Si je te tutoie, tu gobes ?

Selon les dernières tendances, si je te dis « tu », tu devrais me lire, ô toi, jeune entre 15 et 30 ans habitant en Suisse et de langue française. En te tutoyant, je te racole, comme on te racole partout maintenant pour que tu achètes.

Je t’explique : dans les métiers de la publicité, il y a des gens qui sont payés des fortunes par de grandes entreprises ou tout type d’organisme pour te vendre quelque chose ou te faire passer un message.

Pour ça, on paie très cher des consultants genre « Marketing Manager », « Community Manager Expert » ou « Social Media Influencer » (ne t’inquiète pas si tu ne comprends pas tout, c’est de l’anglo-saxon, c’est professional).

Ces consultants disent qu’on doit s’adresser à toi en te tutoyant pour que tu ne te sentes pas mélangé avec les vieux et pour que tu te sentes concerné.

Ils assurent que tu es une nouvelle catégorie sociale différente des autres, un nouveau consommateur et un segment porteur du marché. Il faut qu’on s’adresse à toi dans ce qu’on croit être ton langage.

Je ne sais pas si ça marche vraiment.

D’abord ces consultants, si tu veux mon avis, ils sont déjà largués par rapport à ta génération.

C’EST POUR TOI MAIS T’ES PAS LÀ

D’après ce qu’on sait, tu ne regarde pas la télé, tu ne lis pas les journaux, tu télécharges ta musique et tes films, tu portes souvent un casque audio et tu passes pas mal de temps sur ton smartphone à chatter par Messenger ou Whatsapp et à poster des photos de toi sur TikTok (tu as laissé tomber Instagram, et Snapchat).

Du coup, est-ce que tu regardes les affiches, tu sais ces gros cadres qui monopolisent tous les murs des gares, que tu trouves aussi dans les rues et qui proposent des trucs dépassés avec phrases, caractères et images lourdingues ?

Moi, je les vois tous les jours, ces affiches. Il y en a de plus en plus, sans compter les écrans avec les mêmes messages jusque dans les bus.

Sauf que je sais bien que ça ne s’adresse pas à moi. Dans ma tranche d’âge, on me dit vous si on veut me vendre quelque chose, sinon ça m’agresse.

C’est pavlovien, je pense tout de suite : « On n’a pas gardé les cochons ensemble ».

Remarque, j’ai la même réaction quand, dans les lettres-type ou au téléphone, des employés qui suivent scrupuleusement le protocole commercial mis au point par ces mêmes consultants me saluent d’un Bonjour, Monsieur Belluz qui se veut personnalisé et qui est une erreur de français.

Heureusement, les consultants n’ont pas encore remarqué ça, ce qui me fait gagner un temps précieux au moment de trier le courrier et les téléphones.

ON ME DIS TU MAIS C’EST POUR LE FRIC

Et c’est bien utile, crois-moi : j’ai eu le malheur de signer plusieurs pétitions pour des sujets qui me tenaient à cœur et je me retrouve avec des tas de copines larmoyantes qui me contactent depuis CAMPAX, une plateforme de pétitions en ligne.

Entre parenthèses, n’oublie pas de bien prononcer le C, sinon on tombe vite dans le tampon hygiénique et le graveleux.

Quoi qu’il en soit, même si son nom n’est pas bien choisi, les algorithmes de CAMPAX, eux, fonctionnent super bien et enregistrent tout de suite ton nom et tes coordonnées.

‘Make change happen’, comme ils disent.

En anglais, bien sûr.

Ça m’a valu des mails très tendres, comme celui d’une certaine Irene Traüber :

« Salut Sergio

En t’écrivant cette lettre, je suis assise sur le balcon de notre maison coopérative sous le soleil d’hiver. Mon regard se pose sur le drapeau de l’initiative Multinationales Responsables. Je pourrais l’enlever maintenant. Mais quelque chose en moi s’y oppose : il me semble que le sujet s’épuise. » Plus loin, elle me demande, angoissée : « Sergio, peux-tu soutenir notre mouvement selon tes possibilités avec un don ? » et elle signe, toute gentille : « Avec mes salutations emplies d’espoir et mes meilleurs vœux ».

Un autre jour, toujours depuis la plateforme sympa CAMPAX, c’est Sasha Kuzmich qui m’écrit, presque désespérée :

« Durant toutes ces années comme activiste, j’ai eu de nombreuses déceptions et vécu de nombreux revers. Ce que je vis à présent est en même temps fascinant et effrayant (…) Sergio, je te demande instamment : signe notre pétition en envoie-là à tes amies et à tes connaissances. Nous avons vraiment besoin de ton aide ! »

Inutile de te dire qu’Irene et Sasha ont directement passé par la case trash.

Mais revenons à toi, qui peut-être me lis.

C’EST QUOI LE PROBLÈME ?

Tu vas me dire : où est le problème ?

Et bien tu vois, à titre personnel, ça me déplaît et, en plus, je trouve ça injuste et dégradant pour toi.

Tu es la nouvelle génération. Tu vas avoir des tas de défis à relever, comme les générations antérieures ont dû le faire et ce ne sera pas facile non plus.

Il me semble que tu as droit à un minimum de respect, en particulier si on veut que tu étudies ou que tu travailles dans certains domaines et que tu achètes des tas de trucs ou que tu t’endettes à long terme pour faire tourner l’économie nationale.

Je trouve qu’on te prend pour un crétin.

En français, quand on ne l’utilise pas pour les chiens, ce « tu » c’est normalement avec les petits enfants qu’on l’utilise, comme ils font dans le métro à Paris où on peut lire : « Attention aux portes, tu risques de te faire pincer très fort ».

Et en anglais, « you » ça veut dire « vous », ça ne veut pas dire « tu », contrairement à ce que tu pourrais déduire des séries américaines mal doublées et des publicités non traduites pour faire faussement moderne.

Avant, en anglais, il y avait aussi un « tu ». Ça se disait : « thou », comme dans la phrase « Thou shalt not kill », « Tu ne tueras point », un des dix Commandements.

En fait, en anglais, on dit « vous » à tout le monde, on ne tutoie personne. Si on veut être familier, on utilise le prénom de celui à qui on s’adresse et on adopte un vocabulaire plus informel.

Tu me diras qu’en Espagne, on utilise « tu » avec tout le monde. C’est vrai. Mais justement, c’est avec tout le monde. C’est chaleureux, c’est convivial, c’est même inclusif, on ne fait pas de différence. Et on ne manque de respect à personne, jeune ou vieux.

Et puis tu n’es pas suisse allemand, que je sache.

SCHWIZERTÜTSCH SELLS (OR NOT)

Ah bon, tu ne savais pas ?

Ce « tu » qu’on utilise pour toi, il vient aussi des grandes entreprises et des grandes agences publicitaires suisses allemandes, qui, depuis des années, font de grosses économies sur les traductions en utilisant « Google Translate ».

Quand on ne crée pas un slogan, une marque, un produit ou un site internet uniquement en anglais – ce qui ne gêne pas le consommateur suisse allemand, en particulier celui qui vit dans son « City Center » et se prend pour un Américain –, on impose en français le « tu » qu’on utilise pour le marché suisse allemand.

Les expressions et les jeux de mots sont traduits à la lettre et sont souvent incompréhensibles en français mais quelle importance ? D’abord : 1) les consommateurs suisses francophones sont beaucoup moins nombreux, ensuite 2) de toute façon ils râlent et puis 3) c’est à Zurich que tout se décide, point barre et 4) l’anglais, ça fait cool.

Pour nous résumer : on s’adresse à toi comme si tu étais un gosse suisse allemand qui rêve d’une Amérique qui n’existe pas.

Tu connais le terme Acculturation ?

La définition c’est : « Processus par lequel un groupe humain assimile une culture étrangère à la sienne ».

Tu peux aussi dire Colonisation, c’est la même chose.