La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

À en croire les chiffres officiels relayés par les médias, la Suisse, malgré la pandémie, va plutôt bien : taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, un chômage de 3% qui, selon les prévisions, devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023.

Tout baigne, en somme.

Mais alors, comment se fait-il que dans ce pays pour ainsi dire parfait il y ait encore et toujours plus de 15% de citoyennes et citoyens pauvres, soit près de 1,3 millions de personnes, 1 Suisse sur 6, qui jour après jour tirent le diable par la queue et vivent dans un terrible stress matériel et dans des conditions indignes d’un pays riche et civilisé?

LA PANDÉMIE A BON DOS

La pandémie n’a rien arrangé : le taux de pauvreté, qui était déjà en hausse avant la pandémie, s’aggrave encore plus.

Mais comme le relevait le journaliste Jacques Pilet, dans un récent éditorial du magazine Bon pour la tête (L’Euphorie du pouvoir, 24 décembre 2021), la majorité de droite aux Chambres profite de la situation pandémique et la place qu’elle occupe dans les médias et dans les têtes pour faire passer des mesures encore moins sociales qui auraient passé moins facilement en temps normal :

« Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition souhaitée par les milieux  immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné : les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. »

LES CHIFFRES, ON LEUR FAIT DIRE CE QU’ON VEUT

On se repose la question : comment se fait-il que la pauvreté s’aggrave alors qu’on a eu un taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, et qu’on prévoit pour 2022 une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, et un chômage qui devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023 ?

Bien sûr, pour ce qui est du taux de pauvreté ou du taux de croissance, on peut se retrancher derrière un « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut » : on sait bien qu’en démocratie, avant chaque rendez-vous électoral, tout parti en lice, de gauche ou de droite, doit bien trouver un argument pour vendre sa marchandise, et les statistiques, manipulées judicieusement, sont un élément comme un autre à mettre en avant pour se faire élire ou réélire.

Et pas seulement les statistiques. Il y a aussi les catégories qu’on crée, les critères qu’on choisit pour décrire la réalité du pays et les mots employés pour définir ces catégories et cette réalité.

Et il y a aussi le point de vue utilisé : les convictions politiques, le niveau d’études, le niveau social sont comme la couleur des verres de lunette, qui donnent une orientation et une couleur à cette réalité, comme dirait sûrement le philosophe Spinoza.

WORDS, WORDS, WORDS

Par exemple, quand on dit « en Suisse, le taux de chômage se monte à 3% », ce qu’on dit en réalité c’est que selon les critères et les catégories choisies par l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif, le taux de chômage se monte à 3%.

Mis en regard du taux de chômage d’autres pays plus réalistes dans leur manière d’envisager la situation réelle en matière d’emploi, cela donne l’image d’un pays où il y a du travail pour tout le monde, alors que ce chiffre ne se réfère qu’au nombre de chômeurs qui ont droit à l’assurance chômage, le statut de chômeur étant un droit limité dans le temps, de 1 à 2 ans selon l’âge du chômeur. En Suisse, une fois ce droit terminé, le chômeur disparaît des statistiques.

Un chiffre plus représentatif serait celui qui regrouperait le nombre de chômeurs bénéficiant de l’assurance-chômage + ceux qui ont épuisé ce droit et qui émargent de l’aide sociale + ceux qui, pour des raisons professionnelles (accident, maladie) finissent à l’assurance invalidité en attendant qu’ils puissent toucher leur rente vieillesse + tous les demandeurs d’emploi (étudiants, personnes reprenant une activité après une pause voulue ou forcée).

J’y rajouterais encore une statistique dont apparemment on ne dispose pas et qui serait pourtant particulièrement utile pour définir des politiques sociales et, pourquoi pas, changer les priorités de l’État : combien de citoyennes et citoyens suisses, et de résidents permanents, à un degré ou un autre, touchent une aide fédérale, cantonale ou communale toutes régions confondues ? Quel pourcentage de la population cela représente-t-il ?

On aimerait bien que les partis dits de gauche nous concocte un référendum pour réviser complètement le système de statistiques et les mots utilisés afin de donner une image plus objective du pays en comparaison internationale, ce qui permettrait de prendre les mesures qui s’imposent pour faire de ce pays riche un pays plus juste et plus social pour tous ses citoyens.

CHANGER LES STATISTIQUES POUR UN PAYS PLUS JUSTE

Comme je le faisais remarquer dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel) : « Selon le pourcentage de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées – assurances, gérances, entreprises immobilières, en particulier – qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégâts collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices. »

Alors d’accord, on sait bien qu’une partie de la prospérité suisse est aussi liée à cette carte de visite – cette carte postale – de pays à bonne croissance économique, où il est facile de licencier du personnel sans justification particulière, où les syndicats ont très peu d’impact, où le taux de chômage officiel est apparemment dérisoire, un pays riche, stable, sûr, à la monnaie forte et au taux d’imposition des entreprises très très très avantageux (plus bas qu’à Singapour, selon les derniers chiffres cités dans Le Temps au 18 janvier 2022) : ces arguments publicitaires attirent l’argent du monde entier sous forme de sièges de multinationales, de fondations de tout type, et de transferts financiers plus ou moins honnêtes, plus ou moins certifiés, sans compter les fortunes étrangères vaguement résidentes qui font du tourisme actif dans l’optimisation fiscale, comme on dit chez les comptables.

Deux Suisses très distinctes se côtoient, mais c’est la Suisse d’en haut, la Suisse officielle, qui décide de tout, celle des cadres, des hauts fonctionnaires et des politiciens, en majorité universitaires, de bonne classe moyenne aisée et qui ne comprennent manifestement rien à la réalité du citoyen de base.

Cette Suisse d’en haut peut-elle ignorer complètement la Suisse d’en bas et faire éternellement abstraction, voire continuellement punir ces plus de 15% de la population – 1,3 millions de personnes en Suisse, 1 Suisse sur 6 – qui a le malheur de ne pas correspondre au cliché publicitaire mis en avant ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas là un lien avec cette vieille conviction protestante qui assimile pauvreté et péché ?

LA FOI SOULÈVE LES MONTAGNES

Dieu merci, d’autres protestants aidés de catholiques essaient de compenser ce que l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif ne veut pas prendre en ligne de compte, ces  plus de 15% de pauvres, ces 1,3 millions de personnes qui sont là depuis longtemps et qui rament pour survivre dans ce pays riche qui les déteste et qui fait tout pour les ignorer.

 Il faut saluer le travail extraordinaire qu’accomplissent en Suisse, depuis de longues années, le Centre Social Protestant (CSP) et Caritas Suisse qui, dans leur locaux respectifs, dispensent conseils et assistance juridique pour s’orienter dans la jungle des règlements et des administrations et défendre les droits des plus démunis, offrir denrées alimentaires à moindre prix et distribuer de la nourriture pour tous les gens touchés par la misère.

Il faut aussi saluer l’initiative de Caritas qui vient de lancer un Appel pour une Suisse sans pauvreté (vous pouvez signer en ligne à l’adresse www.caritas.ch/appel) pour demander au monde politique et économique de garantir une vie digne et la sécurité sociale pour toutes les personnes qui vivent en Suisse.

Cet appel dit ceci :

« La crise du coronavirus a accru la pauvreté en Suisse et l’a rendue visible. Avant la pandémie déjà, une personne sur six (1,3 million de personnes) était en situation de pauvreté dans notre pays, ou vivait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Toujours plus de personnes ne parviennent plus à couvrir leurs besoins vitaux par leurs propres moyens – elles ne trouvent pas d’emploi ou travaillent dans la précarité, avec des salaires trop bas, des taux d’occupation trop faibles et sans sécurité sociale. Le budget du ménage ne suffit plus à couvrir la hausse du coût du logement et des primes d’assurance-maladie. Condition indispensable pour le maintien sur le marché du travail, l’accès à la formation et à la formation continue n’est pas une évidence pour chacun. Le manque de possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale aggrave encore la situation en termes de pauvreté. »

Dans cet appel, Caritas Suisse souligne les 6 points fondamentaux à prendre en ligne de compte :

– Travail et salaire décent

– Égalité des chances en matière de formation

– Égalité des chances pour toutes les familles

– Système de santé accessible à tous

– Garantie du minimum vital

– Logements à prix abordable

Alors pour réconcilier Suisse d’en haut et Suisse d’en bas – cette Suisse qui a vu naître Rousseau et son Contrat Social, la solidarité des Villages Pestalozzi ou le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) – et faire de notre pays un pays à la fois prospère, équitable et socialement ambitieux, signons des deux mains ce magnifique appel qui ne demande qu’une chose : un pays décent et dont on peut être fier.

www.caritas.ch/appel

Logement et démocratie : l’un ne va pas sans l’autre, alors votez oui !

À lire et à entendre les opposants à l’Initiative populaire Davantage de logements abordables sur laquelle nous avons jusqu’au 9 février 2020 pour voter, tout ce blabla intéressé que le richissime lobby immobilier, les milieux économiques et une grosse partie de nos représentants politiques, à coup de millions, d’affiches, de tracts, de spots, de déclarations arrivent à faire passer pour un appel au bon sens – et à la bonne loi du marché, qui, comme chacun sait, équilibre tout, même si les bénéfices vont toujours aux mêmes –, on se dit que la démocratie suisse est bien mal barrée.

Sachez-le, si vous votez Oui à l’initiative, ce sera en gros la fin du monde! Le cataclysme final! Armageddon! L’Apocalypse!

Déjà, dans la brochure distribuée à tous les électeurs, on manipule le citoyen en lui fourguant de vieilles statistiques formulées de façon à faire croire que la situation n’est pas si grave, qu’elle s’est améliorée, qu’elle est même plutôt positive, que  « Le marché des logements en location, dans son ensemble, (c’est moi qui souligne) a retrouvé un équilibre en 2016, c’est-à-dire que l’offre équivalait plus ou moins à la demande. Depuis, l’offre est légèrement excédentaire et le nombre de logements vacants continue d’augmenter. »

Plus loin, si l’on admet du bout des lèvres que « De 2008 à 2016, les loyers moyens ont augmenté, même si le taux d’intérêt a fortement chuté », on souligne que « Depuis 2016, les prix moyens pour les nouveaux logements et les logements remis sur le marché sont en baisse. Le marché des appartements les moins chers a lui aussi presque retrouvé un équilibre. »

J’adore ce « presque ».

RATS DES VILLES ET RATS DES CHAMPS

Le problème numéro un, c’est que dans notre pays qui se rêve toujours montagnard et rural – ah, la mystique Guillaume Tell… –, la majorité des citoyens vivent et travaillent dans les villes, qui n’ont aucune représentativité politique alors qu’elles concentrent tous les problèmes sociaux.

On nous serine qu’il y a des tas de logements vacants. Ça c’est sûr qu’à Frs 3000 balles le deux pièces-cuisine, on trouve.

On nous serine qu’il faut sortir des villes et qu’il y a des logements moins chers – attention, pas bon marché, hein ? juste moins chers – dans les petites villes ou les campagnes, mais justement ce « moins cher » devient largement ruineux à cause de transports publics hors de prix et déficients, en particulier le train, qui, en plus, ne s’arrête pas partout, est toujours en retard, est bondé aux heures de pointe, et laisse la priorité aux Intercity qui relient justement les grandes villes où il n’y a pas de logement abordable.

En parallèle, on condamne le voiture comme polluante, et, de toute façon, elle est condamnée dans les villes, ce qui suppose de payer (de plus en plus cher) un parking, en ville ou en périphérie.

Et ne parlons pas de qualité de vie : le fameux « trois 8 »  quotidien (8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de sommeil), qui représentait un idéal social au XXe siècle, s’est changé en un 10 heures de travail avec disponibilité quasi permanente grâce à Internet + 3 heures de loisirs (à cause des 2 heures dans des transports publics (bus, trains) chers, aléatoires, interminables et inconfortables et 1 heure pour les courses à faire dans les magasins ouverts tard des gares de départs et d’arrivées + éventuellement 8 heures de sommeil quand on a de la chance…

LE LOGEMENT INABORDABLE : CINQUANTE ANS QUE ÇA DURE

Sachez-le : en Suisse, ça fait depuis les années 70 que le problème du logement abordable fait partie de la vie et de la lutte continuelle du contribuable moyen et pauvre.

Ça fait près de cinquante ans que tout logement accessible financièrement avec un petit salaire – ne parlons même pas de ceux qui ont la malchance d’avoir des dettes ou tout autre ennui administratif – est introuvable à moins d’avoir des pistons, voire de coucher avec la directrice ou le directeur (ou, à défaut, avec le ou la secrétaire de la gérance).

Cinquante ans qu’il faut faire des pieds et des mains pour s’inscrire sur des listes d’attentes auprès de gérances méprisantes, qui, chacune, ont leurs exigences particulières – un certificat de l’Office des poursuites qui n’est valable que trois mois et qu’il faut racheter, une lettre de motivation, un certificat d’assurance responsabilité civile, des recommandations de toutes sortes, la version moderne d’un « Certificat de bonnes mœurs », en somme (et pourquoi pas, une photo à poil sur une peau de bête devant une cheminée quelconque, pendant qu’on y est ?) – auxquelles il faut se plier sous peine d’être viré de la liste.

Cinquante ans qu’il faut tâcher d’atteindre le locataire partant, d’obtenir un rendez-vous pour la visite, et d’être le premier à faire des queues infinies pour visiter les rares appartements abordables.

Cinquante ans qu’il faut à chaque fois relancer la gérance, qui n’appelle jamais de son plein gré le locataire potentiel ou chanceux.

Cinquante ans qu’on se fait avoir à chaque fois qu’on emménage par une nouvelle hausse du loyer.

Cinquante ans que si on a le malheur de contester la hausse du loyer, comme on en a le droit dans le mois qui suit la signature du bail ou pour l’adaptation aux taux d’intérêts – que les gérances n’appliquent jamais spontanément, on se demande bien pourquoi ? – on se fait traiter comme un voleur, quand on n’est pas fiché définitivement sur des listes de « mauvais payeurs ».

Cinquante ans que, pour ce droit humain de base à un logement décent et accessible, il faut faire la cour à des gens et des entités commerciales qui ont tous les pouvoirs, abusent de leur position, ne respectent pas les lois, spéculent sur tout ce qui est possible et s’enrichissent sur le dos des plus pauvres.

Cinquante ans que la Constitution suisse, notre Constitution fédérale, celle qui concerne tous les citoyens, stipule dans son Chapitre III (Buts sociaux, article 41), sans jamais l’appliquer, que : La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables.

Vous n’en avez pas marre, vous ?

Moi aussi.

Alors votez oui.

Partis et élections au Conseil national : Crise du logement ? Connaissent pas !

La Constitution suisse, dans son Chapitre III (Buts sociaux) article 41 est pourtant claire là-dessus : La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables (voir aussi Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement: et la Constitution, bordel?)

On sait pourtant que depuis plus de 20 ans le manque d’appartements à loyer accessible et la hausse continuelle des primes d’assurance-maladie obligatoire sont les deux plus grands facteurs d’appauvrissement pour la majorité des habitants de notre pays.

Et bien pour les partis qui se présentent et représentent aux élections du Conseil national, il n’y a pas de crise du logement en Suisse.

Que pouic. Nada. Nitchevo.

LA NOTICE EXPLICATIVE ? UNE PAGE DE PUB ÉLECTORALE

Vous aurez beau éplucher frénétiquement la brochure intitulée Notice explicative que chaque citoyen a reçue pour s’y retrouver (ou pas) au moment de voter aux élections du Conseil national du 20 octobre 2019, la crise du logement ne figure dans aucun programme électoral de parti, à part dans celui des Verts et ses 7,1% de suffrages obtenus aux élections de 2015, qui proposent, sans trop détailler, « une meilleure redistribution des richesses, des loyers et des primes maladie abordables ».

On ne sait pas si, dans la phrase, l’adjectif « abordables » au pluriel vaut aussi pour les loyers qui précèdent les primes maladies, mais c’est déjà quelque chose.

Pour le reste, comme d’habitude, les partis et leurs experts en communication axent leur propagande sur ce qui flatte ceux qu’ils estiment être la base de leur électorat tout en cherchant à chiper des voix ailleurs en se profilant sur les nouvelles tendances – l’effet Greta Thunberg et son impact sur les jeunes est passé par là, tout comme l’effet #metoo et la Grève des femmes – dans un mélange de volontarisme et de dynamisme pour ainsi dire martiaux, car c’est la guerre : on « s’engage », on « défend », on « se bat », on « revendique » et on laisse entrevoir des lendemains sinon rieurs, du moins énergiques.

ET LE LOGEMENT DANS TOUT ÇA ? L’UDC

Pour en revenir au logement, il est évident que l’UDC, le plus grand parti au Conseil national (29,4% des suffrages en 2015), même s’il s’ouvre à une « solidarité entre femmes et hommes » – attention, il ne dit pas égalité, les actuels 51 hommes élus contre 13 femmes ne vont pas me contredire – et même s’il prône le « dialogue intergénérationnel » (pour, entre autre, faire la causette sur des sujets qui fâchent comme les rentes AVS) n’a évidemment pas le temps de s’occuper, en plus, de l’habitat du Suisse pauvre.

C’est que se battre tel Guillaume Tell, avec ou sans pomme véreuse, pour défendre une « Suisse neutre et indépendante » prise d’assaut par des meutes d’immigrants délinquants et profiteurs des assurances sociales qui empêchent le vrai suisse de « s’autodéterminer » ( ?) et de « profiter de son salaire » – la chômeuse ou le chômeur, ce/cette flemmard(e), est bien évidemment exclu(e) sans pitié du programme – c’est un plein temps.

Point positif sur le chômage: ce programme fournit beaucoup de travail aux dessinateurs d’agences de pub, notamment dans la caricature ethnique.

LE PS N’A PAS DE PROBLÈME DE LOGEMENT (ET TANT PIS POUR L’ASLOCA)

De son côté, le Parti Socialiste, deuxième plus grand parti au Conseil national (18,8% de part des suffrages en 2015) – en principe très proche de l’Association suisse des locataires (ASLOCA), dirigée par le socialiste Carlo Sommaruga, Conseiller national depuis 2003 – axe sa communication sur « le bien-être du plus grand nombre » et accomplit la prouesse d’omettre complètement le problème du manque d’appartements à loyer abordable dans ce qui grève les budgets des ménages, tout en citant « le chômage, la pression sur les salaires et les primes trop élevées d’assurance-maladie », précisant encore plus loin, sur ce dernier point, qu’ « aucun ménage ne devrait débourser plus de 10% de son revenu en primes d’assurance-maladie ».

Le pourcentage du revenu des ménages qui passe dans les loyers exorbitants – 30% ? 40% ? 50% ? – est apparemment moins porteur d’un point de vue électoral, ou alors c’est encore le puissant lobby immobilier qui fait encore des siennes (combien de propriétaires chez les élus socialiste ?).

Point positif : le PS, avec ses 42 sièges actuels dont 23 femmes et 19 hommes, ratisse large dans sa lutte pour le bien-être pour tous, s’engageant « à garantir le droit à la formation et à l’emploi pour toutes les personnes vivant en Suisse » (oui, y compris les secondos, les résidents étrangers, réfugiés ou migrants), tout en défendant « l’égalité entre femmes et hommes » – dans cet ordre très courtois, même si certaines féministes sont contre – et en luttant, bien évidemment, contre « le réchauffement climatique ».

Merci Greta.

POUR LES LIBÉRAUX-RADICAUX, CE QUI COMPTE C’EST D’ÊTRE LIBRE (MÊME SANS LOGEMENT)

Le PLR, 16.4% des suffrages en 2015 (33 sièges, 26 hommes et 7 femmes), s’adresse directement à ses concitoyens en un respectueux « Chères Suissesses, Chers Suisses » qui sent à la fois sa vieille rhétorique – « Françaises, Français, je vous ai compris » aurait pu dire le Général de Gaulle – et une politesse encore une fois sexiste, selon les points de vue.

Et s’il ne parle pas de logement abordable, de climat, ou d’égalité homme-femme, le PLR positive, puisque non seulement il croit en nous, et dans les décisions que nous prenons « librement, sans contrainte » de façon globale, en n’opposant pas « les villes aux campagnes », mais en plus il se bat pour notre liberté (en gras dans le texte original) pour nous permettre « d’agir de façon responsable », un discours très rajeunissant, qui m’a rappelé mon adolescence et ses sermons familiaux ponctuels.

Point positif : un humour à la Maire de Champignac et à la Pierre Dac puisque le regard du parti, forcément « tourné vers l’avenir », est capable d’ « assurer la sécurité de l’emploi, mais aussi la prospérité pour tous – y compris pour les générations futures. »

Quel œil !

POUR LE PARTI DÉMOCRATE-CHRÉTIEN (PDC), C’EST « TANT QU’ON A LA SANTÉ ET DES RENTES » (LOGEMENT OU PAS)

Le PDC, très centré selon ses dires, est aussi un danseur hors normes, d’abord parce que ses actuels 26 élu(e)s sont à majorité mâles (19 hommes pour 7 femmes), mais aussi parce qu’’il est capable d’un ballet politique où le grand écart est digne d’un danseur étoile et où les extrêmes se rejoignent en pointes.

Côté gauche, il met un pied ferme et déterminé dans la politique de santé – « pour une médecine de qualité dans toute la Suisse à un prix abordable » – et celle des rentes vieillesses – « garantir aussi aux générations futures des rentes convenables ».

Côté droite, son pied défend « la souveraineté de la Suisse et l’accès aux marchés étrangers » ainsi que « des conditions-cadres favorables pour nos entreprises » tout en défendant une politique migratoire qui « promeut et exige l’intégration ».

Point positif : au centre, le PDC fait des pointes très tendance sur les entreprises « responsables du point de vue social et environnemental » et sur le climat et les énergies renouvelables.

LES VERTS VOTENT POUR LE CLIMAT (LOGEMENT INCLUS)

Merci au parti Les Verts (7,1% des suffrages en 2015, 11 sièges, 7 femmes, 4 hommes) qui, seul entre tous, a quand même réussi à caser, au niveau social, une mention au problème du logement, l’égalité salariale, le congé parental, de bonnes formations, une protection des salaires, des rentes dignes, mariage et adoption pour tous, droits humains garantis.

Pour le reste et fidèle à son programme, le parti vise le vert en tout : climat, biodiversité, paysages, « agriculture proche de la nature », énergies renouvelables.

Point positif : avec eux, si on habite en ville, on est sûr(e) d’avoir des  voies piétonnes pour aller faire son marché bio, et des pistes cyclables pour se rendre à l’aéroport.

LES PETITS PARTIS N’ONT PAS DE TEMPS POUR LE LOGEMENT

De toute façon, ces histoires de logement, ça va pour les grands partis, quand on est petit (moins de 5% de suffrages), il vaut mieux coller à son étiquette et à sa raison sociale pour ne pas perdre de sièges, comme un bon produit de niche.

Avec leurs 4,6% de suffrages actuels, les vert’Libéraux (avec la minuscule au début et la majuscule au milieu) ne s’occupent pas de logement, font se rejoindre économie et écologie – « La relation entre l’économie et l’environnement est au cœur de notre politique » – et on y est pour l’Union européenne et contre l’isolationnisme (« le développement des accords bilatéraux représente une immense chance pour notre pays »), ratissant à gauche sur l’égalité homme-femme et le mariage civil pour tous.

Au Parti Bourgeois-Démocratique Suisse (PBD, 4,1% des suffrages actuels), pas de problème de logement évoqué. On précise qu’il n’y a « pas de stars de la politique au PBD » et qu’on pactise à droite à gauche pour « trouver des solutions consensuelles ». Le programme, assez éclectique, propose de retarder l’âge de la retraite sans se demander qui engagerait ces nouveaux travailleurs, et parle d’un « système de prévoyance-temps » pour les proches aidants méritants, de « tournant énergétique », de voie bilatérale et de non-exportation d’armes.

Le Parti évangélique suisse (PEV, 1,9% des suffrages en 2015) met forcément en avant ses valeurs chrétiennes qui « fondent notre politique pragmatique en faveur des familles, des personnes défavorisées ou des personnes avec handicap », mais ne prête aucune attention aux besoins de logements abordables de son électorat. En revanche, il pense à ses souffrances physiques et métaphysiques : ici, pas question d’EXIT, le parti s’engage pour « l’accès pour tous aux soins palliatifs comme alternative à l’assistance au suicide »

Pas non plus d’évocation du problème du logement pour La Lega dei Ticinesi (1% des suffrages) dont le programme est fastoche à résumer : c’est la même chose que l’UDC, à part une exigence de baisse de l’aide suisse à la Coopération pour payer l’AVS, un refus du démantèlement de l’armée, et une condamnation des « naturalisations faciles » (pas celles des riches, on vous rassure).

Le Parti suisse du Travail – Parti ouvrier et populaire (PST-POP, 0.4% des suffrages en 2015) reste dans une rhétorique très communiste années 60 avec ses « travailleuses et travailleurs », mais son programme, où le social se mêle d’anticapitalisme, ne mentionne nulle part un quelconque problème de logement.

Quant au petit dernier, le Mouvement Citoyens Genevois (MCG, 0.3% de suffrages en 2015), il s’intéresse surtout aux problèmes spécifiques à Genève, sans toutefois mentionner ses problèmes de manque de logement chronique. Pour le MCG, ce qui compte c’est l’économie liée à l’emploi « d’euro-frontaliers » selon ses termes. Tout comme l’UDC et La Lega, le MCG prône une préférence pour les travailleurs résidents sans se demander si l’économie genevoise peut se passer de personnel frontalier, dont beaucoup de Suisses qui résident en France voisine.

EN SUISSE, ON N’A PAS DE LOGEMENT ABORDABLE, MAIS ON A DES  SLOGANS (ET DES AGENCES DE PUBLICITÉ)

En résumé, si, pour ces élections du 20 octobre 2019, les partis politiques omettent complètement le problème du logement abordable dans leur programme électoral, ils investissent de très grosses sommes dans leur plans com, au style travaillé et à la rhétorique ciblée qui vend tout un programme – toute une posture ? – que chaque slogan sait résumer en s’adaptant au public-cible, comme par exemple

– le très « on-est-bien-chez-nous-entre-riches-c’est-mieux-qu’ailleurs-où-c’est-mal-habité-et-toc » du Pour une Suisse libre et sûre (UDC)

– le très « je-m’occupe-des-pauvres-même-si-mon-électorat-fait-partie-de-la-classe-moyenne-éduquée-et-friquée » du Pour toutes et tous, sans privilèges (PS)

– le très fédérateur « on-est-tous-ensemble-sur-le-même-bateau-ce-qui-compte-c’est-d’être-libre-même-si-c’est-moins-chouette-d’être-pauvre » du Avancer ensemble des Libéraux-Radiaux (PLR)

– le très typographique « on-est-au-centre-et-on-picore-de-droite-à-gauche-bien-au-contraire » du Liberté et solidarité. Nous sommes le trait d’union (Parti démocrate-chrétien, PDC)

– le très « on-se-met-au-vert-et-plus-vite-que-ça » du Ici et maintenant : votons pour le climat ! (Les Verts)

– le très « on-est-jeunes-battants-entrepreneurs-bobos-geeks-écolos » du Créateurs d’avenir (Parti vert’Libéral Suisse, PVL)

– le très « on-est-bourgeois-mais-on-a-aussi-nos-pauvres » du PBD. Le juste milieu (Parti Bourgeois-Démocratique de Suisse, PBD)

– le très « on-est-chrétien-évangélique-et-on-ne-veut-pas-que-les-gens-se-suicident » du Par passion pour l’humain et pour l’environnement. Pour la justice, la durabilité et la dignité humaine (Parti évangélique suisse, PEV)

– le très « y-en-a-marre-de-ces-étrangers-vive-l’armée-Patron-tu-m’en-reverses-un-pour-la-route » du Un mouvement pour le peuple (Lega dei Ticinesi, LdT)

– le très « à-mort-le-grand-capital-no-pasarán-vive-le-Che » du Nos vies valent mieux que leurs profits ! Nous défendons les grandes causes, surtout celles des petits ! du Parti suisse du Travail – Parti ouvrier et populaire,PST-POP)

– le très « Genève-über-alles » du Ni gauche ni droite, Genève d’abord ! (Mouvement Citoyens Genevois, MCG).

Bon, maintenant vous avez tous les éléments pour voter, alors un conseil :

COUP DE SAC ! FAITES PENCHER LA BALANCE !

Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel ?

On l’oublie, mais la pauvreté n’est pas nouvelle en Suisse. Tout au long de son histoire – qu’on la fasse remonter à la création de l’État fédéral de 1848, ou qu’on place la date bien avant – ce pays a toujours eu une couche de population pauvre, miséreuse même, comme en témoignent, dès la fin du XIXe , de très nombreuses photographies prises sur l’ensemble du territoire.

Mme Roland, dans son Voyage en Suisse en 1787, note ceci, à propos de la mendicité dans le canton de Berne :  « Nous fûmes assaillis sur notre route par des enfants qui nous offraient des bouquets de fraises, de cerises et de fleurs ; quelque douce que soit cette manière d’intéresser, et de solliciter de légers dons, cependant j’étais attristée de l’idée de misère qu’elle venait éveiller : j’ai appris que cette coutume des enfants envers les étrangers, assez générale dans le canton de Berne, n’était pas l’effet du besoin, mais seulement d’une mauvaise habitude, et sans doute d’un relâchement dans les mœurs dont le gouvernement devrait maintenir l’austérité. »

On remarquera, au passage, la manière, inchangée à ce jour, dont les autorités  nient le problème, qu’elles mettent – déjà – sur le compte d’une malhonnêteté foncière de la part de ceux qui demandent de l’aide.

Vous me direz, comme si ça excusait et justifiait tout, que la pauvreté existe partout, et que, dans un pays riche comme le nôtre, le pauvre vit dans de meilleures conditions qu’ailleurs.

Dans mon expérience, c’est loin d’être vrai, et je ne pense pas nécessairement à la Scandinavie ni aux Pays-Bas. Le Canada et l’Australie sont connus pour leur  accueil des immigrants, pour leur investissement dans l’éducation, équitable pour tous – combien de pourcentage d’étudiants de classes modestes dans nos Universités ? – et pour leur système social généreux, aide au logement comprise.

On sait moins que la Colombie, par exemple, propose depuis longtemps des programmes d’accès à la propriété pour les familles modestes ou que l’Espagne et Chypre ont un système de santé gratuit et universel sur le modèle de la sécurité sociale française, cette derniere incluant en plus les frais dentaires de base.

LA SUISSE DÉTESTE SES PAUVRES

Il me semble qu’en Suisse, le problème est en partie lié à quelque chose de fondamentalement culturel – un puissant Surmoi, diagnostiquerait Freud – dans la manière de percevoir, de considérer et de traiter les pauvres, toutes ces femmes et ces hommes qui, pour la plupart, se battent pour s’en sortir et qui, toute leur existence, pour une raison ou pour une autre, doivent se contenter de survivre dans des conditions matérielles perpétuellement stressantes.

Qu’on touche ou non une aide sociale ou un chômage octroyés de toute façon avec parcimonie et circonspection – le pauvre est forcément un profiteur, il ne faudrait pas l’habituer à recevoir de l’argent sans l’avoir mérité –, on est dès le départ soupçonné de tricherie, d’incapacité, d’incurie, on est culpabilisé, on devient un citoyen de seconde zone à qui on fait constamment la morale sur la façon dont on devrait mener sa vie si on était une personne normale, c’est à dire pas pauvre.

D’ailleurs si on est pauvre, c’est qu’on n’aime pas travailler ou qu’on ne travaille pas assez, qu’on a une mentalité d’assisté, et un long etcétéra de clichés vieux comme Calvin qui mettent pauvreté et péché dans le même sac.

LE FICHAGE, UNE MALADIE NATIONALE

J’écris ça en pensant en particulier à la « Modification de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LGPA) » qui a été acceptée par le peuple suisse en novembre 2018.

Cette modification permet légalement aux assurances sociales, à la police, au Ministère public et au Service de renseignement d’espionner les pauvres dans la rue et chez eux via les vidéocaméras, les drones, « les enregistrement visuels et sonores au moyen de microphones directionnels, de dispositif de visée nocturne, d’écoutes clandestines, etc. » (sic), sans compter le piratage du GPS ou de l’ordinateur personnel de l’assuré, ou l’ouverture de son courrier postal ou électronique.

Notez qu’en ce qui concerne l’État, c’est une manière d’officialiser et de légaliser un espionnage qui, dans le privé, existe déjà, et depuis de très nombreuses années, même, comme le révèle un article du Temps daté du 11 janvier 2019 (Ficher les mauvais payeurs? Rien de plus simple en Suisse).

On y apprend, si on ne le savait pas, que le Big Data ne date pas d’hier et qu’il existe des bases de données  d’entreprises privées – CRIF, Creditreform, Intrum Justitia, Bisnode… – qui font leur argent en mettant à disposition de l’État ou d’organismes commerciaux des portraits économiques très précis sur chacun de nous en croisant toutes les informations disponibles, qu’elles soient libres d’accès (feuilles d’avis officielles, registres du commerce) ou censées être protégées et confidentielles (factures de cartes de crédit, rappels, commandements de payer, poursuites, actes de défauts de biens).

Si ça vous rappelle un certain scandale pas si lointain où un 10% de la population  suisse était dûment fiché pour de prétendues raisons de défense nationale, ce n’est pas fortuit, le pauvre, qu’il soit suisse ou étranger, comptant, c’est bien connu, parmi les ennemis nationaux les plus dangereux (ce n’est plus le Russe, devenu aujourd’hui un bon client qui vient dépenser son argent chez nous, en particulier dans l’immobilier de luxe).

PAS D’ARGENT, PAS DE LOGEMENT

Inutile de dire que ces informations ont une incidence directe sur tous les individus  modestes qui ont le malheur d’être fichés pour une raison ou pour une autre, en particulier en ce qui concerne ce besoin de base qu’est un logement décent avec un loyer abordable.

Et s’il est un facteur socioculturel spécifique à la Suisse pour près de 70% de la population, c’est bien le fait d’être obligé de vivre toute son existence en tant que locataire, d’être à la merci de gérances qui font leur propre loi, et de n’avoir que très difficilement accès à la propriété, à part dans de rares cantons comme le Valais, le Tessin ou les Grisons.

En Suisse, si on calcule bien, ça fait près de cinquante ans – ça remonte au moins à la crise du pétrole de 1973 – qu’un besoin aussi fondamental que celui d’avoir un logement accessible financièrement reste un problème pour une majorité de la population, un problème aussi chronique que les hausses continues des primes d’assurances maladie.

Vu la constante augmentation des loyers, la spéculation immobilière effrénée dans la construction d’appartements de luxe sur l’ensemble du territoire, y compris dans de rares poches encore accessibles financièrement mais qui ne perdent rien pour attendre et qu’on arrive presque à faire passer pour des Caraïbes potentielles – à la Vallée de Joux, les illustrations d’une campagne de vente d’appartements de luxe feraient presque croirequ’on y vit comme à Cancún… –, une majorité de Suisses tirent le diable par la queue et le loyer est un facteur-clé de cet appauvrissement.

LES GÉRANCES OU LES SERFS FACE À L’ARROGANCE DU SEIGNEUR

Étant donné la pénurie générale d’appartements à louer, et la pénurie encore plus forte d’appartements à loyers modérés, y compris dans la catégorie des appartements subventionnés par l’État, certaines gérances, à part la création plus ou moins officielle de « Clubs coupe-files » – on paie une somme pour avancer plus vite sur une très longue liste d’attente – vont jusqu’à suggérer fortement aux candidats des lettres de motivation aussi enthousiastes que celles qu’on envoie aux entreprises pour un emploi qu’on aimerait obtenir.

Parce qu’on n’a pas le choix, on se retrouve à rédiger des choses du style « Madame, Monsieur, mon mari, mes deux enfants et moi-même serions très intéressés par le magnifique studio borgne de 15m2 au 8e étage sans ascenseur que vous mettez à disposition sur vos listes pour le prix de Frs 1200.- sans les charges, stratégiquement situé à environ 15 km de notre lieu de travail, mal desservi par les transports publics et qui ferait notre bonheur absolu ». J’exagère à peine.

Cette arrogance ne s’arrête pas là, puisqu’en position de force, ces même gérances haussent systématiquement (et quel que soit leur état) les loyers des appartements à chaque nouveau locataire et n’appliquent jamais spontanément les baisses de loyer liées aux baisses des taux d’intérêts.

Certaines gérances, en toute impunité, se permettent par ailleurs toutes les interprétations et toutes les entorses possibles au Code des Obligations, sachant qu’une majorité de locataires modestes et en position de faiblesse, n’a pas les moyens financiers de contester une décision – la justice coûte cher, nous ne sommes pas tous égaux devant la loi, surtout quand il faut se défendre… –, et ne va pas oser réclamer quoi que ce soit de peur de se retrouver sur une liste noire qui lui rendra la recherche d’un appartement encore plus difficile qu’elle ne l’est déjà.

Cette liste noire, les gérances jurent qu’elle n’existe pas, que c’est un pur fantasme. Par exemple, dans un récent article du 4 février 2019, toujours dans Le Temps (Le droit du bail, objet de discorde), un directeur de gérance déclarait sans rire : « Parler de liste noire est absurde, un simple système de gestion offre une traçabilité sur les dégâts et les contentieux. »

J’aime beaucoup « traçabilité ».

LES DETTES, UN STIGMATE À VIE

Cette « traçabilité » est aussi vérifiable sur le très officiel Certificat de l’Office des Poursuites, que les gérances exigent, dont elles se chargeaient autrefois à leur frais et qui est aujourd’hui à la charge du locataire potentiel.

Il vaut dans les Frs 20.- et n’a qu’une validité de trois mois, après lesquels il faut le renouveler. Je vous laisse calculer les frais à long terme en cas de recherche désespérée de logement.

Sur le mien, par exemple, l’Office des Poursuites du District de Lausanne atteste que  (je souligne les passages les plus marquants) « la personne désignée (…) ne fait pas et n’a pas fait l’objet de poursuite. Elle n’est pas et n’a pas été sous le coup d’acte de défauts de bien »

En gros, on peut demander : « Est-ce que cette personne a des dettes ? » et la réponse sera oui ou non. On peut compléter la question par : « Est-ce que cette personne a eu des dettes ?». Si la réponse est oui, et même si ça fait trente ans qu’elle est remboursée, vous êtes fichés quand même.

En somme, en Suisse, dès que vous apparaissez négativement dans le système, à cause d’un divorce, d’un décès, d’une maladie ou de n’importe quel autre aléa de la vie, c’est une tache pour ainsi dire indélébile qui ressemble beaucoup au concept de « prédestination » sélective chère à Calvin.

LA PAUVRETÉ, UNE QUESTION DE MOTS ?

Dans un autre article du Temps en date du 10 avril 2018 (La Suisse compte plus de 600 000 pauvres, et la tendance est à la hausse), on signalait  qu’en 2016, selon les derniers chiffres mis à disposition par l’Office fédéral de la statistique, on estimait à 7,5% le nombre de Suisses pauvres, c’est à dire environ  460 000 personnes, auxquels il faut ajouter quelques 140 000 ‘working poors’, euphémisme anglosaxon peu transparent et bien pratique qui regroupe tous ceux qui, toute leur vie, tirent le diable par la  queue sans aucun espoir d’amélioration.

En clair, la seule différence entre un ‘working poor’ et un pauvre tout court, c’est que le pauvre peut toucher une aide sociale – qui rappelons-le est un droit et non une charité – et que cette nuance entre pauvre et ‘working poor’ est basée sur la définition administrative et officielle très précise du seuil de pauvreté en Suisse, un barème mis au point, selon le même article, par la Conférence suisse des institutions d’action sociale (CSIAS) : Frs 2247.- par mois pour une personne seule et Frs 3981.- (ce franc fait toute la différence) pour un couple avec deux enfants.

Ces chiffres arbitraires de Frs 2247.- et de Frs 3981.- par mois, c’est ce qui est considéré officiellement comme le ‘minimum vital’ avec lequel on est censé pouvoir survivre en Suisse et qui détermine si on a droit ou non à une aide sociale.

Pourquoi Frs 2247.- et Frs 3981.- ? Est-ce que c’est une moyenne calculée arbitrairement en combinant la valeur du panier opulent de la ménagère zurichoise, avec celui plus modeste de la Tessinoise et celui, intermédiaire, de la Vaudoise ? Mystère. En tout les cas, c’est largement en-dessous du coût réel de la vie, toutes régions confondues.

De toute façon, qu’on soit en dessous ou juste en dessus de ces sommes, qu’on touche ou non une aide sociale, ça fait quand même plus de 600 000 pauvres, soit presque la population de la première ville de Suisse, Zurich sans ses banlieues, dans un pays qui se vante d’être le plus riche du monde…

LA VIE EN SUISSE AVEC FRS 2247.-

C’est à partir de ce minimum vital de Frs 2247.- par personne qu’on est censé pouvoir se débrouiller sans aide, par exemple pour trouver un appartement dans une situation d’éternelle crise du logement.

Le terme de « crise » est d’ailleurs inadéquat : à partir d’une certaine durée, ce n’est plus une crise, c’est une donnée stable.

Aujourd’hui, dans les villes, quelque chose comme une simple chambre sans salle de bain individuelle ni cuisine, se deale au minimum à Frs 800.- par mois. Pour un appartement, il faut s’attendre à un loyer qui, pour la plupart des gens modestes, est devenu exorbitant et doit avoisiner les 50% du salaire, loin des 30% censés être supportables. Si on part à la campagne, c’est légèrement moins cher, mais c’est largement compensé par le prix des billets de trains.

C’est sur ce même minimum vital qu’on est aussi censé pouvoir payer sa facture d’assurance maladie obligatoire qui, selon les cantons, atteint facilement les Frs 500.- par mois et encore, avec une franchise minimale qu’on menace d’augmenter bientôt et qu’il faut payer de sa poche au moindre traitement.

Un ‘working poor’, pour économiser sur sa note, est forcé d’opter pour une franchise pouvant aller jusqu’à Frs 2000.- – à peu près le montant du minimum vital – et, souvent, préfère ne pas se faire soigner de peur d’avoir à débourser ces Frs 2000.- qu’il faut bien trouver quelque part en cas de coup dur, avec le risque de s’endetter et de passer dans la catégorie des non-solvables et tout ce que ça implique de déchéance sociale.

Il est bien entendu qu’avec un budget pareil, les soins dentaires sont hors de question…

ON DEMANDE DES STATISTIQUES UTILES

Rappelons aussi que les statistiques officielles concernent les pauvres déclarés, et on sait bien qu’en Suisse, par ignorance, par honte, par angoisse d’être fichés à vie, beaucoup de gens en situation précaire échappent au système et ne sont pas comptabilisés officiellement.

C’est pourquoi on aimerait bien disposer de statistiques officielles plus précises sur la situation générale, et notamment connaitre de manière globale et détaillée le pourcentage et le nombre total de personnes en Suisse, qui, au niveau fédéral, cantonal et communal, toutes régions confondues, touchent, à un degré ou à un autre, une aide de l’État.

Hormis le chômage – qui n’est pas une aide sociale mais une assurance dont les cotisations sont payées chaque mois par tous les salariés et dont on reçoit les compensations en cas de perte d’emploi – ces aides se déclinent en subsides pour le logement ou pour l’assurance-maladie, assistance sociale, revenu mensuel d’insertion, logements subventionnés ou encore prestations complémentaires à cause d’une retraite minimale.

Selon le pourcentage total de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées (assurances, gérances, entreprises immobilières en particulier) qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégats collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices.

À QUOI SERT VRAIMENT L’ASLOCA ?

Dans ce domaine, une institution comme l’Association Suisse des Locataires (ASLOCA) aurait un rôle primordial à jouer, dont les activités de lobbying à un niveau national pourraient être plus utiles et un peu mieux ciblées qu’une énième initiative visant à améliorer le sort du locataire et vouée à l’échec, par exemple celle d’octobre 2018, évidemment rejetée sans états d’âme par la commission chargée de son examen préalable.

On se demande quelquefois – malgré les grandes déclarations de son président, Carlo Sommaruga, socialiste de longue date et Conseiller national depuis 2003 – si ces initiatives pour un logement abordable qui n’aboutissent jamais ne sont pas juste un prétexte publicitaire, une manière de se profiler politiquement sans trop se mouiller non plus pour ne pas braquer certains milieux économiques qui décident de tout, y compris de quel parti a le droit de siéger au Conseil Fédéral.

Car fait-elle totalement son travail, cette ASLOCA ? C’est sûr, en échange d’une cotisation annuelle ses membres peuvent consulter – sans garantie de succès – des avocats-juristes au sujet des articles de lois du Code des Obligations dans le cas d’un litige avec une gérance ou peuvent encore s’inspirer de ses conseils sur la procédure à utiliser pour obtenir une baisse de loyer liée à la baisse des taux d’intérêts.

POUR UNE NOUVELLE ASLOCA

Mais on aimerait, par exemple, qu’à chaque illégalité commise, l’ASLOCA fasse du bruit dans tous les médias – des médias qui ne font d’ailleurs par leur travail dans ce domaine, en particulier dans le social, malgré tout le blabla sur la préférence donnée à l’info de proximité – et qu’elle emploie, toujours en tant qu’institution, ses juristes-avocats pour porter l’affaire devant les tribunaux, intenter systématiquement des procès aux gérances qui ne respectent pas la loi, et mettre fin à une impunité qui dure depuis trop longtemps.

On verrait bien l’ASLOCA déposer une initiative visant à obliger les gérances à convertir en appartements une majorité de bureaux vides depuis des années, dont beaucoup étaient de toute façon des appartements à l’origine, en particulier dans les centres villes.

On aimerait aussi que l’ASLOCA, dans ses activités de lobbying, dépose une initiative nationale visant à exiger la protection et le respect de la sphère privée contre l’emploi abusif des données récoltées sur les locataires.

De même, on aimerait bien que l’ASLOCA, en tant qu’institution d’obédience socialiste, promeuve une vraie égalité des chances de chaque candidature de locataire face aux gérances, par exemple en proposant une initiative pour que les demandes de logement se déposent uniquement via un formulaire unique et sans autre paperasse, sur le modèle des CV anonymes qui mettent toutes les candidatures sur le même pied, afin de faire cesser les exigences arbitraires et multiples actuellement en cours, source d’abus et de ségrégations de toutes sortes, qu’elles soient économiques ou raciales.

Enfin, depuis le nombre d’années que dure cette situation, on se demande bien pourquoi l’ASLOCA, et le Parti Socialiste dans la foulée, qui tous deux ne manquent pourtant ni d’avocats, ni de juristes, ni de politiciens en mal de programme électoral, n’ont pas songé à déposer une plainte collective et à attaquer légalement la Confédération et les Cantons pour non-respect et non-application de la Constitution, qui est à la base de notre État de droit ?

ET LA CONSTITUTION, BORDEL ?

 Car elle est fondamentalement anticonstitutionnelle, par exemple, cette « Modification de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales (LGPA) » qui a été acceptée par le peuple suisse en novembre 2018 et qui permet d’espionner les assurés sociaux qui, justement, sont en nombre exponentiel, vu la difficulté pour se loger, le prix du logement et les coûts de l’assurance maladie, entre autres.

(Je mets en gras les passages qui me semblent cruciaux)

Au Chapitre 1 de la Constitution, dans la partie intitulée « Droits fondamentaux », l’article 13 (« Protection de la sphère privée ») stipule que :

  1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance et des relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications.
  2. Toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent. »

En ce qui concerne la lutte contre la pauvreté, la Constitution, dans ces mêmes « Droits fondamentaux », du Chapitre I l’article 12 (« Droit d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse »)  est aussi très claire sur le droit à l’aide sociale :

« Quiconque est dans une situation de détresse et n’est pas en mesure de subvenir à son entretien a le droit d’être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. »

De même, en ce qui concerne le logement et les assurances maladie, la Constitution, à l’article 41 de son Chapitre III (« Buts sociaux ») est très claire :

1 La Confédération et les cantons s’engagent, en complément de la responsabilité individuelle et de l’initiative privée, à ce que:

a) toute personne bénéficie de la sécurité sociale;

b) toute personne bénéficie des soins nécessaires à sa santé;

c) les familles en tant que communautés d’adultes et d’enfants soient protégées et encouragées;

d) toute personne capable de travailler puisse assurer son entretien par un travail

qu’elle exerce dans des conditions équitables;

e) toute personne en quête d’un logement puisse trouver, pour elle-même et sa famille, un logement approprié à des conditions supportables;

f) les enfants et les jeunes, ainsi que les personnes en âge de travailler puissent bénéficier d’une formation initiale et d’une formation continue correspondant à leurs aptitudes;

g) les enfants et les jeunes soient encouragés à devenir des personnes indépendantes et socialement responsables et soient soutenus dans leur intégration sociale, culturelle et politique.

2. La Confédération et les cantons s’engagent à ce que toute personne soit assurée contre les conséquences économiques de l’âge, de l’invalidité, de la maladie, de l’accident, du chômage, de la maternité, de la condition d’orphelin et du veuvage.

3. Ils s’engagent en faveur des buts sociaux dans le cadre dValaise leurs compétences constitutionnelles et des moyens disponibles.

4. Aucun droit subjectif à des prestations de l’Etat ne peut être déduit directement des buts sociaux.

Au final, qui sont ceux qui profitent et qui abusent du système ? Pas les pauvres, à mon avis.

 

Photo de couverture d’un ouvrage de Marie-France Vouilloz Burnier sur l’évolution de la santé en Valais entre 1815 et 2015