En Suisse, dès qu’on s’intéresse à la culture officielle, on a parfois la forte tentation de sortir son arme de service, obligeamment fournie par les autorités, par exemple quand Pro Helvetia, dans son magazine Passages sur les cultures numériques (Art et Culture numériques, 2014) décrit les stars suisses de la mouvance remix en ces termes :
« …Thomas Hirschhorn ou Gerda Steiner & Jörg Lenzlinger (…) travaillent avec de grands assemblages ouverts de matériaux hétérogènes d’origines très diverses, à partir desquels ils développent des systèmes de classification leur permettant d’établir au moins certains liens conceptuels temporaires. Tous deux recourent fréquemment à des éléments visuels forts – du ruban adhésif brun chez Hirschhorn, de l’acide urinaire cristallisé chez Steiner & Lenzlinger – pour entrelacer les divers matériaux et tisser un nouveau tout. (…) Tous deux créent donc des moments de présence, de densification et de concentration sur fond de profusion débordante de fragments culturels, qui se font concurrence, sont chaotiques dans leur somme et englobent aujourd’hui des processus biologiques. »
Pour Thomas Hirschhorn (j’ai parcouru une de ses œuvres au pavillon suisse de la Biennale de Venise), je traduis : des centaines de canettes vides reliées entre elles par des bouts de scotch brun. Malgré la chaleur torride, le visiteur, à qui on interdisait d’amener sa propre canette, même avec un bout de scotch brun, histoire de ne pas mélanger les courants artistiques, se demandait, toujours avide de détails sur le processus créatif, si l’artiste travaille avec des collaborateurs ou s’il les a vidées tout seul, ses canettes.
Notez qu’à une autre Biennale de Venise, toujours dans le pavillon suisse, et toujours sous l’égide de Pro Helvetia, j’avais visité pendant au moins une minute montre en main ‘You they they I you’ (non, l’anglais n’est toujours pas une langue nationale), une installation de Vincent Carron, un grand serpent en fer forgé qui sinuait dans tout le pavillon vide, avec vélomoteur Ciao dans une salle et deux trois trucs disparates qui se couraient après.
Je n’avais pas tout à fait saisi que « riche en pronoms personnels, le titre de l’œuvre – ‘You they they I you’ – rappelle lui-même les sinuosités que le serpent décrit dans les salles d’exposition tout en renvoyant au rapport en œuvre, spectateur, auteur et espace. Il s’agit aussi d’une forme d’appropriation puisque l’œuvre s’inscrit comme la réinterprétation d’une grille couvrant la fenêtre d’un immeuble de Zurich datant du début du XXe siècle et qui abrite un poste de police. »
Le Ciao ? « Par le biais de cet objet, Carron se heurte à tous les problèmes liés à un processus de restauration. Jusqu’à quel point faut-il chercher l’original ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller ? Le résultat s’approche de ce que l’on pourrait définir comme un ready-made modifié, mais il est surtout un hommage à une culture industrielle en voie de disparition dans l’Europe d’aujourd’hui. » (Giovanni Carmine, Commissaire du pavillon suisse 2013).
On ne devrait pas demander, ce n’est pas poli, mais quand même : combien tout ça a-t-il coûté exactement ? Avec ou sans cannettes ? Et le vélomoteur Ciao fait-il partie de la collection particulière de ready-mades modifiés de l’artiste ?
Où notre héros s’explique sur un titre de blog qui se veut parlant et original, certes, mais qui reste pour le moins ambigu.
On comprendra dès lors que, décidé à parler coûte que coûte de culture suisse, et même de cultures suisses au pluriel dans le blog que me propose aimablement le quotidien Le Temps, j’aie décidé de l’intituler IdioCHyncrasies, non sans une grande hésitation sur la position du CH dans le mot.
C’est qu’il existe un décalage abyssal entre une certaine culture officielle, jargonneuse, soutenue et mise en avant par les deux mamelles de la culture suisse – l’Office fédéral de la culture et Pro Helvetia –, et une culture suisse foisonnante et moins cérébrale qui me touche et m’intéresse beaucoup plus.
Les deux organismes culturels officiels n’y peuvent pas grand-chose, d’ailleurs. L’Office fédéral de la culture, une subdivision du Département fédéral de l’Intérieur, s’occupe de la législation sur la culture, de la gestion du patrimoine, de la politique linguistique, de l’aide au cinéma et des relations culturelles à l’étranger, tandis que Pro Helvetia est une fondation de droit publique indépendante de la Confédération (mais financée par elle…) et doit « promouvoir les activités culturelles d’intérêt national », les tas de canettes à scotch brun de Thomas Hirschhorn et le serpent à vélomoteur de Vincent Carron, par exemple.
Tant l’un que l’autre ont les mains liées, des budgets constamment rabotés et des cahiers des charges annuels très stricts, sans aucune réelle indépendance face à un gouvernement, à des politiciens et à des trésoriers plus connus pour leur gestionnite aigüe que pour leur passion pour l’art.
Dans ces conditions, et dans ce partage des tâches peu clair – l’Office fédéral de la culture gère les « relations culturelles à l’étranger », mais les tournées à l’étranger, les centres culturels suisses de Paris, Rome, New York et les « antennes suisses », sont prises en charge par Pro Helvetia –, on comprend que les décideurs culturels se raccrochent au moindre concept bien présenté : ce qui est peu clair voire incompréhensible a le mérite d’être potentiellement génial et se prête particulièrement bien aux tartines jargonneuses, celles-ci justifiant par contrecoup le rôle des médiateurs culturels. Le cahier des charges est rempli, le budget est dépensé et le serpent de Vincent Carron se mord la queue, en somme.
Cher Conseil fédéral : « Coup de sac ! »
La culture, ce n’est pas seulement la promotion des artistes et de leurs œuvres, c’est aussi un facteur-clé dans l’évolution de nos sociétés : les grands mouvements de population se multiplient dans le monde, avec tous les problèmes liés à l’intégration. Or la culture a un rôle primordial dans le sentiment d’appartenance à une communauté, la France et l’Italie l’ont bien compris. Et nous ?
« I have a dream », comme disait l’autre : pour faire le ménage, pour renouer avec le vieux rêve des Zofingiens de 1848, et pour mettre en avant une culture nationale dynamique, qui, au-delà des clivages linguistiques, existe depuis longtemps – un gros héritage protestant, une forte influence germanique, une grande richesse linguistique, de nouvelles générations sans complexes, connectées et ouvertes sur le monde, une immigration enrichissante, si, si –, pourquoi ne repartirait-on pas à zéro avec la création, enfin, d’un vrai Ministère, un vrai Département fédéral rien que pour la culture, histoire de promouvoir une image d’une Suisse du XXIe siècle, riche, multiple et fière de ses contrastes et de ses contradictions ?
Illustration: Vincent Carron, ‘You they they I you’, Biennale de Venise, Pavillon suisse, 2013.
Je ne suis pas de votre avis. Bien sûr je suis d’accord avec vous pour critiquer l’Office fédéral de la culture et la fondation Pro Helvetia, dont le seul souci visiblement est de laisser végéter tous les talents véritablement suisses, de les boycotter même, et de saupoudrer de subventions toutes les foutaises antisuisses, gauchistes, post modernes, déconstructivistes, absconses à condition que cela s’inscrive dans un “agenda” subversif quelconque, LGBT ou autre.
On a beaucoup critiqué la manière dont à l’époque les institutions fédérales comme Pro Helvetia encourageaient des créations patriotardes, promouvant les valeurs traditionnelles conservatrices, patriarcales etc. Entre nous soit dit, à cette époque, la politique culturelle officielle, si l’on ose cette expression, commettait moins de bourdes monumentales qu’aujourd’hui où cette politique est tout aussi conformiste et bien pensante qu’alors, avec la seule différence qu’elle encourage une idéologie opposée à celle qui prévalait dans les années cinquante.
Pour ma part je pense qu’il est tout à fait vain d’attendre le moindre goût artistique ni la moindre originalité venant d’une commission fédérale. C’est tout à fait impossible. La Berne fédérale a beaucoup de qualités, mais par nature les équilibres fédéraux empêchent toute audace et tout talent. La seule chose qu’on puisse attendre d’un département fédéral de la culture serait une bonne gestion des riches collections de nos musées, l’entretien des monuments historiques, etc.
À mon avis, seul un prince, et en plus un prince doué, comme Laurent de Médicis ou Louis XIV, peut jouer avec succès le rôle de mécène. Louis XIV pouvait se permettre le luxe de protéger Molière contre les cabales, des dévots, des femmes savantes, des précieuses etc. Un Alain Berset est l’otage des dévots et des précieuses d’aujourd’hui, qui sont les lobbies politiquement corrects: féministes, LGBT, multiculturalistes, etc., qui stérilisent toute créativité et intimident les artistes, car les vrais artistes sont forcément politiquement incorrects.
Donc à mon avis, ce serait mieux de couper complètement les budgets culturels et faire confiance aux mécènes privés, dont certains peuvent être des gens d’esprit.
Merci Gustave, pour votre intervention détaillée, et votre point de vue tout à fait défendable, en particulier pour le conformisme branchouillard qui sévit depuis de longues années dans ce qui est subventionné par ces deux entités. Mon article était axé sur le fait qu’en Suisse 1) on ne voit pas qu’une vraie culture spécifiquement suisse existe, qui s’exprime en 4 langues (et non 4 cultures différentes qui se côtoient en s’ignorant) 2) on ne considère toujours pas la culture comme une donnée importante, à la fois facteur d’unité et image de marque, qui, en plus peut être économiquement rentable (on le voit bien avec le secteur des jeux vidéos qu’aujourd’hui Pro Helvetia promeut, mais aussi avec le cinéma, financé par l’Office fédéral de la culture). Partant de ce constat, je trouverais beaucoup plus rationnel de réunir ces 2 organismes (à quoi s’ajoute ‘Présence suisse, financé sur le budget du Département fédéral des Affaires étrangères) afin de promouvoir la culture suisse à des niveaux plus ambitieux. On peut toujours rêver ?