Dossier électronique du patient : faut-il (déjà) tout arrêter ?

Le titre de cet article ne plaira pas à tous ceux qui se battent pour le développement du dossier électronique du patient (DEP) mais cette question est on ne peut plus sérieuse. Le DEP permettra-t-il vraiment aux citoyens de ce pays d’être mieux soignés ?

Le concept

Les intentions du dossier électronique du patient sont indiscutables : permettre aux patients d’être mieux soignés en donnant aux professionnels de la santé accès à toutes les informations médicales nécessaires mais aussi rendre les patients plus actifs en leur permettant d’avoir accès à leurs données santé. Le problème est que l’on ne soigne pas avec des intentions et que l’on n’a aucune idée de l’impact de cet outil sur la santé de ses utilisateurs. Trouverais-je dans le DEP les informations qui me manquent actuellement pour soigner mes patients ? Je n’en suis pas sûr, le plus souvent une information me manque car le médecin qui a vu mon patient à l’hôpital n’a pas encore rédigé de lettre de sortie ou que son psychiatre n’a pas estimé utile de m’informer de ses conclusions. Dans ces situations, le DEP, pour peu que mon patient en ait créé un et qu’il soit mis à jour, me sera inutile.

Une naissance laborieuse

On peut lire dans un article publié le 30 mars dernier dans le Temps la phrase suivante : « Sur un point, tout le monde est d’accord: le dossier électronique du patient (DEP) est jusqu’ici un flop monumental. Au début de chaque année qui passe, les plus optimistes prédisent qu’il va enfin décoller pour finir par déchanter douze mois plus tard, car les espoirs ont été déçus ». A l’opposé, CARA, la communauté qui regroupe tous les cantons romands sauf Neuchâtel, semblait lors de sa conférence de presse plutôt optimiste en déclarant que « 7500 dossiers électroniques sont ouverts chez CARA, ce qui représente près de 90 % des dossiers ouverts sur l’ensemble du pays ». CARA reconnait tout de même que « des améliorations sont nécessaires ».  Même si ce chiffre de 7500 dossiers est plus que respectable, l’ouverture de dossiers n’est pas une fin en soi. Le but reste que ces dossiers soient utiles, et on en est encore loin. CARA soutient les mesures à venir pour améliorer le DEP, notamment celles proposées par le Conseil fédéral le 27 avril dernier. Parmi les mesures proposées, certaines permettent de comprendre la faiblesse du projet initial, d’autres laissent songeur.

Un dossier obligatoire ? 

Le Conseil fédéral met pour les patients deux variantes en consultation : le maintien du caractère facultatif et l’introduction d’un modèle opt-out, qui a la faveur du Conseil fédéral. Le DEP sera donc par défaut obligatoire et le citoyen devra lui-même agir s’il ne veut pas en avoir un. Pour les professionnels de la santé, ce sera tout simplement obligatoire. Le côté positif est que cela permettra au DEP d’être plus complet, le côté négatif que cela représentera pour les cabinets médicaux une surcharge de travail considérable. Tous les médecins n’ont pas un dossier médical informatisé et pour ceux qui ont en un, la grande majorité n’est pas capable de transférer automatiquement les données au DEP. On peut lire sur les pages du site de l’Etat de Vaud consacré à ce projet que « chez les éditeurs de logiciels de cabinet, les travaux d’intégrations avec le DEP ont commencé afin d’automatiser la consultation du DEP depuis le logiciel de cabinet et le transfert des données dans le DEP. A ce jour, cette automatisation est à l’état de développement pour les logiciels existants ». En développement ? Je rappelle que la loi sur le DEP date de 7ans déjà.

Lorsqu’il faut rendre un outil comme le DEP obligatoire pour qu’il soit utilisé, c’est qu’il y a un problème.

Un projet pour le futur ?

Il est possible que ce projet ne doive pas être évalué sur son utilité actuelle, proche du zéro absolu, mais comme un outil du futur qui révélera son utilité d’ici quelques années lorsque le DEP sera plus utilisé et plus complet, mais j’ai des doutes.

Les problèmes

Ils sont malheureusement multiples. J’ai déjà signalé l’intérêt frileux des citoyens et des professionnels de la santé. Il y a la complexité pour l’ouverture et pour l’utilisation du DEP. Il y a la surcharge de travail pour les professionnels de santé.  Il y a aussi la question simplement de l’utilité médicale de cet outil. Il y a aussi le fait que s’il est utile, il le sera pour une minorité de la population, celle souffrant de maladies chroniques. Pour intéresser toute la population, il aurait peut-être fallu imaginer un outil utile pour la promotion de la santé, pour la prévention, dans le DEP il n’y a rien. Il y a aussi le coût exorbitant de ce projet. Il y a enfin le fait que le DEP accapare toutes les énergies, alors qu’il n’est qu’une petite partie des innovations dont notre système de santé a besoin.

Stopper ce projet est probablement impossible pour des raisons politiques. Si l’on réfléchit à son utilité médicale actuelle et future, je pense qu’il faut sérieusement se poser la question.

Pour l’heure, ne comptez pas sur le DEP pour rester en bonne santé.

 

PS: A lire sur Heidi.news, le dossier électronique du patient devient (enfin) un vrai enjeu national.

 

Autres articles (plus ou moins) en lien avec cet article et publiés sur ce blog:

Dossier électronique du patient : serez-vous mieux soigné?

La révolution numérique en médecine : sommes-nous prêts à réinventer notre façon de travailler?

Le défi de l’intégration du numérique au sein de nos systèmes de santé

 

Dr Jean Gabriel Jeannot

Médecin, spécialiste en médecine interne, avec un intérêt particulier pour l’utilisation des technologies de l’information et de la communication en médecine.

4 réponses à “Dossier électronique du patient : faut-il (déjà) tout arrêter ?

  1. Le DEP est une belle idée, mais médicalement parlant encore discutable. Ma propre expérience de cabinet (spécialiste) n’a jamais souffert d’un manque d’informations, les patients étaient souvent très au courant de leur situation et au besoin il suffisait, avec leur accord ou selon leur suggestion, d’appeler le médecin traitant, l’hôpital, le radiologue, voir un laboratoire. Les frontières administratives (cantonales, étatiques) n’ont jamais représenté un obstacle. Pour le médecin internists -généraliste, je conçois très volontiers que cela puisse poser problème. L’autre inquiétude du DEP était que plusieurs organismes non médicaux étaient très intéressés par les données et leur éventuelles utilité commerciale.

  2. L’introduction d’une nouvelle technologie dans une profession suscite un immense espoir et parallèlement une vague de refus. Plus qu’une autre technologie, l’informatique fait naître de grands projets miraculeux et soulève des passions. La complexité encore incomplètement révélée du corps humain suppose de connaître de multiples paramètres biologiques, ce qui est encore loin d’être totalement le cas aujourd’hui. La fréquence des vols de dossiers médicaux conduit à penser que la sélection des dossiers “empruntés” répond à un besoin d’en savoir plus sur un plus grand nombre de patients ciblés, tout en s’affranchissant des contraintes de la législation sur les droits du patient. La Russie et l’Extrême Orient tablent sur une autre approche, moins complexe et plus rapide en s’essayant à rédiger des DMP basés sur les réponses à des essais électriques en bio fluorescence sur des points caractéristiques d’acupuncture. Une méthode d’investigation nouvelle est ainsi proposée au monde entier, qui supposerait une concertation préalable entre St Pétersbourg et Tokyo avant d’atterrir à Lausanne !

  3. Bonjour Docteur, votre article est très intéressant.
    Il faut bien comprendre que le corps médical lui-même s’est coupé l’herbe sous les pieds.
    Pas de réponse satisfaisante lorsque nous demandons comment seront utilisées nos données et à qui en réalité elles sont transmises. La théorie c’est bien joli, la pratique c’est bien mieux.

    Imaginez: j’ai tout mon labo depuis 1972 dans un contexte particulier, ces données sont très intéressantes pour certain(e)s car elles contrarient absolument tous les pronostics foireux donc en aucun cas je diffuse SANS
    a) juste compensation (subtil équilibrage donnant-donnant) et
    b) connaître les tenants et aboutissants, tous les tenants et aboutissants, absolument tous les tenants et aboutissants.

    Les patient(e)s ne sont pas Mère Teresa.

    Chaque patient(e) devrait avoir un(e) avocat(e) en arrière-plan pour protéger ses intérêts et la confidentialité des échanges. Le DEP-DPI est la porte grande ouverte à tous les abus possibles et imaginables.

    Mais encore, nous n’obtenons souvent
    1. PAS de de réponse du tout si nous osons demander qui d’autre (en-dehors du cercle restreint des superviseurs médicaux de confiance) aura accès à nos données, nos examens spécialisés, notre labo et
    2. PAS de réponse lorsque nous signalons que l’accès via des administratifs(ves), du style statisticien(ne)s, n’est pas à notre goût et doit être proscrit.
    Lorsque le résultat de l’équation est égal à « PAS », la consultation prévue AVORTE donc d’emblée et franchement cela ne me pose aucun problème moral. D’autant plus que j’ai tout ce qu’il me faut en Italie versus Allemagne.

    En bref, chez moi en Suisse avec le DEP-DPI, les patient(e)s n’ont AUCUNE GARANTIE que des pièces de leur dossier médical ne fuiteront pas à l’extérieur du cercle très restreint des praticiens choisis, via de petits arrangements du style « dessous de table ».

    Via une publication récente dans Swiss Medical Weekly, nous voyons bien à quel point le corps médical et les scientifiques souhaitent tout prendre, tout diffuser et ne rien, absolument rien donner en échange. Alors que nous devons payer nos factures médicales et nos cotisations obligatoires en spirale ascendante chronique, dans un pays où les politiques sont incapables d’agir fermement contre les excès. STOP !
    La dernière phrase du résumé de cet article fait irrésistiblement penser à une campagne publicitaire pour un produit quelconque (i.e. nos fluides, nos cellules), je cite: « Flexible communication channels may help us reach this goal ».
    Les 3 premiers mots sont inénarrablement mal choisis et c’est honteux de la part de scientifiques donc induisent automatiquement un blocage chez les patient(e)s qui comprennent très vite qu’ils(elles) ne sont qu’un tas de « données très utiles pouvant devenir spéculations fructueuses » qui seront ensuite transmises par DEP-DPI et utilisées dans leur dos.
    RE STOP ! NON !

    Néanmoins, chacun(e) peut décider ce qui lui convient au mieux. Et si une personne souhaite tout donner-transmettre, sans juste et logique compensation, pas de problème, chacun(e) est (encore) libre à ce jour.

    Salutations. eab
    Gestionnaire exclusive de tout mon dossier médical sur plus de 50 ans – “experte en récupération” parfois manu militari

  4. Le DEP (dossier électronique de parient) dépend de la qualité de ses scribes. Donc pas trop fiable. Pour moi médecin supposé il ne serait qu’une aide à la décision rien de plus. Parce qu’il contient à coup sûr des lacunes dont personne ne sera responsable. Alors que peut faire Esculape face à son patient et face à un tel document? Méditer chercher méditer le meilleur soin possible en reprenant tout à zéro : on soigne un malade pas une maladie et ça prend du temps. Une farce pour les Assurances? Espérons que non et buvons un petit verre à leur santé.

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