«Masters of Doom»

Quel que soit le média consulté, il est impossible d’éviter telle série thématique de l’été ou telle sélection de livres à emporter à la plage. Et on n’y coupe pas sur ce blog : je vous propose dans les jours et semaines à venir des aperçus de livres (consacrés aux jeux vidéo) que j’ai pris à la plage.

Pour ce premier article, vous aurez remarqué l’image de bannière moche et floue : il s’agit d’une capture d’écran d’une vidéo de promotion de Microsoft pour Windows 95 et DirectX. Dans cette vidéo, Bill Gates apparaissait à l’intérieur du jeu Doom. Ce dernier a plus de vingt ans (1993) et les jeux de tir en vue subjective sont si courants qu’on pourrait oublier toutes les avancées que Doom a amenées ou provoquées, plus globalement son importance dans l’histoire du jeu vidéo. Cette vidéo nous rappelle qu’il n’est pas tout à fait passé inaperçu à l’époque.

Nous débutons donc cette série de billets par le livre «Masters of Doom» de David Kushner (2003).

Les origines du FPS

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John Romero (à gauche) et John Carmack (à droite) en couverture du magazine Electronic Games de janvier 1995.

Ce livre [1] raconte les trajectoires de John Carmack et John Romero, auteurs dans les années 1990 de Wolfenstein 3D (1992), Doom (1993) et Quake (1996) avec lesquels ils inventèrent et réinventèrent le jeu de tir à la première personne (FPS pour «first-person shooter»), genre extrêmement populaire aujourd’hui si ce n’est le plus populaire (Call of Duty, Overwatch, Destiny).

Sans être le premier livre consacré à un jeu vidéo ni le premier à s’être bien vendu, «Masters of Doom» s’affiche aujourd’hui comme une référence et un modèle dans la littérature jeux vidéo. On y suit deux personnages dont l’histoire convenait parfaitement à une adaptation en récit : tout oppose John Romero et John Carmack, qui passeront en quelques années d’une parfaite complémentarité au conflit ouvert (ça a l’air un peu plus détendu aujourd’hui).

Pour concevoir cette histoire, l’auteur s’est entretenu à plusieurs reprises avec les différents acteurs du récit. Il présente les événements de manière factuelle, en recréant les échanges, tout en tentant de tenir en haleine le lecteur, à commencer par l’intro en flashforward. On devine que des passages ont été inventés pour l’occasion (les citations dans l’enfance de Romero) mais cela ne dérange pas, à l’exception des parties de jeux de rôle, notamment la dernière et son effet «prédiction du futur» balourd.

Rêve américain version jeu vidéo

Le récit propose de suivre le parcours de deux programmeurs sortis de nulle part pour devenir deux des créateurs les plus célèbres dans l’histoire du jeu vidéo, John Carmack étant même vu aujourd’hui comme un modèle pour nombre de programmeurs, tels Steve Jobs et Elon Musk pour le monde de l’entrepreneuriat. On en arrive d’ailleurs à se demander si le livre n’a pas joué un rôle dans le façonnage de son image de programmeur de génie, alors que la description de la descente aux enfers de John Romero – que l’on voit venir de loin – ne donne pas de lui une image aussi favorable [2].

Dans l’ensemble, c’est une fascinante plongée dans une certaine Amérique de la fin des années 80, début 90 que je me représente entre Slacker et Gummo ainsi que dans l’industrie du développement de logiciels grâce à maints détails fascinants. On les suit dans cette époque qui les mena à la création des bases du FPS, puis à leur consécration. On sent l’ambiance des lieux, de l’époque, et il y a quantité d’anecdotes pertinentes ou non : on découvre par exemple que Carmack et Romero ont percé en reproduisant le fonctionnement de Super Mario Bros. 3 sur un ordinateur, ou encore qu’ils étaient des joueurs assidus de F-Zero (ce qui n’est pas forcément pertinent, mais pas inintéressant). Au final, c’est une jolie réussite de parvenir à tenir 400 pages sans lasser le lecteur alors qu’il s’agit de raconter l’histoire de deux types passant leur temps devant des écrans.

Jeu vidéo et licence libre

Le livre nous apprend (ou nous rappelle) que Carmack et Romero révolutionnèrent beaucoup d’aspects du jeu vidéo : ils ramenèrent quantité de joueurs des consoles vers les ordinateurs, distribuèrent leurs jeux en shareware [3] ou encore furent les premiers à proposer pour des FPS un mode multijoueur local puis sur Internet.

Surtout – et l’auteur n’a heureusement pas ignoré cette partie de l’histoire – ils ouvrirent leur code et permirent à une importante communauté de designers de cartes et autres bidouilleurs de se former en marge du jeu [4]. Elle contribua à son succès et à sa longévité. Un passage (pages 82-83) expose un aspect de cette situation :

Al [l’employeur de Carmack et Romero avant qu’ils ne deviennent indépendants] n’avait jamais vu de défilement dans un jeu pour PC.
– Waou ! s’exclama-t-il devant Carmack. Tu devrais déposer le brevet.
Carmack devint instantanément rouge vif:
– Si tu déposes le moindre brevet sur mon travail, je donne ma démission.
[…]
Pour Carmack, les sciences, les technologies, la culture, toutes les connaissances et toutes les disciplines reposaient sur le travail effectué par d’autres avant vous. Déposer un brevet et décréter «cette idée m’appartient, vous n’avez pas le droit d’y toucher», lui paraissait fondamentalement inique. Les brevets compromettaient la motivation principale de son existence : programmer et résoudre des problèmes. Si le monde lui interdisait de s’attaquer à de nouveaux problèmes sous prétexte qu’il empiétait sur la propriété intellectuelle de quelqu’un, eh bien il n’était pas d’accord avec le monde.

Pour conclure

Le livre est excellent. Il se lit facilement, est instructif comme immersif. Il décrit très bien l’atmosphère de l’époque. Sur la forme, on relève quelques coquilles, ce qui est agaçant pour une deuxième édition. Il faudra aussi accepter quelques effets grossiers destinés à créer ou maintenir du suspens (par ex. les insinuations concernant le futur du projet solo de Romero, Daïkatana, dont je vous spoile tout de suite au cas où vous n’étiez pas déjà au courant que ce fut un ratage complet). On regrettera également la disparition d’une postface de l’auteur ainsi que d’une section de remerciements alors qu’une préface originale à la version française n’apporte rien.

Écrire l’histoire des jeux vidéo (et de l’informatique en général) est une tâche encore jeune qui se confronte à un média et des archives extrêmement fragiles, notamment à cause de supports souvent non conçus pour survivre au-delà de la génération suivante de consoles. Il n’est pas rare qu’un jeu ait complètement disparu ou que ce soit son existence même que l’on ait oubliée. L’usage aujourd’hui des plateformes en lignes pour obtenir des jeux questionne également les moyens de sauvegarde puisqu’il n’y a par exemple plus de copie physique et éventuellement des DRM lors de l’achat d’un jeu indépendant via Steam. De même, nombre d’acteurs clés du jeu vidéo ne sont plus vivants aujourd’hui. Ce média, dont on va toujours plus fortement saisir l’importance dans notre culture et notre société, doit voir son histoire écrite. Ce livre bien renseigné va dans ce sens, et l’apparition de rayons consacrés aux livres portant sur les jeux vidéo dans les librairies de ma région suggère qu’un mouvement s’est amorcé dans cette direction. C’est rassurant, et il y aura encore à lire pour tout l’été ainsi que l’été suivant…

Next

Le livre datant de 2003, il est important de savoir que les deux personnages continuent à écrire leur histoire dans le jeu vidéo. John Romero s’est lancé très tôt dans les jeux pour plateformes mobiles et partage généreusement ses archives en ligne tandis que John Carmack a continué à développer des moteurs 3D avant d’être engagé en 2013 chez Oculus comme CTO («chief technology officer»).


[1] David Kushner, DOOM, Paris : Globe, 2014. (2003 pour l’édition originale.)

[2] Notons que si Carmack est présenté comme un génie, l’auteur insiste beaucoup sur son caractère asocial.

[3] Ce qui n’était pas une révolution, le shareware étant un mode de distribution courant à l’époque pour les logiciels, mais cette situation remettait en question le rôle des intermédiaires et leur assura des marges élevées sur les ventes.

[4] L’ouverture du code de Doom se déroula en plusieurs étapes jusqu’à la libération totale en 1999. On trouve le code de nombreuses déclinaisons de leurs jeux sur le compte GitHub d’id Software, la boîte qu’ils ont créée.

Yannick Rochat

Yannick Rochat est collaborateur scientifique et chargé de cours au Collège des Humanités de l’EPFL. Il est co-fondateur de l’UNIL Gamelab.