L’histoire du Nimmer, l’un des premiers jeux électroniques conçus en Suisse (1968)

J’écris ce billet suite à la redécouverte dans les archives de la Radio Télévision Suisse (RTS) d’un reportage filmé montrant un jeune homme, René Sommer, présentant ce qui est peut-être le plus ancien jeu électronique conçu en Suisse que l’on connaisse. Jeune inventeur prodige, il fera ensuite carrière chez Logitech, entreprise suisse concevant des périphériques informatiques. Personnage discret, l’informatique d’aujourd’hui lui doit pourtant beaucoup, alors que peu d’articles et d’ouvrages le mentionnent (comme souvent dans l’histoire de l’informatique, à quelques exceptions près).

Ce billet est l’occasion de le mettre en avant en revenant en particulier sur le Nimmer (contraction de « Nim » et « Sommer »), son adaptation du jeu de Nim. Le Nimmer consiste en une boîte en métal affichant un certain nombre de lumières sur sa face avant ainsi que quelques boutons. À l’intérieur, on découvre « 230 transistors et 600 à 700 résistances » mis en réseau et permettant de jouer avec la machine. Celle-ci date de 1968 et fait de lui l’un des précurseurs dans l’histoire de la création de jeux vidéo en Suisse (le jeu de Nim avait déjà été adapté d’une manière similaire en… 1940). Le reportage, parfaitement conservé par la RTS, nous offre de la voir fonctionner.

Le jeu de Nim consiste à retirer à tour de rôle des bâtons – un, deux, ou trois – et celui ou celle qui retire le dernier bâton a gagné. Comme le rappellent ces différentes machines, le jeu de Nim permettait de faire des démonstrations de machines informatiques. Le jeu est d’une complexité réduite, offrant à une époque où les ordinateurs n’ont pas d’écran la possibilité de réaliser ces démonstrations. Plusieurs machines informatiques proposant le jeu de Nim ont été conçues à des époques où l’informatique n’était pas encore destinée au grand public. On peut nommer par exemple le Nimatron à New York (1940), le Nimrod en Grande-Bretagne (1951), ou encore le Marienbad en Pologne (1962). Cette dernière version tire son nom du film d’Alain Resnais, L’Année dernière à Marienbad (1961), dans lequel une variante du jeu apparaît.

 

Extrait de L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961)

La science appelle les jeunes

Intéressé par la physique, comme le présente l’article ci-joint tiré de la Feuille d’Avis de Lausanne, René Sommer va découvrir l’électronique logique en suivant un cours de Jean-Daniel Nicoud. Ce dernier l’encouragera ensuite à présenter sa machine au concours « La science appelle les jeunes » où, âgé de 17 ans, il remportera le second prix, ce qui lui rapportera 1000 CHF ainsi qu’un voyage aux États-Unis.

L’agende photographique Getty a mis en ligne une galerie d’images tirées de l’événement.

 

Feuille d’Avis de Lausanne, 17 mai 1969, p.58 (extrait).

 

L’Illustré, 13 mars 1969, p.21 (extrait).

 

L’Illustré, 22 mai 1969, p.120 (extrait).

Le documentaire télévisé

Dans le document vidéo cité précédemment, on découvre René Sommer et sa machine, interviewé par le journaliste Bernard Pichon. L’échange entre l’inventeur et le journaliste est instructif. (L’intégration de la vidéo dans la page ne fonctionne malheureusement pas, il vous faut cliquer sur le lien au début de ce visionner pour la voir.) En voici deux extraits :

Bernard Pichon (BP) : […] C’est quelque chose bien de notre époque. C’est un robot au fond que vous avez fabriqué.

René Sommer (RS) : Oui un peu, dans un certain genre. C’est en fait une calculatrice spécialisée pour un jeu.

BP : Ha ha ! Donc elle ne résout pas les additions ou des soustractions, mais cette calculatrice-là est un partenaire pour jouer à un certain jeu.

RS : C’est exactement ça. Elle fait des additions, des comparaisons. Mais on n’en voit pas les résultats. On voit seulement le jeu qui se modifie.

Suit une explication des règles du jeu, où l’on découvre que le jeu dans sa version non-électronique avait connu le succès suite à la sortie du film d’Alain Resnais.

BP : Et la machine est capable de jouer, de réfléchir ? Selon la solution que vous prenez, vous, elle peut gagner ou perdre.

RS : Elle peut gagner et perdre. Si moi je joue aussi bien que la machine, j’ai des chances de gagner.

BP : Est-ce qu’elle est plus intelligente que vous ?

RS : Elle n’est pas intelligente. Elle applique une relation mathématique.

BP : D’accord. Est-ce qu’elle la connaît mieux que vous, cette relation ?

RS : Oui.

BP : Les circuits que vous lui avez donnés font qu’elle peut aller plus loin dans le raisonnement que vous-mêmes ?

RS : Elle va surtout plus rapidement, et elle ne connaît pas d’erreurs.

BP : Ha oui. D’accord.

Puis vient une démonstration et la discussion se poursuit, avec des informations sur le contexte de la création (« une année à raison de 3 à 5 heures de travail par jour »).

 

René Sommer (capture d’écran extraite du documentaire vidéo).

 

La face avant du Nimmer (capture d’écran extraite du documentaire vidéo).

 

À l’intérieur du Nimmer (capture d’écran extraite du documentaire vidéo).

« Logitech lui doit tout »

Après ses études en physique à l’EPFL, René Sommer va travailler comme assistant à l’EPFL avant de rejoindre Logitech où il mènera une jolie carrière professionnelle – d’après Daniel Borel, cofondateur de Logitech : « Logitech lui doit tout » – jusqu’à sa mort prématurée en 2009, à l’âge de 58 ans.

« Il travailla ensuite comme assistant de Jean-Daniel Nicoud pour développer le réseau des micro-ordinateurs de son laboratoire, le LAMI. René Sommer a collaboré dès 1982 avec Logitech, qui voyait tout le potentiel de la première souris “intelligente” qu’il avait développée à titre privé. Ces dernières années, René Sommer avait pris un certain recul en incluant parmi ses passions les tournois de sumo du Japon et les spectacles de magie à Las Vegas, dont il aimait percer les mystères. » Source : Daniel Audétat, octobre 2009.

Un partenaire industriel aux Pays-Bas dira de lui dans un hommage rendu après son mort :

« La souris a été inventée à l’origine par Douglas Engelbart. René l’a considérablement améliorée, lui ajoutant un petit microprocesseur qui en a fait un périphérique autonome demandant beaucoup moins d’attention à l’ordinateur auquel il est connecté. Cela a ouvert la voie à l’adoption de la souris par le marché de masse. Il y a de fortes chances que vous ayez au moins une souris dans votre maison dont le micrologiciel et la conception électronique remontent à l’œuvre originale de René. Peut-être en avez-vous une sous la paume de la main en ce moment même. » Source (en anglais) : Jacques Mattheij, 12 mai 2010.

Inventeur, bricoleur, l’hommage précédent se termine avec une jolie anecdote montrant que René Sommer avait su garder une âme d’enfant.

 

René Sommer, André Guignard et Jean-Daniel Nicoud (source : http://www.hommages.ch/Defunt/47685/Rene_Sommer).

L’histoire du jeu vidéo (en) suisse

On fait souvent remonter l’origine des jeux vidéo à Spacewar! (1962), voire à Tennis for Two (1958), qui se jouait sur un oscilloscope, tous deux issus des milieux universitaires. Ici il ne s’agit pas d’un jeu vidéo au sens où on l’entend aujourd’hui. Mais, dans le cadre de l’étude du jeu vidéo en Suisse, cet objet occupe incontestablement une place centrale dans cette histoire. En effet, Jean-Daniel Nicoud, qui a enseigné l’électronique logique à René Sommer, va contribuer en tant que professeur de l’EPFL à de nombreuses innovations dans la micro-informatique. Plusieurs personnes ayant collaboré avec lui joueront un rôle important dans le développement de l’informatique et du jeu vidéo en Suisse et dans le monde. L’UNIL Gamelab (dont je suis membre) l’avait notamment invité à prendre la parole à l’occasion d’une soirée consacrée à la série de jeux vidéo Blupi, oeuvres de Daniel Roux.

Quant à René Sommer, il aidera à la création de la première souris vendue par Logitech, aujourd’hui l’une des principales entreprises commercialisant du matériel informatique, pour une bonne part à destination des joueurs et joueuses de jeux vidéo. On peut suivre quelques-unes de ses créations sur smaky.ch (chapitres 1, 3, 4 et 7), site web conçu par la fondation Mémoires Informatiques du Musée Bolo et la société Epistec, qui commercialisait les ordinateurs Smaky. J’espère dans le futur que plus d’informations seront disponibles sur son parcours. En attendant, on pourra toujours s’amuser à feuilleter les brevets pour lesquels il est co-auteur

 

24 heures, 12 novembre 1999, p.60 (extrait).

 

Pour en savoir plus sur la présence des premiers jeux vidéo dans les laboratoires universitaires, celle-ci est parfois bien documentée, par exemple aux États-Unis avec l’ouvrage Atari Age de Michael Newman (The MIT Press, 2017) ou Philosophie des jeux vidéo de Mathieu Triclot (Zones, 2011), ou en France avec Une Histoire du jeu vidéo en France paru tout récemment et rédigé par Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon (Pix’n Love, 2020).

Pour en savoir plus sur l’histoire de la souris informatique, je vous invite à lire cet article d’Elisabeth Gordon et David Spring paru en 2003 dans L’Hebdo.

La seule occurrence de René Sommer sur Hacker News.

Le Nimmer est conservé par le Prof. Jean-Daniel Nicoud et le Musée Bolo. Espérons qu’un jour une exposition permettra de le rendre visible au public.

Merci beaucoup à Robin François du Musée Bolo pour son aide précieuse !

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.

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