Embrassez qui vous voudrez

Depuis trois semaines je tourne et retourne dans ma tête le mot savoir-vivre sur lequel j’ai tant écrit ou réfléchi. Et je lui trouve un nouveau sens, littéral. Savoir vivre c’est aussi savoir ne pas mourir. Savoir vivre c’est aussi savoir coexister, vivre à côté des autres vivants, les laisser vivre aussi. Bref, savoir vivre, c’est beaucoup plus compliqué qu’on croit.

J’avoue que, depuis trois semaines, j’ai un peu de mal à m’intéresser à la façon de manger du foie gras (à la fourchette ou sur du pain ?) ou de servir le Champagne (dans des coupes ou des flûtes ?)… Pourtant, je continue à recevoir des courriels, des questions. L’un d’eux m’envoie une publication qui annonce qu’il y a plus de quatre cents (oui, 400 !) organisations ou groupes confessionnels à Genève. Et pose la question suivante : « Comment faire coexister tous ces groupes différents ? » Ça aussi, finalement, c’est du domaine du savoir-vivre tel que je le redéfinis plus haut.

Et, là, ce n’est pas dans les manuels de la baronne de Truc ou la comtesse de Chose que je vais chercher la réponse. Elle jaillit directement de moi, de ma tête ou de mon cœur, allez savoir, je n’ai jamais vraiment su faire la différence. Et elle tient en un mot, laïcité.

Ces dernières semaines, on le redécouvre, on le met à toutes les sauces, même la conférence des évêques de France se réveille pour chanter ses louanges (il leur aura juste fallu 110 ans pour comprendre). La laïcité. Et pourtant, dans notre Suisse où, je le rappelle, seuls deux cantons (Genève et Neuchâtel) l’ont inscrite dans leur constitution, les messages que je reçois le montrent, ce n’est pas encore très clair.

Alors permettez-moi de le redire, et je vous assure que je ne sors pas du domaine de ce blog, code social et savoir-vivre. Etre laïque, ce n’est pas être incroyant, ce n’est pas être contre les religions, c’est considérer les croyances comme faisant partie de domaine privé. On peut être laïque et profondément religieux, ce n’est pas incompatible. L’Etat laïque ne fait aucune différence entre les religions, il n’en reconnaît aucune, il les accepte toutes du moment qu’elles n’enfreignent pas les lois de l’Etat où elles s’exercent.

La laïcité sépare strictement le politique du religieux.

C’est un peu (vous me pardonnerez la comparaison) comme les pratiques sexuelles. Il est à peu près acquis aujourd’hui chez nous (pas depuis longtemps dans certains cas, mais enfin, c’est fait) que chacun est libre de faire l’amour comme il veut et avec qui il veut, à condition de ne forcer personne et que cela ne transgresse pas la loi. Il ne viendrait (j’espère) à l’esprit de personne d’écrire « homosexuel » sur une fiche d’état civil. Eh bien dans un pays laïque, c’est la même chose pour la religion. Elle est du domaine privé. Aucun document officiel ne doit mentionner la religion des gens.

Cela implique que le blasphème ou le sacrilège ne sont pas des sujets relevant du droit. La loi interdit de calomnier ou de porter atteinte à la dignité des personnes. Mais les divinités ne sont pas des personnes pour l’Etat laïque. Elles sont des croyances pour certains et pas pour d’autres, cela ne regarde pas l’Etat.

La loi, elle, intervient justement pour protéger cette neutralité, pour interdire qu’on porte atteinte à la liberté de croire ou de ne pas croire, pour empêcher qu’on affiche des signes ou qu’on professe des opinions contraires à l’égalité (par exemple entre les hommes et les femmes).

La vraie liberté de culte n’est possible que dans le cadre de la laïcité, justement parce qu’elle met tous les cultes sur le même plan.

Voilà ce que ces trois semaines de deuil et de réflexions passionnées m’ont inspiré. Les trois barbares assassins des Charlie, des policiers et des juifs de Vincennes ne savaient ni vivre, ni laisser vivre. Ils ont tué et ils sont morts.

Et je ne vise pas l’islam en particulier. Dans cette haine de la vie, toutes les religions se valent. Les franquistes qui combattaient pendant la guerre civile espagnole au nom du Christ Roi avaient comme cri de ralliement « ¡Viva la muerte ! », vive la mort…

On ne saurait mieux illustrer mon propos.

 

Alors vivez si m’en croyez… Et reprenez un peu de foie gras (sur du pain, mais surtout sans tartiner, juste posé délicatement) et de Champagne (les flûtes sont plus modernes, mais on s’en fiche), rigolez en racontant des blagues de cul (qui choquent Nancy Huston ainsi qu'elle le dit dans une récente interview à Lausanne), comme aimaient le faire les vieux copains de Charlie. Optez pour la vie. Sautez, dansez, embrassez et croyez ce que vous voudrez…

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.