La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

À en croire les chiffres officiels relayés par les médias, la Suisse, malgré la pandémie, va plutôt bien : taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, un chômage de 3% qui, selon les prévisions, devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023.

Tout baigne, en somme.

Mais alors, comment se fait-il que dans ce pays pour ainsi dire parfait il y ait encore et toujours plus de 15% de citoyennes et citoyens pauvres, soit près de 1,3 millions de personnes, 1 Suisse sur 6, qui jour après jour tirent le diable par la queue et vivent dans un terrible stress matériel et dans des conditions indignes d’un pays riche et civilisé?

LA PANDÉMIE A BON DOS

La pandémie n’a rien arrangé : le taux de pauvreté, qui était déjà en hausse avant la pandémie, s’aggrave encore plus.

Mais comme le relevait le journaliste Jacques Pilet, dans un récent éditorial du magazine Bon pour la tête (L’Euphorie du pouvoir, 24 décembre 2021), la majorité de droite aux Chambres profite de la situation pandémique et la place qu’elle occupe dans les médias et dans les têtes pour faire passer des mesures encore moins sociales qui auraient passé moins facilement en temps normal :

« Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition souhaitée par les milieux  immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné : les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. »

LES CHIFFRES, ON LEUR FAIT DIRE CE QU’ON VEUT

On se repose la question : comment se fait-il que la pauvreté s’aggrave alors qu’on a eu un taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, et qu’on prévoit pour 2022 une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, et un chômage qui devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023 ?

Bien sûr, pour ce qui est du taux de pauvreté ou du taux de croissance, on peut se retrancher derrière un « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut » : on sait bien qu’en démocratie, avant chaque rendez-vous électoral, tout parti en lice, de gauche ou de droite, doit bien trouver un argument pour vendre sa marchandise, et les statistiques, manipulées judicieusement, sont un élément comme un autre à mettre en avant pour se faire élire ou réélire.

Et pas seulement les statistiques. Il y a aussi les catégories qu’on crée, les critères qu’on choisit pour décrire la réalité du pays et les mots employés pour définir ces catégories et cette réalité.

Et il y a aussi le point de vue utilisé : les convictions politiques, le niveau d’études, le niveau social sont comme la couleur des verres de lunette, qui donnent une orientation et une couleur à cette réalité, comme dirait sûrement le philosophe Spinoza.

WORDS, WORDS, WORDS

Par exemple, quand on dit « en Suisse, le taux de chômage se monte à 3% », ce qu’on dit en réalité c’est que selon les critères et les catégories choisies par l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif, le taux de chômage se monte à 3%.

Mis en regard du taux de chômage d’autres pays plus réalistes dans leur manière d’envisager la situation réelle en matière d’emploi, cela donne l’image d’un pays où il y a du travail pour tout le monde, alors que ce chiffre ne se réfère qu’au nombre de chômeurs qui ont droit à l’assurance chômage, le statut de chômeur étant un droit limité dans le temps, de 1 à 2 ans selon l’âge du chômeur. En Suisse, une fois ce droit terminé, le chômeur disparaît des statistiques.

Un chiffre plus représentatif serait celui qui regrouperait le nombre de chômeurs bénéficiant de l’assurance-chômage + ceux qui ont épuisé ce droit et qui émargent de l’aide sociale + ceux qui, pour des raisons professionnelles (accident, maladie) finissent à l’assurance invalidité en attendant qu’ils puissent toucher leur rente vieillesse + tous les demandeurs d’emploi (étudiants, personnes reprenant une activité après une pause voulue ou forcée).

J’y rajouterais encore une statistique dont apparemment on ne dispose pas et qui serait pourtant particulièrement utile pour définir des politiques sociales et, pourquoi pas, changer les priorités de l’État : combien de citoyennes et citoyens suisses, et de résidents permanents, à un degré ou un autre, touchent une aide fédérale, cantonale ou communale toutes régions confondues ? Quel pourcentage de la population cela représente-t-il ?

On aimerait bien que les partis dits de gauche nous concocte un référendum pour réviser complètement le système de statistiques et les mots utilisés afin de donner une image plus objective du pays en comparaison internationale, ce qui permettrait de prendre les mesures qui s’imposent pour faire de ce pays riche un pays plus juste et plus social pour tous ses citoyens.

CHANGER LES STATISTIQUES POUR UN PAYS PLUS JUSTE

Comme je le faisais remarquer dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel) : « Selon le pourcentage de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées – assurances, gérances, entreprises immobilières, en particulier – qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégâts collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices. »

Alors d’accord, on sait bien qu’une partie de la prospérité suisse est aussi liée à cette carte de visite – cette carte postale – de pays à bonne croissance économique, où il est facile de licencier du personnel sans justification particulière, où les syndicats ont très peu d’impact, où le taux de chômage officiel est apparemment dérisoire, un pays riche, stable, sûr, à la monnaie forte et au taux d’imposition des entreprises très très très avantageux (plus bas qu’à Singapour, selon les derniers chiffres cités dans Le Temps au 18 janvier 2022) : ces arguments publicitaires attirent l’argent du monde entier sous forme de sièges de multinationales, de fondations de tout type, et de transferts financiers plus ou moins honnêtes, plus ou moins certifiés, sans compter les fortunes étrangères vaguement résidentes qui font du tourisme actif dans l’optimisation fiscale, comme on dit chez les comptables.

Deux Suisses très distinctes se côtoient, mais c’est la Suisse d’en haut, la Suisse officielle, qui décide de tout, celle des cadres, des hauts fonctionnaires et des politiciens, en majorité universitaires, de bonne classe moyenne aisée et qui ne comprennent manifestement rien à la réalité du citoyen de base.

Cette Suisse d’en haut peut-elle ignorer complètement la Suisse d’en bas et faire éternellement abstraction, voire continuellement punir ces plus de 15% de la population – 1,3 millions de personnes en Suisse, 1 Suisse sur 6 – qui a le malheur de ne pas correspondre au cliché publicitaire mis en avant ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas là un lien avec cette vieille conviction protestante qui assimile pauvreté et péché ?

LA FOI SOULÈVE LES MONTAGNES

Dieu merci, d’autres protestants aidés de catholiques essaient de compenser ce que l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif ne veut pas prendre en ligne de compte, ces  plus de 15% de pauvres, ces 1,3 millions de personnes qui sont là depuis longtemps et qui rament pour survivre dans ce pays riche qui les déteste et qui fait tout pour les ignorer.

 Il faut saluer le travail extraordinaire qu’accomplissent en Suisse, depuis de longues années, le Centre Social Protestant (CSP) et Caritas Suisse qui, dans leur locaux respectifs, dispensent conseils et assistance juridique pour s’orienter dans la jungle des règlements et des administrations et défendre les droits des plus démunis, offrir denrées alimentaires à moindre prix et distribuer de la nourriture pour tous les gens touchés par la misère.

Il faut aussi saluer l’initiative de Caritas qui vient de lancer un Appel pour une Suisse sans pauvreté (vous pouvez signer en ligne à l’adresse www.caritas.ch/appel) pour demander au monde politique et économique de garantir une vie digne et la sécurité sociale pour toutes les personnes qui vivent en Suisse.

Cet appel dit ceci :

« La crise du coronavirus a accru la pauvreté en Suisse et l’a rendue visible. Avant la pandémie déjà, une personne sur six (1,3 million de personnes) était en situation de pauvreté dans notre pays, ou vivait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Toujours plus de personnes ne parviennent plus à couvrir leurs besoins vitaux par leurs propres moyens – elles ne trouvent pas d’emploi ou travaillent dans la précarité, avec des salaires trop bas, des taux d’occupation trop faibles et sans sécurité sociale. Le budget du ménage ne suffit plus à couvrir la hausse du coût du logement et des primes d’assurance-maladie. Condition indispensable pour le maintien sur le marché du travail, l’accès à la formation et à la formation continue n’est pas une évidence pour chacun. Le manque de possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale aggrave encore la situation en termes de pauvreté. »

Dans cet appel, Caritas Suisse souligne les 6 points fondamentaux à prendre en ligne de compte :

– Travail et salaire décent

– Égalité des chances en matière de formation

– Égalité des chances pour toutes les familles

– Système de santé accessible à tous

– Garantie du minimum vital

– Logements à prix abordable

Alors pour réconcilier Suisse d’en haut et Suisse d’en bas – cette Suisse qui a vu naître Rousseau et son Contrat Social, la solidarité des Villages Pestalozzi ou le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) – et faire de notre pays un pays à la fois prospère, équitable et socialement ambitieux, signons des deux mains ce magnifique appel qui ne demande qu’une chose : un pays décent et dont on peut être fier.

www.caritas.ch/appel

Sergio Belluz

Sergio Belluz est l'auteur de «CH La Suisse en kit -Suissidez-vous!» (Xenia, 2012), de «Les Fables de la Fredaine» (Irida, 2016) et de «Balzac, c'est bien, mais les descriptions sont trop longues» (Irida, 2020). Écrivain, chanteur lyrique et comédien, il se produit régulièrement en Suisse et à l'étranger dans des spectacles mêlant musique et littérature. Il est membre d'Autrices et Auteurs de Suisse (AdS), de la Société suisse des auteurs (SSA), et de Pro Litteris. Photo: Wollodja Jentsch.

10 réponses à “La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

  1. Appliquons la loi et expulsons tous les étrangers qui dépendent de l’aide sociale. Nous aurons ensuite les moyens pour sortir les autres de la précarité.

    Comme le dit Z, l’amour de son prochain exige de la fermeté.

    Et je demande rien d’autre que la simple application de la loi:

    https://www.fedlex.admin.ch/eli/cc/2007/758/fr#art_62

    D’ailleurs, pourquoi n’appliquons-nous pas la loi pour aider ces gens qui n’arrivent pas à sortir de leur dépendance à l’aide sociale en Suisse ? Ce n’est pas une vie pour eux… et ce n’est pas à nous de déverser encore plus d’argent s’ils n’y arrivent déjà pas par eux-même dans un pays en croissance…

    1. Quelle insolence et quelle méchanceté! Il faudrait savoir lire le présent article, qui s’appuie sur les chiffres officiels de la Confédération! Il s’agit bien en majorité de Suissesses et de Suisses qui paient des impôts, qui ont un voire deux emplois par famille et qui n’arrivent pas à boucler leur fin de mois. Puissiez-vous ne jamais frôler cette situation de précarité de quelques centimes, car votre ignorance ne vous permettrait certainement pas de vous en sortir sans la solidarité des associations saluées ici.

  2. M. Belluz prône de nouvelles sortes de statistiques. Il semble complètement ignorer qu’il existe un concept, celui de revenu disponible des ménages qui donne une vue assez fine de la situation des ménages en tenant compte des impots, assurances mais aussi des subventions. Dans son marketing, Caritas se garde bien de mentionner cette donnée, car sa stabilité infirme ses dires concernant la pauvreté croissante. Il est tellement plus facile de parler de l’enrichissement de quelques millionaires. Alors que cela ne rend en fait personne plus pauvre en ce qui concerne le pouvoir d’achat. Mais comme cela augmente la moyenne des revenus, il y a statistiquement plus de pauvres. Sans que le pouvoir d’achat de ces derniers se soit modifié.

    1. Voir mon commentaire réponse à Fany, ci-dessus: les chiffres communiqués ici par M. Sergio Belluz concordent non seulement avec ceux du CSP et de Caritas, mais avec ceux de la Confédération (Institut fédéral de la statistique, Neuchâtel, rapportés par RTS1ère le 23 novembre 2020, au journal de 12h30.) En 2010, les chiffres officiels étaient déjà alarmants pour une famille suisse sur neuf. Rien de concret n’a été entrepris au plan suisse pour freiner cette courbe.

  3. Tout comme dans toutes sociétés il y a des jeunes, des gens d’âge mûr et des vieux, il y aura toujours des pauvres, des gens moyennement aisés et des gens très aisés. Dire que l’on pourrait supprimer la pauvreté n’est qu’une illusion.
    En Suisse une personne pauvre vit mieux que beaucoup de gens dans le monde…

    1. Dominic est la preuve de la déconnexion des septantenaires.

      Il a son AVS et sa LPP. Il se moque des problèmes des plus jeunes. Il veut en revanche qu’ils portent un masque, pour le protéger…

      Boomer un jour, boomer toujours.

      1. Je me moque des problèmes des plus jeunes ? Mes commentaires depuis maintenant plus de trois ans dans les blogs où les auteurs sont sensibles à ce que vivent les jeunes montrent il me semble le contraire (Joëlle Gagliardini, Hélène Abgéménah, Véronique Dreyfuss, Thomas Noyer, Laure Kaeser, Myriam Duc.)
        Mais pour la question du port du masque, vous avez raison, je désire que le droit de chacun à protéger sa santé soit respecté, et je ne saisis pas l’occasion de la pandémie pour semer la zizanie entre personnes jeunes et âgées. Pour vous consoler des sentiments d’injustice quant aux quelques restrictions de liberté pour épargner les moins résistants, vous avez déjà découvert les blogs où l’auteur vous offre grandement sa compréhension et sa pitié, et c’est dans ceux-ci que vous avez fait ma connaissance, n’est-ce pas ?

        Maintenant que je me suis donné la peine de vous répondre, moi le boomer (septuagénaire ?) qui vous ai volé votre avenir, vous prendrez peut-être aussi la peine d’ajuster votre réponse à Dominique, et qu’aurez-vous à lui dire ? L’avez-vous déjà repérée dans les blogs où l’on partage ce grand réconfort : « Depuis que le monde est monde… »

        Dominic, 69 ans, année érotique.

  4. La hausse du PIB en 2021 est par rapport à 2020, pendant laquelle le PIB avait baissé par rapport à 2019, à cause de la pandémie. Le chômage à Genève des résidents suisses et étrangers déclarés dépassent les 12%, auxquels se rajoutent les sans papiers. Le CF et les 2 chambres sont cruels, depuis la signature de la libre circulation, puisqu’ils ont roulé dans la farine le peuple en nous disant que chaque année nous aurons 10 mille personnes étrangères de plus, or nous avons connu des années avec 80 mille de plus. Ils ont accepté de mettre en concurrence les enfants du pays avec des frontaliers qui peuvent vivre bien avec – 30% du salaire suisse, et de nouveaux résidents qui piquent les emplois des anciens étrangers résidents et des suisses.

    1. « Le CF et les deux chambres sont cruels (avec les vrais Suisses) ».

      Le remède que vous préconisez est donc que ces voleurs d’emplois connaissent la cruauté chez eux, loin de la Suisse qui selon vous (dans d’autres blogs) n’a rien à envier aux États totalitaires. Existe-t-il un pays où vous pourriez vous sentir chez vous pour moins souffrir ? Je crois qu’il n’y a que les clubs de vacances qui sauront reconnaître votre droit à une vie heureuse.

  5. Pour ceux qui lisent l’allemand : une petite indication sur l’état de l’opinion:

    Berset – unser nackter Kaiser – Inside Paradeplatz
    https://insideparadeplatz.ch/2022/01/20/berset-unser-nackte-kaiser/

    Très intéressant: un article dans Inside Paradeplatz, une publication de Zürich surtout économique, très populaire. L’article se moque de Berset en le comparant à l’empereur nu du conte d’Andersen. 205 commentaires de lecteurs tous furieux avec tous les mêmes arguments : contre le complot mondialiste covidiste et exigeant que toute la vérité soit faite sur les contrats frauduleux entre Big Pharma et l’OFSP, la Task Force, la corruption, et que les têtes tombent ! Un langage très radical sur le thème: tous pourris.

    205 commentaires ! En Suisse… C’est énorme…

    Cette pandémie est une excellente chose. Les mondialistes sont en train de perdre la bataille de l’opinion. On va pouvoir faire du dégagisme et balayer les mauvaises élites gauchistes mondialistes car la masse prend cinscience qu’un crime d’état est en btrain s’être commis.

    Il faut juste que les populistes s’organisent pour assumer le pouvoir avec leurs propres élites à eux, qu’il faut former maintenant. Mais on aura quelques années pour ça car ils sont tellement bêtes qu’ils vont prolonger le supplice, accumulant chaque jour plus de colère contre eux.

    On les chassera avec des fourches !

    C’est une situation révolutionnaire qui offre une fenêtre de tir extraordinaire pour un changement de cap de la politique en Suisse.

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