Selon les dernières tendances, si je te dis « tu », tu devrais me lire, ô toi, jeune entre 15 et 30 ans habitant en Suisse et de langue française. En te tutoyant, je te racole, comme on te racole partout maintenant pour que tu achètes.
Je t’explique : dans les métiers de la publicité, il y a des gens qui sont payés des fortunes par de grandes entreprises ou tout type d’organisme pour te vendre quelque chose ou te faire passer un message.
Pour ça, on paie très cher des consultants genre « Marketing Manager », « Community Manager Expert » ou « Social Media Influencer » (ne t’inquiète pas si tu ne comprends pas tout, c’est de l’anglo-saxon, c’est professional).
Ces consultants disent qu’on doit s’adresser à toi en te tutoyant pour que tu ne te sentes pas mélangé avec les vieux et pour que tu te sentes concerné.
Ils assurent que tu es une nouvelle catégorie sociale différente des autres, un nouveau consommateur et un segment porteur du marché. Il faut qu’on s’adresse à toi dans ce qu’on croit être ton langage.
Je ne sais pas si ça marche vraiment.
D’abord ces consultants, si tu veux mon avis, ils sont déjà largués par rapport à ta génération.
C’EST POUR TOI MAIS T’ES PAS LÀ
D’après ce qu’on sait, tu ne regarde pas la télé, tu ne lis pas les journaux, tu télécharges ta musique et tes films, tu portes souvent un casque audio et tu passes pas mal de temps sur ton smartphone à chatter par Messenger ou Whatsapp et à poster des photos de toi sur TikTok (tu as laissé tomber Instagram, et Snapchat).
Du coup, est-ce que tu regardes les affiches, tu sais ces gros cadres qui monopolisent tous les murs des gares, que tu trouves aussi dans les rues et qui proposent des trucs dépassés avec phrases, caractères et images lourdingues ?
Moi, je les vois tous les jours, ces affiches. Il y en a de plus en plus, sans compter les écrans avec les mêmes messages jusque dans les bus.
Sauf que je sais bien que ça ne s’adresse pas à moi. Dans ma tranche d’âge, on me dit vous si on veut me vendre quelque chose, sinon ça m’agresse.
C’est pavlovien, je pense tout de suite : « On n’a pas gardé les cochons ensemble ».
Remarque, j’ai la même réaction quand, dans les lettres-type ou au téléphone, des employés qui suivent scrupuleusement le protocole commercial mis au point par ces mêmes consultants me saluent d’un Bonjour, Monsieur Belluz qui se veut personnalisé et qui est une erreur de français.
Heureusement, les consultants n’ont pas encore remarqué ça, ce qui me fait gagner un temps précieux au moment de trier le courrier et les téléphones.
ON ME DIS TU MAIS C’EST POUR LE FRIC
Et c’est bien utile, crois-moi : j’ai eu le malheur de signer plusieurs pétitions pour des sujets qui me tenaient à cœur et je me retrouve avec des tas de copines larmoyantes qui me contactent depuis CAMPAX, une plateforme de pétitions en ligne.
Entre parenthèses, n’oublie pas de bien prononcer le C, sinon on tombe vite dans le tampon hygiénique et le graveleux.
Quoi qu’il en soit, même si son nom n’est pas bien choisi, les algorithmes de CAMPAX, eux, fonctionnent super bien et enregistrent tout de suite ton nom et tes coordonnées.
‘Make change happen’, comme ils disent.
En anglais, bien sûr.
Ça m’a valu des mails très tendres, comme celui d’une certaine Irene Traüber :
« Salut Sergio
En t’écrivant cette lettre, je suis assise sur le balcon de notre maison coopérative sous le soleil d’hiver. Mon regard se pose sur le drapeau de l’initiative Multinationales Responsables. Je pourrais l’enlever maintenant. Mais quelque chose en moi s’y oppose : il me semble que le sujet s’épuise. » Plus loin, elle me demande, angoissée : « Sergio, peux-tu soutenir notre mouvement selon tes possibilités avec un don ? » et elle signe, toute gentille : « Avec mes salutations emplies d’espoir et mes meilleurs vœux ».
Un autre jour, toujours depuis la plateforme sympa CAMPAX, c’est Sasha Kuzmich qui m’écrit, presque désespérée :
« Durant toutes ces années comme activiste, j’ai eu de nombreuses déceptions et vécu de nombreux revers. Ce que je vis à présent est en même temps fascinant et effrayant (…) Sergio, je te demande instamment : signe notre pétition en envoie-là à tes amies et à tes connaissances. Nous avons vraiment besoin de ton aide ! »
Inutile de te dire qu’Irene et Sasha ont directement passé par la case trash.
Mais revenons à toi, qui peut-être me lis.
C’EST QUOI LE PROBLÈME ?
Tu vas me dire : où est le problème ?
Et bien tu vois, à titre personnel, ça me déplaît et, en plus, je trouve ça injuste et dégradant pour toi.
Tu es la nouvelle génération. Tu vas avoir des tas de défis à relever, comme les générations antérieures ont dû le faire et ce ne sera pas facile non plus.
Il me semble que tu as droit à un minimum de respect, en particulier si on veut que tu étudies ou que tu travailles dans certains domaines et que tu achètes des tas de trucs ou que tu t’endettes à long terme pour faire tourner l’économie nationale.
Je trouve qu’on te prend pour un crétin.
En français, quand on ne l’utilise pas pour les chiens, ce « tu » c’est normalement avec les petits enfants qu’on l’utilise, comme ils font dans le métro à Paris où on peut lire : « Attention aux portes, tu risques de te faire pincer très fort ».
Et en anglais, « you » ça veut dire « vous », ça ne veut pas dire « tu », contrairement à ce que tu pourrais déduire des séries américaines mal doublées et des publicités non traduites pour faire faussement moderne.
Avant, en anglais, il y avait aussi un « tu ». Ça se disait : « thou », comme dans la phrase « Thou shalt not kill », « Tu ne tueras point », un des dix Commandements.
En fait, en anglais, on dit « vous » à tout le monde, on ne tutoie personne. Si on veut être familier, on utilise le prénom de celui à qui on s’adresse et on adopte un vocabulaire plus informel.
Tu me diras qu’en Espagne, on utilise « tu » avec tout le monde. C’est vrai. Mais justement, c’est avec tout le monde. C’est chaleureux, c’est convivial, c’est même inclusif, on ne fait pas de différence. Et on ne manque de respect à personne, jeune ou vieux.
Et puis tu n’es pas suisse allemand, que je sache.
SCHWIZERTÜTSCH SELLS (OR NOT)
Ah bon, tu ne savais pas ?
Ce « tu » qu’on utilise pour toi, il vient aussi des grandes entreprises et des grandes agences publicitaires suisses allemandes, qui, depuis des années, font de grosses économies sur les traductions en utilisant « Google Translate ».
Quand on ne crée pas un slogan, une marque, un produit ou un site internet uniquement en anglais – ce qui ne gêne pas le consommateur suisse allemand, en particulier celui qui vit dans son « City Center » et se prend pour un Américain –, on impose en français le « tu » qu’on utilise pour le marché suisse allemand.
Les expressions et les jeux de mots sont traduits à la lettre et sont souvent incompréhensibles en français mais quelle importance ? D’abord : 1) les consommateurs suisses francophones sont beaucoup moins nombreux, ensuite 2) de toute façon ils râlent et puis 3) c’est à Zurich que tout se décide, point barre et 4) l’anglais, ça fait cool.
Pour nous résumer : on s’adresse à toi comme si tu étais un gosse suisse allemand qui rêve d’une Amérique qui n’existe pas.
Tu connais le terme Acculturation ?
La définition c’est : « Processus par lequel un groupe humain assimile une culture étrangère à la sienne ».
Tu peux aussi dire Colonisation, c’est la même chose.
Excellent article, bravo! Félicitations! Moi aussi, je déteste qu’on me tutoie d’office et qu’on dise ou écrive mon nom de famille après «Chère Madame»! J’adore la langue anglaise, mais arrêtez d’en mettre partout, chers publicitaires; d’ailleurs, la majorité des gens ne la comprenne pas. Et révisez vos traductions qui sont tout simplement mauvaises, voire ridicules. A bon entendeur, salut! P. S.: je suis… traductrice!
Merci Isabelle. Je crois que si on aime les langues (au pluriel) on est d’autant plus sensible à leur mauvais usage. En plus, on dirait que les publicitaires ne se rendent pas compte que si le but c’est de vendre à un public-cible précis, en l’occurrence c’est raté.
Bravo pour ce blog! Je suis 100 pour 100 d’accord!!!!
J’espère bien, c.berthet! Amitiés
Bonjour, Monsieur Belluz
Blague appart, j’aimerais avoir votre regard sur la proximité que les personnes récoltant de l’argent dans la rue pour des ONG/diverses causes tentent d’établir avec les passants (le « Salut ! T’aurais pas deux minutes !? » + jeu de mots + bloquer le passage en faisant l’étoile de mer).
Pour ma part, je trouve que le messager et ses méthodes (ex. abrupte familiarité et tutoiement à outrance) tuent le message qui, lui, se veut noble !
Exactement, Michel: si le but c’est de récolter des fonds, il faudrait s’adapter un peu mieux au public-cible…
Le « tu » ne s’utilise justement plus seulement pour les enfants et les chiens Et n’est pas forcément un manque de respect, comme le « vous » n’est plus forcément un signe de respect. Les temps changent, ne vous en déplaise.
Tous vos préjugés négatifs liés aux professions du marketing, insultes même (« ils utilisent Google Translate »), ça justement c’est un manque de respect.
Triste de lire pareil article dans Le Temps…
Merci pour votre contribution, Lionel. Vous avez tout à fait raison en ce qui concerne les nuances: un ‘vous’ peut être méprisant, et un ‘tu’ chaleureux. J’en sais quelque chose, je pratique plusieurs langues latines où le tutoiement est chaleureux et respectueux au possible. Ma doctoresse espagnole me tutoie, par exemple, et ça me fait du bien, j’ai l’impression qu’elle s’intéresse personnellement à moi (c’est peut-être une illusion, remarquez).
Pour ce qui est de ce que vous appelez mes “préjugés négatifs liés aux professions du marketing” – et vous prenez pour une insulte mon allusion à leur possible utilisation de Google Translate, qui n’est qu’une touche d’humour, qui n’a pas utilisé Google Translate? – ce ne sont pas tant les professionnels du marketing que je vise, mais ce qu’ils estiment être la mode dans la façon de parler (et ils sont en tout cas deux modes en arrière, y compris dans le parler djeune et les anglicismes), et une certaine paresse qui fait qu’on traduit à la lettre des publicités dont l’original est en allemand ou en suisse allemand, qui, on le sait, ne joue pas sur le même humour, ni sur les mêmes registres pour s’adresser à leur clientèle. C’est flagrant quand on compare avec les publicités françaises, qui alternent de manière très adéquate et ciblée l’usage du “vous” et du “tu”…
Bonjour Sergio.
Romand vivant depuis plus de 30 ans en Suisse alémanique, je me suis fais au tutoiement qui est largement pratiqué de ce côté de la Sarine. Et je trouve cela sympa sans aucune perte de respect entre les interlocuteurs en particulier au sein des entreprises. Mais ce qui m’horripile en France et et Romandie, c’est cette propension à appeler les gens par leur prénom tout en les vouvoyant. C’est absurde. Soit tu me dis Patrick et me tutoies, soit c’est Monsieur Gindrat et vous me vouvoyez. Mais cette facon totalement bâtarde de mélanger les deux en voulant copier les anglo-saxons devrait être bannie car ne correspond en rien à notre culture. C’est simplement un nouvel asservissement à l’anglais.
Cher Sergio, je te salue bien cordialement.
Patrick.
Salutations à toi aussi, Monsieur Gindrat et merci pour votre intervention, Patrick (je provoque !)
Ce qui me plaît, quand je reçois une pub qui utilise le “tu”, c’est – ce que ses auteurs, qui me prennent pour une jeune proie facile à harponner, ignorent à l’évidence – qu’elle me rajeunit d’un bon demi-siècle. En effet, je suis à la veille de fêter mes 75 ans, donc déjà dans la classe des personnes dites à risques, vulnérables – ce que j’ai été depuis mon premier jour, soit dit en passant (je me considère plutôt comme un chef-d’oeuvre en péril).
Les spadassins du marketing et de la comm n’ont pas le monopole du tutoiement. L’école d’après la Charte de Pau d’octobre 1968 sur les réformes scolaires a incité bien des jeunes profs à obliger leurs élèves – entendez: leurs clients – à les tutoyer, ce qui ne les a pas rendus plus respectables pour autant. C’est aussi ça, la lutte des classes.
On dit que l’école imite les publicitaires et l’entreprise. Quelle erreur! Si l’on y réfléchit un peu, ce sont les publicitaires qui ont adopté ses normes; c’est l’entreprise qui “fait l’école”, ce vilain jeu de commerce comme dit Edmond Gilliard dans “L’école contre la vie” (Lausanne, 1973).
J’aime beaucoup’spadassins’, et ils ont raison de te me vous tutoyer : vos trois fois 25 ans se perçoivent immédiatement, et un chef-d’œuvre en possible péril, ça se fête comme il se doit ! Merci pour votre intervention tout à fait pertinente sur l’école et la démagogie, et prenez bien soin de vous.
Je me souviens qu’un jour, à l’âge de douze ans, un jour où mon père parlait à une de ses connaissances en disant : « Mon fils… Dominic… Mon gamin… », je me sentais très mal parce qu’à la maison il passait tout droit comme si j’étais transparent. Puis continuant à parler et encore parler, il avait déclaré avec un sourire photographique : « Mon fils est un yé-yé ! » J’avais répondu, sans le regarder : « Tu ne me connais pas, je ne te connais pas non plus ! Tu crois que parce qu’on se tutoie, on se connaît ? » Il avait aussitôt juré, sans me regarder non plus. Je ne lui demandais bien sûr pas de me vouvoyer, mais de se taire.
Une autre petite histoire de tutoiement que je n’ai pas oubliée, quand j’avais trente-cinq ans. Un ami prêtre et sa femme m’avaient présenté un de leurs amis, en m’avertissant préalablement : « C’est une personne que nous apprécions beaucoup, d’une grande culture, toujours aimable, qui a joui d’une haute éducation comme toute sa famille du reste, il est descendant en ligne directe du Général Leclerc. Donc ne sois pas surpris par sa manière de converser, s’il prend des distances c’est par modestie… »
Les présentations avaient eu lieu : « Enchanté… Quelle belle journée… Père Michel m’avait déjà parlé de vous en rapport de l’intérêt que vous portez aux sciences humaines, je me réjouissais de vous rencontrer… » Puis nous n’avions plus rien à nous dire, et j’avais alors eu l’idée d’emmener ce monde en voiture pour aller visiter une ancienne et massive église baignée de silence. Dès notre arrivée mon ami prêtre et sa femme sont allés prier, me laissant seul avec l’homme aimable et discret. Le silence était complet, puis un petit bruit « Ploc… Ploc-ploc » C’était la dalle qui bougeait sous mes pieds. Nous avions commencé à chuchoter, moi en premier :
« On dirait que c’est creux… »
— Tiens, c’est curieux…
— Est-ce que ce serait une cache faite il y a très longtemps ?..
— C’est très possible, les autres dalles ne bougent pas !
— Regardez… Là il y a un petit espace, avec les doigts je crois que j’arriverai à la soulever. Est-ce qu’on essaye ?..
— Oui, mais discrètement, soulevons du même côté, on aura plus de force.
Crrrk… Crrr-crr-cr… Bom !
Père Michel, agenouillé à l’autre bout, s’était brièvement retourné : « Mais que se passe-t-il ? Pchhht… »
C’était des ossements, humains, j’avais reconnu une clavicule et une vertèbre lombaire… Nous nous étions regardés sans dire un mot, la bouche entrouverte. Puis sans un mot encore, avions péniblement remis en place la dalle.
Crouk… Boum !
« Mais que faites-vous ?.. Pchhht ! »
Père MIchel et sa femme avaient fini de prier, c’est avec des gestes que nous avions convenu les quatre de sortir. Nous avions tous besoin de respirer, le ciel était tout bleu, l’air tiède, nous passions d’un côté de la porte à l’autre comme de l’automne à l’été, pourquoi étions-nous tout souriants, l’homme discret et moi ? Avec presque l’envie de rire, et de parler…
« Je reviendrai ici, j’avais déjà entendu parler de Saint-Saphorin, mais n’y étais encore jamais allé. C’est si beau ces ruelles, ces vignes, tu as eu une bonne idée de venir ici ! »
— Ah le restaurant est ouvert ! Ils ont de très bonnes glaces. Tu as envie qu’on s’arrête ?
— Je prendrai aussi une glace, comme toi.
Père Michel nous regardait bizarrement, puis :
« Mais… Vous vous connaissiez déjà ? Depuis longtemps ?.. »
— Non, depuis dix minutes.
— ?..
J’avais vingt ans quand, après que nous nous sommes embrassés pour la première fois, mon amie avait dit :
« Tu sais, ce qui m’a fait tout drôle, c’était quand tu m’avais demandé comment je m’appelle. Tu m’avais vouvoyée ! Tous les autres garçons m’ont toujours dit tu, et toi tu as continué à me dire vous pendant trois mois ! Je t’aime… Oh j’ai une idée, on va jouer à se dire vous, et le premier qui se trompe aura perdu ».
— Est-ce que j’aurais pu tout perdre si j’avais dit tu ?
— Je ne sais pas. C’est moi qui avais finalement décidé de te tutoyer pour que tu gagnes.
Au bureau de l’association à but social, quand notre nouveau directeur était venu pour nous annoncer tout ce qu’il voulait changer :
— Désormais nous nous vouvoierons ou nous tutoierons, chacun a le droit de choisir. Avec moi, Dominic, qu’est-ce que tu désires ?
— Eh bien si tu es d’accord qu’on se tutoie, moi aussi.
— Ahaha ! D’accord. Et Madame Schweizer ? Qu’est-ce que vous souhaitez, avec Dominic ?
— On se tutoie, c’est normal !
— Et vous Madame Gerber ?
— Oh vous savez Dominic, moi je n’arriverais pas, même mon beau-fils je le vouvoie depuis vingt ans, et nous nous entendons très bien…
— Je comprends. Alors je vous propose qu’on se tutoie quand même, et si une fois on se brouille, on se vouvoiera de nouveau.
Le directeur : « Iii-hi-hiii !.. »
Et pour finir mon commentaire sérieusement, je peux vous assurer que vous vous trompez en pensant que le tutoiement n’est destiné qu’aux jeunes, et fait fuir les clients d’âge honorable. Bon nombre de femmes ayant créé seules leur Start-up seraient à la rue sans un sou si elles disaient : « Vous venez mon chéri ? »
Magnifique, Dominic (et ça rime). Comme quoi, l’alternance de “vous” et de “tu”, quel que soit le degré de familiarité qu’on y met, est d’une très grande richesse et permet des nuances que la seule utilisation du “tu” ou du “vous” rendraient impossibles. J’ai beaucoup ri à votre conclusion sur le mode “Vous montez, chéri?”, qui m’a rappelé une histoire autour du personnage snob (et fictif) de Marie-Chantal qui, lors de sa nuit de noce, dit à son mari, agacée: “François-Xavier, vous entrez ou vous sortez, mais décidez-vous, mon ami”.
…sans oublier la réponse de Louis XIV à un courtisan qui, croyant l’amadouer en le voyant paraître dans la Galerie des Glaces, à Versailles, lui disait: “Sire, quelle pétulance!”
Le roi:
– Monsieur, je ne vous ai pas permis de me tutoyer.
(Sur un sujet semblable, voir l’intéressant article de Dominique de la Barre sur son blog).
Ici, en Uruguay, environ 70% vous tutoient et surtout les fonctionnaires.
Comme je suis un vieux con de la classe 54, je continue à les vouvoyer.
Mais, où on pourrait retrouver une similitude avec vos publicitaires (à part 15 ans de gouvernements de gauche), ce serait aussi qu’ils cherchent tous à te/vous vendre leur camelote 🙂
Ici, en Uruguay, environ 70% vous tutoient et surtout les fonctionnaires.
Comme je suis un vieux con de la classe 54, je continue à les vouvoyer.
Mais, où on pourrait retrouver une similitude avec vos publicitaires (à part 15 ans de gouvernements de paltoquets ignares), ce serait aussi qu’ils cherchent tous à te/vous vendre leur camelote 🙂
Votre article fort intéressant a suscité des commentaires qui ne le sont pas moins. J’ajoute mon grain de sel: en hébreu, le vouvoiement n’existe pas grammaticalement. Donc tout le monde se tutoie et ça ne choque personne. En russe, les deux existent, mais le tutoiement a une nuance affectueuse, même envers une personne que l’on respecte (sous les tsars, le dernier des moujiks pouvait tutoyer le tsar en lui disant petit Père “Batiouchka”, ou la tsarine, avec Matiouchka, c’était usuel). Mais la nuance de respect se découvrait dans l’emploi du pluriel de majesté qui est particulièrement frappant dans la littérature jusqu’à la fin du XIXe s. Exemple: “la princesse est-elle là ?” – “Non la princesse sont sorties”. Authentique: le sujet au singulier, le verbe au pluriel. (Lisez, dans le texte, évidemment, les tous grands: Tourgueniev, Gogol, Lermontov, Pouchkine, Thekhov, Tolstoï, même ce gauchiste de Dostoïevski), c’est partout pareil. Et en italien, vous avez l’admirable nuance du Lei et du Voi, qui éclipsent la vulgarité du Tu. En français, le tutoiement m’horripile au même titre que les anglicismes, mais ceci est une autre histoire, et mon avis est sans importance, puisque je suis un Dinosaure de 77 ans.
Merci pour votre contribution, cher avocat Santschi. Vos 77 ans vous permettent encore de lire le journal Tintin, je le dis en passant, et avec tout le respect voulu. Passionnant, ce que vous dites sur l’hébreu et son absence de voussoiement: même la renaissance de la langue par les linguistes n’a pas changé ça, et, évidemment, ça nous rappelle le tutoiement de nos prières d’enfants (…que Ton nom soit sanctifié, que Ton règne vienne, etc).
J’ai vécu à Moscou et le tutoiement avec nuance respectueuse dont vous parlez est aussi lié à l’utilisation du patronyme ou pas, du type Elena Ivanovna (“fille d’Ivan”), très important en Russie. Le tutoiement du tsar remonte peut-être aux césars romains qu’on tutoyait aussi, mais je ne savais pas qu’on utilisait le pluriel, qui fait penser au “Nous” de majesté que la reine d’Angleterre utilise lorsqu’elle s’ennuie: “We are not amused”.
À noter qu’en Italie, le Lei/Voi a fait l’objet d’une terrible réforme linguistique sous Mussolini, qui trouvait que le Lei n’était pas italien.
Dans le monde hispanique, pourtant unifié par la même langue, l’utilisation du Tú et du Usted (abrégé Ud ou Vd, ce dernier étant un diminutif de “Vuestra Merced”) et très variable: en Espagne, le “tú” est généralisé, y compris entre générations, y compris entre professions. Les journalistes télévisés, par exemple, tutoient toujours leurs invité(e)s, qu’ils/elles soient stars de cinéma, footballeurs, toreros ou politiciens. De même, les médecins tutoient leurs patients et s’adressent à eux par leur prénom, ce qui n’est pas du tout gênant, au contraire: on a l’impression d’une plus grande attention à la personne.
En revanche, dans toute l’Amérique latine, on est plus formel. En Colombie, à Bogotá en particulier, les membres d’une famille (frères et soeurs et parents) se voussoient, les enfants appelant leur père Señor et leur mère Señora. Et lorsqu’on a affaire à quelqu’un d’important, on utilise la forme Don (“Seigneur”) avec le prénom: Don Fernando, par exemple.
On joue aussi beaucoup sur l’alternance “vous”/”tu” selon les circonstances: par exemple, par galanterie, on tutoie une femme plus âgée, une manière de lui dire qu’elle est encore jeune et dans le coup (il y a évidemment du machisme là-dessous, mais pas seulement). Toujours en Colombie, à Medellín cette fois, mais aussi en Argentine, on utilise une forme intermédiaire entre le “tú” et le “Ud”: le “vos” qui a sa propre conjugaison verbale (vos sabés, vos entendés, etc, au lieu de “tú sabes” ou “Ud entiende”).
Cette forme intermédiaire, mi-formelle se retrouve aussi dans le portugais du Brésil, avec le “você”.
Toutes ces formes ne sont pas anodines, et reflètent tout un monde de hiérarchies sociales et de registres linguistiques passionnants, mais aussi dangereux pour qui ne maîtrise pas bien une langue.
C’est pourquoi le mauvais usage du tutoiement dans la publicité en Suisse (pas en France) me frappe, et il me semble que c’est une simple question de traduction littérale de la langue d’origine (allemand et/ou suisse allemand) qui, malheureusement, tombe à côté de la plaque.
“sous les tsars, le dernier des moujiks pouvait tutoyer le tsar en lui disant petit Père “Batiouchka”, ou la tsarine, avec Matiouchka, c’était usuel…”
En effet. En revanche, à son patron (qui n’était pas le tsar, bien sûr) l’ouvrier demandait qu’il cesse de le tutoyer, comme c’était l’usage, et qu’il le vouvoie. N’était-ce d’ailleurs pas l’une des principales revendications des grévistes de février 1917, qui ont entraîné l’abdication de Nicolas II le mois suivant?
Cette demande de respect via le voussoiement, on en rêve de nouveau suivant le travail qu’on a…