Bonne année 1904

Je suis tout à fait d’accord avec le dernier billet de Patrick Morier-Genoud (L’Hebdo du 28 mai) à propos de la notion d’obscénité. Les mots «crus» ne sont pas obscènes, j’en ai déjà parlé dans un blog précédent. Le sexe (consenti et assumé) non plus. Il peut être beaucoup de choses, jouissif, heureux, poussif, ennuyeux, gai ou triste, sublime ou décevant, mais obscène, non. L’obscénité se loge ailleurs, exactement où le dit Morier-Genoud, dans «le mépris et la soumission».

Et, tremblez lecteurs sourcilleux de la bonne tenue de votre hebdomadaire, car il y avait dans ce même dernier numéro du 28 mai, une photographie absolument et définitivement obscène, dont la vue a largement blessé ma délicatesse, pour reprendre la définition citée par Morier-Genoud. Elle se trouve p. 62, à la rubrique «littérature» et représente une carte de vœux de 1904. Le message «bonne année 1904» est figuré par une rangée de 11 indigènes (c’est comme ça qu’on disait), avec chacun une lettre du message peinte en blanc sur leur torse noir et nu. Ils ne sourient pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Leur visage reflète une sorte de honte ou de résignation douloureuse. Certains baissent la tête ou ferment les yeux. Des pancartes. Des tableaux (noirs, quel drôlerie !) sur pieds, déshumanisés, exhibés. L’humiliation et le mépris à l’état pur.

Cette horreur est légendée «un comble de kitsch colonial». Ah bon. Vous trouvez cela kitsch ? Moi, je trouve juste cela obscène. Le kitsch est parfois drôle, souvent attendrissant, un peu nostalgique, comme une gondole en plastique sur le buffet ou comme chez la mère à Titi dans la chanson de Renaud (« Nicht mehr schön », disait Walter Benjamin). Ici, c’est juste insupportable.

Je crois que cela va au-delà d’une querelle de vocabulaire, car, justement cela témoigne d’une époque (et je reviens à mon sujet de toujours, le code social, dont je ne me suis éloignée qu’en apparence), ici la «Belle époque», où les messieurs ôtaient leur chapeau pour saluer les dames, où l’on mettait des gants beurre frais pour aller demander la main d’une jeune fille, où l’on ne contestait l’autorité ni du mari ni du patron, où les petites filles ne tiraient pas la langue en public (ni sur la couverture des magazines), bref où les valeurs que tant de gens regrettent ne s’étaient pas encore cassé la figure, et où la photo d’hommes humiliés, méprisés et soumis, transformés en ardoises, déclenchait un rire que, oui, sans hésiter, je qualifierais d’obscène.

 

 

Privé/public

Des discussions que j’ai eues ces derniers temps, et certaines réactions à mon dernier blog, me donnent envie de préciser ma position à propos d’une question qui est, je crois, au cœur des comportements sociaux. C’est celle des rapports entre le public et le privé. Bien entendu, ce qui entre dans l’une et l’autre de ces catégories varie dans le temps et dans l’espace, mais ce qui ne varie pas, c’est que dans toutes les sociétés humaines, il y a des choses qu’on fait chez soi et pas dehors, qu’on dit aux proches et pas aux étrangers, qu’on montre aux intimes et pas aux autres. Il y a des comportements qui supportent le regard d’autrui et d’autres qui l’excluent absolument. Et je crois que cette frontière est une des structures fondamentales des sociétés humaines.

Or, il me semble que dans notre société cette frontière vacille et c’est un problème grave. Un des exemples les plus évidents est l’étalage de la vie privée dans la «téléréalité», les gens qui viennent raconter leur vie sexuelle et/ou conjugale devant des millions de spectateurs, qui baisent devant la caméra comme dans le fameux Loft ou qui hurlent grâce au portable des conversations privées dans l’autobus.

Mais il y a plus subtil, par exemple la mode des sous-vêtements portés pardessus ou visibles exprès: robes que ma mère qualifierait de combinaisons, soutien-gorge apparent par exemple noir sous un corsage blanc, élastique du slip plus haut que la ceinture du pantalon, etc… Pas grave, me direz-vous, certes, mais métaphore d’autre chose bien plus insidieux, comme l’est toujours la mode vestimentaire.

Il y a quelques années, dans un établissement scolaire que je connais bien, certains profs, visiblement pas très au clair eux-mêmes sur cette question, avaient imaginé de placer des canapés (!) dans les couloirs afin que les élèves reposent leurs pauvres abattis épuisés par de longues années de vie laborieuse. Au bout de quelques semaines, on a dû les retirer, parce que les ados en question ne se contentaient pas de s’y asseoir, comme on peut s’y attendre dans un lieu public. Ils s’y couchaient, y dormaient, et même à deux, et même l’un sur l’autre… Bref, ils prenaient le couloir du gymnase au mieux pour un salon, au pire pour une chambre à coucher, ils prenaient un lieu public pour un espace privé, et se comportaient comme tel.

La première fois que je suis allée aux Etats-Unis, j’avais été frappée par les femmes qui allaient faire leurs courses en robe de chambre et avec des bigoudis sur la tête. A cette lointaine époque, c’était, chez nous, considéré comme affreusement vulgaire (Nana sort en cheveux et en robe de chambre, mais c’est parce qu’elle est, justement, une fille publique). C’était l’irruption de l’intime, le domicile privé, là où, en effet on peut traîner en pantoufles et où on se fait des shampoings, dans l’espace public du super marché. Aujourd’hui, même ici, cela n’étonne plus personne.

Bon, les exemples abondent. Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il, chroniqueuse passéiste et rétrograde? C’est que j’y vois une métaphore du rapport à autrui. Il y a en effet deux possibilités: si je m’exhibe ainsi, c’est, soit que je veux choquer l’autre, soit que, à l’opposé, je m’en fous royalement. Dans les deux cas, cet autre n’a plus d’existence propre, n’est plus considéré pour lui-même. Ou il sert à nous renvoyer notre propre image narcissique et agressive (je jouis de ta réaction de vieux con coincé qui me prouve à quel point je suis libéré et moderne et qui me fait exister par là-même), ou il est simplement nié, j’agis comme si j’étais seul dans ma chambre ou dans ma salle de bain parce que, tout simplement, je ne vois pas les autres. Mon regard aveugle ne perçoit que moi et myself (comme dans les sinistres selfies où le regard photographique, par définition tourné vers l’extérieur, se retourne et rentre en lui-même dans une consternante contemplation de mon visage déformé et rigolard).

Et, enfin, ce que j’ai déjà évoqué dans mon blog précédent, la mort du désir. L’érotisme, c’est justement la réalisation dans l’espace intime de ce qui est interdit dans l’espace public. C’est ça, la transgression. Si tout se dit, se fait, se montre et s’explicite publiquement, alors s’en est fini de l’érotisme, on est dans la pornographie et c’est désolant.

Un bordel de sens, comme aurait dit Flaubert, où tout se vaut et s’annule.

Et c’est encore Brassens qui disait «J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste»…

La princesse au piano

Ces derniers jours, j’ai été interpellée par des lecteurs de l’Hebdo qui réagissaient à certains articles récemment parus dans leur hebdomadaire préféré. Ils étaient choqués par «la grossièreté de certains propos» et même par la couverture du numéro sur la guerre linguistique qui annonçait  «Scheiss Französisch!» en gros caractères.

Il ne s’agit pas bien sûr de ce que je pense des articles ou blogs incriminés, et si j’en parle, c’est parce que cela m’a fait réfléchir à deux choses: La première (la moins importante), c’est que je ne tiens pas du tout à devenir une sorte de gardienne du bon ton. Mon propos n’est pas, et n’a jamais été, de faire la police de la politesse. Au contraire, c’est la transgression qui m’intéresse, que je l’approuve ou la déplore, car elle est toujours le signe d’autre chose. Il ne s’agit pas de condamner, mais de comprendre. Ma démarche n’est jamais morale, elle est humaniste et anthropologique, ce qui n’est pas la même chose…

Le deuxième sujet de réflexion que m’inspire la réaction de ces lecteurs est plus intéressant. Je m’interroge sur, justement, la notion de grossièreté, non pas ici des manières, mais du vocabulaire. Finalement, qu’est-ce qu’un gros mot? Je me souviens d’avoir dit un jour, dans une classe de terminale du gymnase où j’enseignais le français, qu’il n’y avait pas de mots grossiers, juste des mots violents. Cela avait beaucoup surpris les élèves, et m’avait amenée à leur donner une petite leçon d’écriture (on lisait Le Voyage au bout de la nuit, je crois). Ce que je voulais dire, c’est que tous les mots de la langue française sont à notre disposition, comme tous les gestes, toutes les attitudes, tous les sentiments. Mais qu’il faut juste les employer à bon escient, compte tenu des situations et de ce qu’on veut dire. Parfois, dire de quelqu’un qu’il vous ennuie n’est juste pas suffisant, ne traduira pas le quart de ce que vous ressentez. Alors, là, oui, vous pourrez passer à un autre niveau de langage et affirmer qu’il vous emmerde, à condition d’avoir conscience de la violence du propos et des conséquences qu’elle peut avoir. Il y a une différence entre une sotte et une conne, n’importe quel francophone un peu pointu le comprend d’emblée. Et je citerai bien entendu «le pornographe du phonographe» immortel et génial, Brassens en personne, qui établit une hiérarchie subtile entre les emmerdantes, les emmerdeuses et les emmerderesses («très nettement au-dessus du panier»)…

Quand j’étais gamine, il y avait une comptine que, comme Alceste avec sa petite chanson, je m’en vais vous dire: «Merde! s’écria la princesse qu'avait reçu dans sa jeunesse un brin d’éducation, en posant sa chique sur le piano, qui c’est l’enfant de salaud qui m’a fauché ma partition!» Et ça nous faisait rire, parce que nous étions sensibles au décalage entre la situation, une princesse qui joue du piano et qui cherche sa partition (normal et soutenu), et l’action, elle parle et agit comme un charretier (inattendu et trivial). Ces brusques sauts de niveau sont un des moteurs du comique. Mais si la scène se déroule dans un bordel à la Maupassant par exemple et que « princesse » est le surnom d’une pensionnaire, on est juste dans le réalisme et ce n’est plus drôle. Donc, tout dépend du contexte et des circonstances, comme toujours.

Tout cela pour dire que la grossièreté du langage écrit ou parlé, comme toute violence, est une arme. Il est parfois nécessaire de l’employer. Mais en la mettant, si j’ose dire, à toutes les sauces, comme toutes armes, on l’affaiblit. Et peu à peu, elle ne veut plus rien dire. Alors on en remet une couche, on monte encore d’un cran, on augmente la dose. C’est dommage, comme tout ce qui contribue à affadir notre langue et à en gommer les aspérités.

Je crois, comme le cher Desproges, qu’on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde et que c’est pareil pour le langage. On peut TOUT dire, mais pas partout, pas à tout le monde, pas en public, et peut-être pas dans un journal qui, par définition est à tout le monde…

Ceci dit, puisque cela fait encore réagir des lecteurs, c’est plutôt bon signe. Cela montre que certains mots résistent à la banalisation et gardent un certain pouvoir. Que notre français peut encore mordre un peu. Mais attention, justement, de ne pas l’user.

Gardons quelques munitions pour le privé, l’intime, le chuchoté ou le brutal.

Bref, le transgressif…