce sont là d’énormes marchés, particulièrement pour le mobile, mais ils sont difficiles d’accès. Par exemple, le marché du jeu vidéo indien fonctionne selon certaines contraintes. Pour s’y imposer, il est nécessaire de développer pour mobiles tout en maintenant des volumes de téléchargement légers en raison d’accès moins rapides à Internet. De plus, les jeux fonctionneront surtout en free-to-play, ce qui implique de penser son business model en fonction. Pour l’instant, on peut dire que nos actions dans ces pays sont encore prospectives, mais l’industrie du jeu vidéo y croît extrêmement vite et ouvre d’énormes potentialités.

La réalité virtuelle (VR) arrive à maturité et pourrait connaître prochainement une diffusion massive. Quelques entreprises suisses sont déjà parvenues à se mettre en évidence. Quelle est la position de Pro Helvetia vis-à-vis de cette technologie ?

Ce qui est intéressant avec la VR est que la Suisse n’y a pas plusieurs trains de retard, comme c’est le cas pour les jeux. Plusieurs studios suisses ont d’emblée saisi les possibilités de la VR et développé des projets qui sont considérés parmi les meilleures expériences en VR accessibles aujourd’hui. Je pense par exemple à des studios comme Apelab, Oswe, Kenzan ou Artanim en Suisse romande et Somniacs qui a créé le simulateur de vol Birdly à Zürich. Nous avons là des studios qui combinent la création de contenus passionnants et l’innovation technologique pour se placer à la pointe du domaine.

La VR est aussi intéressante pour Pro Helvetia d’un point de vue institutionnel. Nous sommes confrontés en direct à l’apparition d’un nouveau média qui entraine de nouveaux modes d’expression spécifiques. Cela nous oblige à rester agiles, à nous adapter pour trouver des moyens d’encourager efficacement les créateurs qui s’emparent de ces nouvelles possibilités. Le futur – notamment commercial – de la VR est encore extrêmement incertain, mais il y a un véritable coup à jouer et la Suisse ne doit pas manquer ce train.

Que pouvez-vous nous dire sur le prochain programme de soutien au jeu vidéo ?

Tout est encore en chantier, mais nous entendons poursuivre le soutien à des projets originaux et innovants, en les aidant davantage à s’intégrer à une industrie internationale et à accéder aux marchés globaux. Il s’agira de systématiser une combinaison de soutiens financiers, de coaching et de promotion internationale. J’espère que nous serons en mesure d’annoncer ces nouvelles mesures d’ici à la fin de cette année.


L’image de bannière de cet article est tirée du jeu FAR: Lone Sails, nominé pour le prix du meilleur jeu indie de la GamesCom.

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.