À Angoulême, une école de référence (l’ENJMIN) pour la création de jeux vidéo

[Par souci de lisibilité, ce billet est rédigé au féminin neutre.]

Au bord de la Charente, l’eau s’engouffre dans les profondeurs d’une ancienne usine à papier d’Angoulême transformée en école de création de jeux vidéo. Parsemé de verdure et de vie sauvage, l’endroit est idyllique et idéal pour étudier. C’est probablement une des raisons qui a poussé à le choisir comme pôle d’études artistiques puisqu’on trouve ici très proches les unes des autres l’École des métiers du cinéma d’animation (EMCA), l’École européenne supérieure de l’image (ÉESI), et l’École nationale du jeu et des médias interactif numériques (ENJMIN). Cette dernière est une école publique formant ses étudiantes à la création de jeux vidéo. J’ai eu la chance de la visiter récemment.

 

Navré pour l’éclairage sur cette photo prise en janvier. L’ENJMIN est le bâtiment avec un toit végétalisé au premier plan à gauche.

La formation

L’ENJMIN appartient au Conservatoire national des arts et des métiers (CNAM), un établissement public d’enseignement supérieur et de recherche présent dans toutes les régions de France. Depuis une quinzaine d’années, elle propose six filières de formation pour apprendre à créer et développer des jeux vidéo. L’école est publique, ce qui implique des frais d’inscription moins élevés (333 euros par année en 2019) que dans les autres écoles proposant des formations similaires en France.

Le Master mis en place à l’ENJMIN (il n’y a pas de Bachelor) dure deux ans et offre un choix de six filières :

  • game design (12 places par volée),
  • programmation (12 places),
  • conception visuelle (12 places),
  • ergonomie, expérience utilisatrice (6 places),
  • gestion de projet (6 places), et
  • conception sonore (6 places).

De nombreux cours sont suivis par toutes les filières afin de garantir un ensemble de connaissances communes parmi toutes les étudiantes. [Vers le programme des cours.] Sur de nombreux points, cette école rappelle la filière en game design de la Haute école cantonale d’art de Zürich (ZHdK).

Du côté du corps enseignant, celui-ci doit être polyvalent. Les enseignantes sont autant des professionnelles issues de l’industrie du jeu vidéo que des scientifiques. C’est le cas par exemple d’Isabelle Ballet (ex-Ubisoft), qui enseigne la conception sonore, ou de Stéphanie Mader, responsable de la filière en game design, chercheuse dans le Centre d’études et de recherche en informatique et communication (Cédric) du CNAM, à Paris, et alumni de l’école (j’interviewerai prochainement).

En première année

La première année privilégie l’enseignement et se termine par la création d’un jeu vidéo. Cette étape vise à mettre en avant l’«exercice de la créativité» et le «dépassement des limites de la production» (selon les termes du premier directeur de l’école, Stéphane Natkin, dans cette conférence très instructive).

Par exemple: conçu en 2015 comme projet de première année, Un pas fragile est un jeu vidéo pour plateformes mobiles où l’on aide une petite grenouille à devenir ballerine. En 2017, il est lauréat du prestigieux prix du meilleur projet étudiant de l’Independent Game Festival. Le jeu est disponible depuis l’été 2019 et permet d’illustrer le type de projet réalisé à ce stade des études (auquel il faut ajouter quatre ans de production). À noter que l’une des influences du jeu est le jeu suisse Plug & Play (dont l’un des auteurs est diplômé de la ZHdK).

Un pas fragile (Opal Games)

Cette approche poussant en première année à explorer d’autres spécialisations est représentative de la philosophie de l’école, qui s’est donnée comme mission de former des développeuses indépendantes, et pas des techniciennes: « Si vous formez des gens à ce niveau-là, c’est parce que vous voulez former des gens qui sont créatifs et qui ont une vision au-delà de ça [être technicien]. » (voir dès la 24e minute dans la conférence de Stéphane Natkin citée précédemment)

En deuxième année

La deuxième année propose «exactement le contraire», c’est-à-dire très peu de cours, et un projet de jeu vidéo beaucoup plus conséquent, avec: «un chef de projet», «des milestones», et pendant le développement «on se fait chier» (toujours d’après la même source, avec ce constat final de Stéphane Natkin: «quelques fois, les jeux les plus ratés sont pédagogiquement les meilleurs»).

Le but durant cette deuxième moitié des études est de placer les étudiantes dans des conditions proches de celles d’un studio indépendant de taille moyenne à grande. Ici, elles sont rassemblées en six groupe de neuf personnes (une volée est composée de 54 étudiantes) avec la clé de répartition suivante: dans chaque groupe, on trouve deux personnes au game design, deux à la programmation, deux au graphisme, une au design d’interface, une au sound design, et une à la gestion de projet. Ces six groupes se partagent un immense espace au dernier étage de l’école, où ils ont quelques mois pour réaliser une vertical slice de leur jeu (qui est au jeu vidéo ce qu’un mockup est à l’architecture: un prototype fonctionnel).

Comme illustration des projets de deuxième année, Event [0] (de la volée 2012-2014) propose l’exploration en vue à la première personne d’un vaisseau spatial. À sa sortie en 2016, le jeu obtient plusieurs prix ainsi qu’un joli succès critique, en particulier pour les interactions réussies avec l’intelligence artificielle commandant la station.

Event [0] (Ocelot Society)

Success stories

En quinze ans, les projets d’étudiantes ont reçu de nombreux prix, en Europe comme en Amérique du Nord. Certains ont depuis obtenu une visibilité importante (par ex. Puddle, A Normal Lost Phone, ou Event [0]). Afin de faciliter la transformation des projets conçus à l’école en véritables jeux commercialisables, l’école a mis en place un incubateur. Cela permet de bénéficier des installations de l’ENJMIN, mais aussi de la proximité des enseignantes ainsi que des échanges avec les étudiantes des deux volées en cours.

Le jeu collaboratif Pile Up!, prix espoir au Stunfest 2019, mythique festival du jeu vidéo organisé à Rennes, est dans cette situation. Pour se faire une idée manette en main, il faudra attendre la fin de l’année, où le jeu devrait être disponible sur Switch et PC (Windows).

En bonus

D’autres ressources à propos de l’ENJMIN :

Pour celles et ceux que la formation en Suisse dans le jeu vidéo intéresse, vous pouvez (entre autres) consulter deux articles publiés dans Le Temps dont j’étais l’auteur:

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.