Régression anale

 

Dans le jargon des journalistes, un marronnier, c’est un sujet bateau qui revient périodiquement quand l’actualité est un peu creuse et qu’on a du mal à remplir les colonnes, ou quand on imagine que les lecteurs sont demandeurs de sujets plus légers ou plus à la mode. Ainsi pendant les mois d’été fleurissent les thèmes comme le sexe en vacances, les locations saisonnières, les arnaques des voyages organisés, et, allez savoir pourquoi, le prix de l’immobilier, le classement des hôpitaux et/ou des universités, et, pour le culturel, Montaigne-notre-contemporain ou Heidegger était-il nazi…

Dans le domaine du savoir-vivre, le gros marronnier à la mode est l’usage du téléphone portable. Peu de magazines en ligne ou sur papier y ont échappé cette année. Il faut dire que c’est un vrai problème de société, une vraie mutation, je crois. J’ai déjà dit ce que je pensais des gens qui ne peuvent pas passer deux minutes sans dégainer leur petit écran, qui vous interrompent au milieu d’une phrase parce que ça grésille dans leur poche (avec l’inévitable « excuse-moi, mais… »), ou qui, pire encore, le posent sur la table pendant les repas.

Donc il ne s’agit pas ici de m’accrocher à mon tour au marronnier en question. Et si j’en parle, c’est parce que ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est une opinion (si on peut dire) que j’ai lue récemment sur un forum consacré à cette question de l’usage du téléphone portable. Venant après d’assez nombreux internautes plutôt sévères, voilà ce qu’écrit un dénommé JMU : « Mais qu’est-ce que c’est que ces ayatollahs de l’interdit. On fait ce qu’on veut. La démocratie c’est ça non ? Chacun doit s’habituer à l’autre. C’est la vie en société qui veut ça. Jusqu’où ça va aller ces conneries. Nous empêcher de péter, de mettre notre doigt dans le nez, de se gratter le derrière sous prétexte que quelques coincés du bulbe ne savent pas lâcher la bride… »

Laissons de côté la question du téléphone pour nous délecter de la prose de JMU. Tout y est. La référence à la démocratie qui serait le droit de faire n’importe quoi, c’est à dire de s’imposer aux autres. C’est au contraire justement quand la demande d’égards et de respect est ressentie comme une atteinte à la sacro-sainte liberté individuelle, que là, oui, la démocratie est en danger.

S’habituer à l’autre, pour JMU, c’est le supporter dans sa plus extrême grossièreté. Profiter de la démocratie, c’est jouir de la liberté d’être odieux, sale et malodorant.

Mon petit-fils me regarde l’air en coin, et avec un grand sourire assène « pipi caca ! », puis guette ma réaction. C’est mignon, il n’a pas encore trois ans.

Comment mieux démontrer que le refus du savoir-vivre, de la politesse des égards est souvent liée, chez ceux qui le professent, à un désir quasi pathologique de régression au stade anal, péter, se gratter le derrière, et infantile, se mettre les doigts dans le nez, dire des gros mots ?

Ceux qui auraient le mauvais goût d’être gênés par les émanations de la liberté de JMU sont qualifiés d’ayatollahs  et de coincés du bulbe. La liberté est du côté des gêneurs, les gênés sont de pauvres types coincés, des curés en pire.

On reconnaît là toujours le même discours. Et ce qui m’étonne, c’est que, depuis le Père Duchêne, il n’a pas pris une ride.

Alors rappelez-vous : A table, on ne pète pas et on ne regarde pas son smartphone.

Bon appétit. !

 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.