L’argent est-il neutre ?

L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.

Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?

Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?

Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?

Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe  siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.

Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.

VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…

De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.

Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…

Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.

On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.

Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent),  un article du Temps paru le 30 mars 2022  – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…

UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN

Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.

Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.

On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…

LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE

Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.

Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.

De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.

Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.

On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier,  le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».

En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.

LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?

Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.

C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.

Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…

Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).

Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.

NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE

Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.

À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).

Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide «  offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».

Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:

« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.

Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.

Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.

 

La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

À en croire les chiffres officiels relayés par les médias, la Suisse, malgré la pandémie, va plutôt bien : taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, un chômage de 3% qui, selon les prévisions, devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023.

Tout baigne, en somme.

Mais alors, comment se fait-il que dans ce pays pour ainsi dire parfait il y ait encore et toujours plus de 15% de citoyennes et citoyens pauvres, soit près de 1,3 millions de personnes, 1 Suisse sur 6, qui jour après jour tirent le diable par la queue et vivent dans un terrible stress matériel et dans des conditions indignes d’un pays riche et civilisé?

LA PANDÉMIE A BON DOS

La pandémie n’a rien arrangé : le taux de pauvreté, qui était déjà en hausse avant la pandémie, s’aggrave encore plus.

Mais comme le relevait le journaliste Jacques Pilet, dans un récent éditorial du magazine Bon pour la tête (L’Euphorie du pouvoir, 24 décembre 2021), la majorité de droite aux Chambres profite de la situation pandémique et la place qu’elle occupe dans les médias et dans les têtes pour faire passer des mesures encore moins sociales qui auraient passé moins facilement en temps normal :

« Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition souhaitée par les milieux  immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné : les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. »

LES CHIFFRES, ON LEUR FAIT DIRE CE QU’ON VEUT

On se repose la question : comment se fait-il que la pauvreté s’aggrave alors qu’on a eu un taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, et qu’on prévoit pour 2022 une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, et un chômage qui devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023 ?

Bien sûr, pour ce qui est du taux de pauvreté ou du taux de croissance, on peut se retrancher derrière un « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut » : on sait bien qu’en démocratie, avant chaque rendez-vous électoral, tout parti en lice, de gauche ou de droite, doit bien trouver un argument pour vendre sa marchandise, et les statistiques, manipulées judicieusement, sont un élément comme un autre à mettre en avant pour se faire élire ou réélire.

Et pas seulement les statistiques. Il y a aussi les catégories qu’on crée, les critères qu’on choisit pour décrire la réalité du pays et les mots employés pour définir ces catégories et cette réalité.

Et il y a aussi le point de vue utilisé : les convictions politiques, le niveau d’études, le niveau social sont comme la couleur des verres de lunette, qui donnent une orientation et une couleur à cette réalité, comme dirait sûrement le philosophe Spinoza.

WORDS, WORDS, WORDS

Par exemple, quand on dit « en Suisse, le taux de chômage se monte à 3% », ce qu’on dit en réalité c’est que selon les critères et les catégories choisies par l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif, le taux de chômage se monte à 3%.

Mis en regard du taux de chômage d’autres pays plus réalistes dans leur manière d’envisager la situation réelle en matière d’emploi, cela donne l’image d’un pays où il y a du travail pour tout le monde, alors que ce chiffre ne se réfère qu’au nombre de chômeurs qui ont droit à l’assurance chômage, le statut de chômeur étant un droit limité dans le temps, de 1 à 2 ans selon l’âge du chômeur. En Suisse, une fois ce droit terminé, le chômeur disparaît des statistiques.

Un chiffre plus représentatif serait celui qui regrouperait le nombre de chômeurs bénéficiant de l’assurance-chômage + ceux qui ont épuisé ce droit et qui émargent de l’aide sociale + ceux qui, pour des raisons professionnelles (accident, maladie) finissent à l’assurance invalidité en attendant qu’ils puissent toucher leur rente vieillesse + tous les demandeurs d’emploi (étudiants, personnes reprenant une activité après une pause voulue ou forcée).

J’y rajouterais encore une statistique dont apparemment on ne dispose pas et qui serait pourtant particulièrement utile pour définir des politiques sociales et, pourquoi pas, changer les priorités de l’État : combien de citoyennes et citoyens suisses, et de résidents permanents, à un degré ou un autre, touchent une aide fédérale, cantonale ou communale toutes régions confondues ? Quel pourcentage de la population cela représente-t-il ?

On aimerait bien que les partis dits de gauche nous concocte un référendum pour réviser complètement le système de statistiques et les mots utilisés afin de donner une image plus objective du pays en comparaison internationale, ce qui permettrait de prendre les mesures qui s’imposent pour faire de ce pays riche un pays plus juste et plus social pour tous ses citoyens.

CHANGER LES STATISTIQUES POUR UN PAYS PLUS JUSTE

Comme je le faisais remarquer dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel) : « Selon le pourcentage de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées – assurances, gérances, entreprises immobilières, en particulier – qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégâts collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices. »

Alors d’accord, on sait bien qu’une partie de la prospérité suisse est aussi liée à cette carte de visite – cette carte postale – de pays à bonne croissance économique, où il est facile de licencier du personnel sans justification particulière, où les syndicats ont très peu d’impact, où le taux de chômage officiel est apparemment dérisoire, un pays riche, stable, sûr, à la monnaie forte et au taux d’imposition des entreprises très très très avantageux (plus bas qu’à Singapour, selon les derniers chiffres cités dans Le Temps au 18 janvier 2022) : ces arguments publicitaires attirent l’argent du monde entier sous forme de sièges de multinationales, de fondations de tout type, et de transferts financiers plus ou moins honnêtes, plus ou moins certifiés, sans compter les fortunes étrangères vaguement résidentes qui font du tourisme actif dans l’optimisation fiscale, comme on dit chez les comptables.

Deux Suisses très distinctes se côtoient, mais c’est la Suisse d’en haut, la Suisse officielle, qui décide de tout, celle des cadres, des hauts fonctionnaires et des politiciens, en majorité universitaires, de bonne classe moyenne aisée et qui ne comprennent manifestement rien à la réalité du citoyen de base.

Cette Suisse d’en haut peut-elle ignorer complètement la Suisse d’en bas et faire éternellement abstraction, voire continuellement punir ces plus de 15% de la population – 1,3 millions de personnes en Suisse, 1 Suisse sur 6 – qui a le malheur de ne pas correspondre au cliché publicitaire mis en avant ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas là un lien avec cette vieille conviction protestante qui assimile pauvreté et péché ?

LA FOI SOULÈVE LES MONTAGNES

Dieu merci, d’autres protestants aidés de catholiques essaient de compenser ce que l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif ne veut pas prendre en ligne de compte, ces  plus de 15% de pauvres, ces 1,3 millions de personnes qui sont là depuis longtemps et qui rament pour survivre dans ce pays riche qui les déteste et qui fait tout pour les ignorer.

 Il faut saluer le travail extraordinaire qu’accomplissent en Suisse, depuis de longues années, le Centre Social Protestant (CSP) et Caritas Suisse qui, dans leur locaux respectifs, dispensent conseils et assistance juridique pour s’orienter dans la jungle des règlements et des administrations et défendre les droits des plus démunis, offrir denrées alimentaires à moindre prix et distribuer de la nourriture pour tous les gens touchés par la misère.

Il faut aussi saluer l’initiative de Caritas qui vient de lancer un Appel pour une Suisse sans pauvreté (vous pouvez signer en ligne à l’adresse www.caritas.ch/appel) pour demander au monde politique et économique de garantir une vie digne et la sécurité sociale pour toutes les personnes qui vivent en Suisse.

Cet appel dit ceci :

« La crise du coronavirus a accru la pauvreté en Suisse et l’a rendue visible. Avant la pandémie déjà, une personne sur six (1,3 million de personnes) était en situation de pauvreté dans notre pays, ou vivait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Toujours plus de personnes ne parviennent plus à couvrir leurs besoins vitaux par leurs propres moyens – elles ne trouvent pas d’emploi ou travaillent dans la précarité, avec des salaires trop bas, des taux d’occupation trop faibles et sans sécurité sociale. Le budget du ménage ne suffit plus à couvrir la hausse du coût du logement et des primes d’assurance-maladie. Condition indispensable pour le maintien sur le marché du travail, l’accès à la formation et à la formation continue n’est pas une évidence pour chacun. Le manque de possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale aggrave encore la situation en termes de pauvreté. »

Dans cet appel, Caritas Suisse souligne les 6 points fondamentaux à prendre en ligne de compte :

– Travail et salaire décent

– Égalité des chances en matière de formation

– Égalité des chances pour toutes les familles

– Système de santé accessible à tous

– Garantie du minimum vital

– Logements à prix abordable

Alors pour réconcilier Suisse d’en haut et Suisse d’en bas – cette Suisse qui a vu naître Rousseau et son Contrat Social, la solidarité des Villages Pestalozzi ou le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) – et faire de notre pays un pays à la fois prospère, équitable et socialement ambitieux, signons des deux mains ce magnifique appel qui ne demande qu’une chose : un pays décent et dont on peut être fier.

www.caritas.ch/appel

Trains suisses et pandémies : peuvent mieux faire!

Comme beaucoup d’habitants de ce pays où, pour des questions d’environnement on encourage fortement les gens à abandonner la voiture pour prendre les transports publics tout en maintenant des tarifs ferroviaires exorbitants, je suis en possession d’un demi-tarif, ce qui me rend les tarifs ferroviaires exorbitants un tout petit peu moins exorbitants.

« Il y a les billets dégriffés » vous me direz. Oui, mais comme je prends le train pour aller travailler, et que c’est dans les heures de pointe, il n’y a pas de billets dégriffés, ou alors j’ai droit à un rabais dérisoire de 50 centimes qui ne compense pas le désavantage de devoir prendre un train spécifique à une heure spécifique, avec le risque, sur le trajet Genève-Lausanne en particulier, d’avoir presque quotidiennement un train retardé ou annulé, et ça dure depuis un certain nombre d’années.

CONTRE LE CORONAVIRUS, LA POUTZE

Un des effets collatéraux dudit demi-tarif, c’est le bombardement continuel de mails promotionnels de la part des Chemins de fer fédéraux, qui y ajoutent aussi des informations censées rassurer l’usager afin qu’il prenne ou reprenne le train en toute tranquillité – en ces temps de pandémie et de variants, tous étrangers, ce n’est pas à négliger –, ainsi que toutes sortes de propositions compliquées d’abonnements à géométrie multiple et d’escapades à géographie variable et inversement.

Dans un des derniers mails, je lis : « Vous pouvez vous rendre sans crainte au travail dans nos trains. La climatisation ventile de l’air frais en permanence, et les toilettes ainsi que les surfaces telles que les mains courantes, les touches, les tables ou les accoudoirs sont nettoyés et désinfectés jusqu’à cinq fois par jour. Le plan de protection des transports publics est efficace. »

C’est sûr, la partie « poutze  et hygiène » tombe sur un terrain favorable dans un pays qui érige le « propre en ordre » en vertu capitale. Mais est-ce que ce nettoyage cinq fois par jour est utile ?

DES MESURES COSMÉTIQUES ?

Je demande ça parce que dans un article récent, le quotidien espagnol La Vanguardia, se basant sur de nombreuses études scientifiques ainsi que sur les recommandations de l’OMS, disait ceci (je traduis) :

« Durant la première vague, quand on pensait que le coronavirus pouvait se comporter comme d’autres pathogènes qui, en milieu hospitalier, survivent sur des surfaces, les experts recommandaient, en revenant du supermarché, de passer un torchon imbibé d’eau de Javel sur les emballages des aliments, et qu’on désinfecte les tables et les chaises de restaurants entre deux clients, ainsi que les objets touchés  par des clients dans un magasin. (…) Mais ces premières études scientifiques ont été effectuées dans des conditions de laboratoire, très loin de la réalité (…) trouver du matériel viral n’implique pas qu’il y ait une charge virale active en quantité suffisante pour favoriser la contamination. (…) La clé, comme pour la grippe, c’est de se laver régulièrement les mains. »

Je signale, en passant, qu’en Espagne de grands panneaux placés un peu partout donnaient d’excellents conseils de simple bon sens qu’on aurait bien trouvés utiles  et pratiques en Suisse (je vous les traduis) :

Comment se protéger de la Covid-19 au quotidien ?

– Favoriser l’extérieur plutôt que l’intérieur

– Préférer peu de personnes que beaucoup de personnes

– Rester dans son cercle proche plutôt qu’en dehors du cercle

– Voir plutôt les gens moins à risque que ceux à risque

– Privilégier les périodes courtes plutôt que les longues

Et, en tant que pendulaire forcé du Genève-Lausanne, j’ajouterais, en lien avec la propagation du coronavirus par ces fameux aérosols, ces particules minuscules qui survivent longtemps dans l’air des espaces fermés, dont nos trains : éviter de se retrouver dans des wagons bondés.

ET OUVRIR LA 1ère CLASSE, ON PEUT PAS ?

Quiconque doit prendre les transports publics pour aller travailler – et en particulier celui ou celle qui n’a pas droit au télétravail – voit très bien ce que je veux dire : aux heures de pointe, c’est bondé, avec tous les risques de contamination que ça suppose.

Il faut encore ajouter qu’aux heures de pointe, quand certains trains ne sont tout simplement pas annulés – ce qui double le nombre de personnes dans le train suivant –, ces même trains « circulent avec une composition modifiée » selon le message jargonnant diffusé par les haut-parleurs et qui veut dire, en gros, qu’il y a moins de wagons de 2ème classe disponibles et qu’ils sont encore plus bondés.

Dans le même temps, ces mêmes trains – qu’ils « circulent avec une composition modifiée » ou pas – sont quelquefois constitués par moitié de wagons de 1ère classe presque totalement vides, en particulier pendant la période la plus meurtrière du coronavirus, ce qui a une explication sociologique évidente : la 1ère classe est ciblée sur les cadres, sur le tourisme de luxe et sur les retraités aisés, trois catégories d’usagers qui évitent le train pendant cette période, les cadres faisant en majorité du télétravail, les touristes étant inexistants, et les retraités aisés dans une tranche d’âge à très gros risque.

LE CONSEIL FÉDÉRAL, PATRON DES CFF

Alors plutôt que de frotter et de faire briller cinq fois par jours les portes et les lunettes des WC, est-ce qu’on ne pourrait pas être plus flexible et, dans des périodes compliquées comme celle que nous vivons en ce moment, ouvrir ces wagons de 1ère classe complètement vides à tous les usagers quand il n’y a pas assez de place pour assurer la sécurité sanitaire des voyageurs ?

Rappelons, en passant, que les Chemins de fer fédéraux, comme leur nom l’indique, sont une Régie fédérale, c’est à dire « un établissement public, géré par l’État, rattaché à l’administration », selon le Dictionnaire historique de suisse. Wikipédia précise que, depuis 1999, les CFF ont le statut de « société anonyme de droit public dont le capital est détenu en totalité par l’État fédéral. »

Apparemment, dans les mesures d’urgence, ni Alain Berset en tant que Ministre de la santé, ni le Conseil fédéral, en tant que gestionnaire des CFF, n’y ont pensé.

Mais bon, ce sont des cadres, ils étaient tous en télétravail.