« Video games aren’t causing mass shootings, white supremacy is. »

Ce billet passe en revue plusieurs prises de parole en lien avec des jeux vidéo de l’élue américaine Alexandria Ocasio-Cortez.

L’arrivée en politique de générations rompues aux codes de communication à l’ère du numérique bouscule les habitudes. Les campagnes pour la présidence des États-Unis de Barack Obama, entouré d’une équipe de jeunes communicant·e·s et lui-même politicien d’un âge moins avancé que la moyenne, l’ont mis en évidence. Aujourd’hui, grâce à l’arrivée au congrès américain en 2018 d’une jeune femme adepte de jeux vidéo très engagée sur les questions de justice sociale et de défense de l’environnement, on observe un nouveau bond en avant. Ou plutôt… un rattrapage du retard dans la manière dont le monde politique s’adresse aux jeunes adultes, traditionnellement moins présent·e·s au moment de voter. Des personnes qui souvent ne se sentent pas impliquées, faute de thèmes ou de personnalités qui les inspirent. Ce manque de participation n’est pas inéluctable si l’on fait l’effort d’être concerné·e par leurs centres d’intérêt et leurs moyens de communication et de sociabilisation.

Orange is sus
Source : u/dontstopeatingtacos (Reddit)

Entrer sur le terrain des joueurs et joueuses

Alexandria Ocasio-Cortez est une jeune politicienne américaine qui sait se démarquer. Dans un paysage politique international morose – présence désormais bien installée de l’extrême-droite, politiques néolibérales destructrices, gestions calamiteuses de la pandémie de covid et retard fatal dans la lutte contre le réchauffement climatique –, elle concentre beaucoup d’espoirs, y compris au-delà des frontières de son pays. Elle qui fut la plus jeune élue de l’histoire du congrès américain incarne aujourd’hui la relève d’un socialisme porté aux États-Unis depuis des décennies par le très populaire sénateur du Vermont, Bernie Sanders.

Élue d’un district de New York à cheval entre le Bronx et le Queens, son parcours de vie, lors duquel elle aura bénéficié de moins de privilèges que la grande majorité de ses collègues, lui a apporté une grande proximité avec son électorat. Elle se distingue également par une capacité à communiquer de manière éloquente (et authentique, d’après ses propres termes), maîtrisant notamment l’art de la répartie, ce qui lui a permis de devenir l’une des figures politiques les plus en vue de nos jours. Certaines de ses prises de parole ont fait le tour du monde, comme lorsqu’elle répond à un élu républicain au congrès l’ayant traitée de « fucking bitch ». Si elle compte un léger retard sur Joe Biden en termes de followers sur Twitter (un indicateur à toujours prendre avec des pincettes), son avance est immense sur les autres membres du congrès.

Parmi ses nombreuses interventions médiatisées, celles en lien avec les jeux vidéo ont pu surprendre les observateurs les moins réveillés, en tranchant avec la communication telle qu’elle se fait habituellement en politique : conventionnelle, sans prise de risque, et de manière très lisse. Ses mentions de jeux vidéo et diverses incursions dans ces univers sont abondamment partagées par ses fans joueurs et joueuses, souvent de jeunes adultes et des adolescent·e·s, ainsi que par des médias qui ont identifié là un nouveau type de discours et lui offrent une grande exposition. Ainsi, plusieurs de ses actions lui permettent de toucher et de mobiliser une génération que les personnalités politiques classiques ne parviennent souvent pas à atteindre.

On a beaucoup vu circuler la photographie d’Hillary Clinton jouant à la Game Boy lors de la campagne présidentielle de 2016, par exemple, mais au-delà de la seule communication en politique, le jeu vidéo est pour Alexandria Ocasio-Cortez un moyen d’expression familier, un média avec lequel elle a grandi et dont elle comprend très bien les codes. Ses différentes interventions à succès devraient faire prendre conscience de l’importance aujourd’hui de posséder une culture numérique, ou en tout cas de s’y intéresser, pour pouvoir intégrer les nouveaux enjeux de l’époque. Car si le jeu vidéo peut être évidemment vu comme un divertissement, il s’agit comme pour tout média de bien plus que ça (moyen d’expression, de médiation, d’identification, de communication, de sociabilisation, thérapeutique, etc.). Le monde en prend lentement conscience, par exemple au moment de l’élection présidentielle américaine de 2016 lorsque Steve Bannon, alors responsable de la campagne de Donald Trump, a instrumentalisé et politisé une frange de joueurs réactionnaires pour faire circuler des messages conservateurs de l’ordre du trolling, et en particulier de la désinformation massive. Il n’est pas possible aujourd’hui d’ignorer ces problématiques ni d’ignorer la toxicité présente (mais pas systématique) dans certains milieux du jeu vidéo. C’est une réalité et nous avons besoin de politiciens et de politiciennes capables de comprendre et d’agir de manière éclairée sur ces enjeux.

Politique et jeux vidéo

Car si Alexandria Ocasio-Cortez est capable de communiquer à travers sa passion pour les jeux vidéo, elle comprend également les problématiques qui leur sont liées, telle sa prise de position en août 2019 en faveur des jeux vidéo et contre le suprémacisme blanc. Une année plus tôt, la Maison-Blanche était sous pression en raison de tueries de masse extrêmement fréquentes dans les écoles et cherchait à détourner l’attention du trop grand libéralisme dans ce pays en matière de vente d’armes à feu en brandissant l’épouvantail éculé du « c’est la faute des jeux vidéo ». Un phénomène de panique morale qui revient régulièrement dans ce pays comme dans beaucoup d’autres.

Elle s’est en particulier illustrée en voulant interdire l’utilisation par l’armée américaine de Twitch – la principale plateforme de diffusion de sessions de jeux vidéo – pour recruter en ligne des jeunes, y compris des pré-adolescent·e·s.

Son projet n’est malheureusement pas passé, faute de soutien de son propre camp et, d’après ses dires, d’une réelle incompréhension du sujet par les autres membres du congrès. Un article de Verge résume bien ce qui s’est passé.

Les politiques comprenant les problématiques à l’intérieur et autour de l’industrie vidéoludique sont encore rares aujourd’hui. En attendant que les années passent et que les connaissances en matière de culture numérique se diffusent dans la société, les personnes les plus vulnérables vont rester exposées et vulnérables face à des situations qui ne devraient pas être autorisées.

On n’hésitera pas par exemple à saluer sur notre continent la Belgique qui a fait interdire les loot boxes, ces « coffres à butin » que l’on achète sans connaître le contenu, similaires aux pochettes d’autocollants Panini (en plus cher et sans contenu physique à l’intérieur). Elles peuvent se révéler ruineuses et reposent sur des mécaniques des jeux de hasard auxquelles les plus jeunes et les plus vulnérables ne devraient pas être exposé·e·s, en particulier dans le contexte d’un jeu vidéo (pour donner un exemple, dans ce domaine l’entreprise Electronic Arts est célèbre pour sa recherche d’un profit maximal, au détriment de toute considération éthique, et parfois même du plaisir de jouer).

Jouer à Animal Crossing durant le confinement

Cela pourrait passer pour une simple anecdote. En période de confinement, dans la première moitié de l’année 2020, le jeu vidéo Animal Crossing a fait des ventes record. Il s’agit dans ce jeu de prendre possession d’une île, puis de tranquillement l’aménager à sa convenance. Le jeu est lent, plutôt bienveillant, et l’esthétique est exagérément mignonne : le refuge parfait pour des millions de joueurs et joueuses confiné·e·s à la maison. Ce d’autant plus qu’il est possible d’aller visiter les îles des autres personnes possédant le jeu.

Alexandria Ocasio-Cortez a profité de ce moyen pour aller à la rencontre de ses propres fans, ce qui a mené à des situations sympathiques (lire le thread Twitter pour en voir plus).

Faire passer un message : Donkey Kong 64 et Among Us

Au début de l’année 2019, en réaction à des attaques contre une association d’aide aux personnes trans en Grande-Bretagne, l’essayiste vidéo (ce terme est tiré de Wikipédia) Harry Brewis, alias Hbomberguy, organise un stream caritatif pour compenser ces pertes. Il explique très bien toute l’histoire dans cette conférence.

En bref, il se filme en train de jouer à Donkey Kong 64, un jeu qu’il avait abandonné dans son enfance mais est bien décidé à terminer cette fois, et accueille diverses personnes sur sa chaîne Twitch : militant·e·s, témoins, personnalités, etc. C’est par l’entremise de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning qu’Alexandria Ocasio-Cortez sera invitée à rejoindre le stream (et déclarera au passage son attachement pour la Nintendo 64). Au final, le stream va cartonner et sera l’occasion de mettre encore un peu plus en évidence le changement qui s’opère en matière de communication pour toucher et mobiliser les 15-30 ans.

Mais l’action la plus récente (celle qui a motivé la rédaction de ce billet) est la création d’une chaîne sur Twitch pour jouer au jeu vidéo Among Us dans le but de sensibiliser le public à exercer son droit de vote lors de l’élection présidentielle de 2020.

Among Us est jeu vidéo un peu particulier. Sorti en 2018, il n’a connu le succès qu’assez récemment, probablement en lien avec la pandémie de covid et le besoin de jouer facilement à plusieurs, au point que le développement d’une suite a été annulé pour permettre de poursuivre les mises à jour du jeu original. Among Us propose de se retrouver avec des ami·e·s ou des inconnu·e·s et de jouer à une variante de Mafia/Loup-garou dans l’espace : les membres d’un vaisseau spatial doivent accomplir un certain nombre de tâches pour obtenir la victoire, mais il y a un ou une tueuse au sein de la bande (parfois plus, c’est à choix), dont le but est d’éliminer tout le monde. Les parties valorisent le jeu de rôle, et c’est là qu’il est amusant d’observer des politiques y jouer : lorsqu’un cadavre est découvert, l’action s’interrompt et une discussion commence. Connaît-on le coupable ? A-t-on des indices, des suspicions ? Va-t-on expulser un·e suspect·e dans l’espace ? (et découvrir qu’on a soit gagné, soit éliminé un·e innocent·e ?)

Rejointe par une brochette de stars du streaming ainsi que l’élue du congrès Ilhan Omar, la diffusion sur sa chaîne a atteint des chiffres record de fréquentation proches du duo composé du streamer Ninja et du rappeur Drake sur Fortnite en 2018. Le tweet annonçant la diffusion en direct aura permis de faire passer un autre message à travers la formulation « orange is sus ». « sus » signifiant dans le langage courant du jeu « suspect », elle implique sous la forme d’un clin d’oeil expert qu’il faut aller voter pour faire dégager l’actuel président des États-Unis.

Ci-contre, des extraits du stream.

 

Ouvrir la discussion

Aujourd’hui, les jeux vidéo peuvent toujours prendre la forme d’aventures virtuelles auxquelles jouer seul·e, mais ce sont aussi et surtout une culture commune à partager et des plateformes d’échange et de discussion qu’utilisent des millions de personnes. Ce que réalise Alexandria Ocasio-Cortez avec les actions décrites ci-dessus peut semblant léger et amusant, mais est en premier lieu très courageux : constamment attaquée pour son genre, pour ses origines, ou encore pour son âge, s’afficher en train de jouer en 2020 alors qu’on est une politicienne dont tous les gestes sont scrutés est une grosse prise de risque… manifestement payante.

Au cas où ce billet devait donner des idées : pour communiquer avec les jeux vidéo, il ne suffit pas de se créer un compte et de lancer une partie, mais bien d’intégrer cette culture et d’en comprendre les codes. L’ignorer, c’est rester coupé·e des prochaines générations.

À ce propos, si quelqu’un a vu passer en Suisse des actions politiques ou des communications intéressantes* en lien avec des jeux vidéo, n’hésitez pas à les partager ci-dessous !

[mise à jour 27 octobre] Voici un très intéressant article de Kéliane Martenon sur l’utilisation des médias sociaux par Alexandria Ocasio-Cortez. Repéré via Jean Abbiateci.

Jouer aussi en dehors de la politique

Cet article ne serait pas complet sans une mention du parcours d’Alexandria Ocasio-Cortez dans League of Legends, l’un des jeux vidéo les plus populaires du monde, en particulier en ce qui concerne la compétition (voir ce résumé). Un rappel s’il le fallait qu’il est permis de jouer hors de l’activité politique, pour son propre plaisir.

 


*Ce qui exclut automatiquement les actions racistes de l’udc, telle celle-ci.

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.