Il n’y a pas de langage privé

Je viens d'écouter un enregistrement de Réplique du 12 septembre dernier, l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture. Elle s’intitule « Raconter la France ». Les invités sont les journalistes Florence Aubenas et Philippe Lançon. J’ai beaucoup d’admiration pour Florence Aubenas qui est une journaliste remarquable, digne de l’Albert Londres de Au bagne ou du Jack London du Peuple de l’abîme. On se souvient qu’en plus, elle a été otage en Irak pendant six mois en 2005 et a fait preuve d’un courage extraordinaire. La plupart du temps je suis tout à fait d’accord avec les positions qu’elle prend dans ses articles.

L’émission parle donc de la France, et tous les thèmes habituels sont passés en revue : l’identité, le rapport à la religion, et, bien entendu l’islam et son inévitable copain le voile islamique.

Florence Aubenas explique qu’elle est contre le voile imposé (il s’agit des femmes qui le portent en France bien sûr, pas en Arabie Saoudite), mais qu’elle peut comprendre les filles qui le brandissent comme une révolte contre la société d’ici, contre leurs parents souvent trop assimilés, trop couchés à leurs yeux devant la culture française dominante. Cette révolte-là, Aubenas la compare aux piercings ou aux tatouages de certains jeunes. Ce n’est pas un signe de soumission, dit-elle, mais au contraire un signe de libération, une revendication de liberté.

Et c’est là que l’observatrice des codes se réveille. Je ne suis absolument pas d’accord avec elle, et, puisqu’elle emploie le mot signe, c’est là-dessus que je vais discuter sa position.

L’ensemble des signes forme un code qui est perceptible et compréhensible par un groupe social. Cela peut être une langue, des gestes, une façon de s’habiller. Mais ce qui en fait un code social, c’est justement qu’il est perçu par l’ensemble d’une société donnée. On ne peut pas décider tout seul de changer les signes ou de leur attribuer une autre signification, parce qu’alors on ne sera pas compris par le groupe. Bien sûr, cette signification peut évoluer. Par exemple, aujourd’hui, le fait pour une femme de sortir dans la rue sans chapeau (« en cheveux » disait-on autrefois) n’est plus perçu comme un signe de moralité douteuse, comme dirait Duras. Le sens donné aux tatouages évolue aussi à grande vitesse, et ils ne sont plus réservés aux anciens détenus de Cayenne ou des Baumettes. Mais ces évolutions sont lentes et, pour qu’elles aient lieu, il faut qu’elles correspondent aussi à une évolution sociale.

Pour ce qui est du voile islamique, ce n’est pas le cas. Dans nos sociétés qui vont dans le sens d’une parfaite égalité entre les hommes et les femmes, il est le signe de la soumission et de l’infériorité des femmes, de l’horreur (ou de la frénésie sexuelle irrépressible et malsaine, c’est la même chose finalement) qu’inspire leur corps. Il est le rappel qu’il y a des sociétés où les femmes n’ont pas le droit de conduire, de sortir du pays sans autorisation, de marcher seules dans la rue ; où leur témoignage vaut la moitié de celui d’un homme. C’est cela que notre société voit quand elle voit une fille voilée. Et si cette fille croit signifier ainsi sa révolte et sa liberté, elle se trompe. Et c’est cela qu’il faut lui dire, plutôt que de la conforter dans le malentendu dans lequel elle s’est elle-même engagée. Lui expliquer qu’en emballant ainsi son corps, elle donne un signe qui est justement le contraire de ce qu’elle veut signifier.

Il n’y a pas de langage privé, on n’est pas maître des codes, et si on veut être compris, il faut parler la même langue que ceux à qui on s’adresse.

 

 

 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.