Politique, l’Eurovision ? Sans blague !

Sur les réseaux sociaux, c’est l’émeute : « Aucun point pour la Suisse de la part du public, c’est incompréhensible », s’énerve une facebookienne qui rajoute encore : «Un nombre de points jamais obtenu dans l’histoire de l’Eurovision attribué à l’Ukraine ? Pourquoi ce concours puisque c’est un vote politique et non artistique ? ». Un autre met son grain de sel : « Cousu de fil pas très blanc… », alors qu’un troisième ajoute, plus philosophe (et en rimant, ce qui ne gâche rien) : « Je trouve ça d’une nullité !! Déjà en temps normal je trouve ça assez con, mais cette année c’est le pompon !! ».

On a l’air de tomber des nues alors qu’on sait bien que ce concours a toujours été plutôt kitschos que chicos, passablement nunuche et forcément politique, c’est ce qui fait son charme, il faut croire, puisque chaque année les groupies se réunissent autour du téléviseur avec bières et pizzas pour se faire la soirée Eurovision. On a même vu dans nos contrées un performer, Massimo Furlan, nous refaire le concours de 1973 avec notre Patrick Juvet national qui nous chantait, allez youpiii, « Je vais me marier », alors que le mariage gay n’était pas encore légal.

En résumé, l’Eurovision c’est donc bien un truc assez con et assez politique, et cela depuis sa naissance, où nous autres Helvètes avons notre part de responsabilité : c’est au Suisse Marcel Bezençon, longtemps directeur de Radio Lausanne puis de la Société Suisse de Radiodiffusion (SSR) qu’on doit la création de l’Eurovision en 1955, sur le modèle des grands radios crochets dans le style du très suivi Festival di Sanremo, fondé en 1951.

LA PREMIÈRE GAGNANTE : UNE SUISSESSE

La première idée politique c’était qu’on sortait d’une sale guerre et qu’on commençait à s’en remettre, alors quoi de plus rassembleur et de plus neutre qu’un concours de variétoche organisé par un Suisse, une compétition sympa voire bisounours d’où toute animosité serait exclue y compris dans les paroles et la musique ? On commencerait par sept pays d’Europe dont certains s’étaient sérieusement étripés quelques années plus tôt, l’Allemagne et la France, par exemple.

Pour qu’il n’y ait pas de susceptibilité froissée, la deuxième idée politique c’est qu’il valait mieux organiser ça en 1956 en Suisse, à Lugano, qui ferait moins germanique et davantage San Remo, et, troisième idée politique : si possible, et même si elle s’est broutée, faire gagner la Suissesse Lys Assia – Rosa Mina Schärer à la ville, née à Rupperswil en Argovie – pour ne pas faire de jaloux et que ça recommence à se taper dessus. En tout cas, pas de risque d’irritation avec son bien gentil Refrain, co-écrit par deux suisses, Émile Gardaz pour les paroles et le jazzman Géo Voumard pour la musique, devenu un tube, et le concours était lancé.

Lys Assia, qui est décédée à 94 ans il n’y a pas si longtemps (2018) était encore interviewée comme une vedette en 2016 par le quotidien barcelonais El Periódico. Il faut dire qu’elle avait beaucoup chanté à Barcelone dans différents endroits à la mode et elle aimait beaucoup cette ville. Elle expliquait, pour l’Eurovision : « C’était un projet suisse qui avait pour ambition d’ouvrir les portes de l’Europe après la guerre, pour que les gens voyagent et connaissent d’autres cultures, l’idée est géniale ! ».

L’ANNÉE PROCHAINE À MARIOUPOL

Évidemment, la politique y a toujours été présente : l’Espagne a commencé a participer – et à perdre, disent les mauvaises langues – depuis 1961, malgré la dictature de Franco qui durera jusqu’en 1975. La même année, pour équilibrer, c’est la Yougoslavie communiste qui est aussi entrée (elle disparaîtra lors de la guerre des Balkans, pour y reparaître par petits morceaux, d’abord avec la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, la Croatie et la Slovénie en 1993, puis la Serbie et le Monténégro en 2004).

Israël, qui a priori ne fait pas partie de l’Europe, est entrée dans le concours de l’Eurovision en 1973, l’année de la guerre du Kippour. La Turquie, éternelle recalée à l’Union européenne, participe au concours depuis 1975 en guise de consolation. Le Maroc y entre en 1980, on ne comprend pas bien à quel titre, mais il y a sûrement une bonne raison (politique). Quant à l’ex-bloc de l’Est, Russie comprise, il y entre dès la chute du Mur, même si la Russie en a été éjectée cette année, et on comprend bien pourquoi.

À titre personnel, je suis très content que l’Ukraine, qui participe depuis 2003, ait gagné l’Eurovision avec le groupe Kalush Orchestra : le Concours de l’Eurovision, c’est kitsch, c’est toc et c’est politique, et si ça peut redonner un peu d’espoir à un pays martyrisé qui en a urgemment besoin et à le faire se sentir déjà officiellement un peu plus intégré à l’Europe, c’est non seulement le bon moment pour le faire, c’est aussi totalement en accord avec le cahier des charges historique du Concours de l’Eurovision.

Слава Україні.

L’argent est-il neutre ?

L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.

Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?

Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?

Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?

Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe  siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.

Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.

VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…

De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.

Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…

Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.

On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.

Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent),  un article du Temps paru le 30 mars 2022  – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…

UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN

Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.

Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.

On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…

LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE

Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.

Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.

De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.

Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.

On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier,  le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».

En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.

LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?

Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.

C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.

Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…

Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).

Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.

NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE

Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.

À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).

Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide «  offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».

Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:

« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.

Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.

Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.

 

La Suisse d’en haut, la Suisse d’en bas

À en croire les chiffres officiels relayés par les médias, la Suisse, malgré la pandémie, va plutôt bien : taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, un chômage de 3% qui, selon les prévisions, devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023.

Tout baigne, en somme.

Mais alors, comment se fait-il que dans ce pays pour ainsi dire parfait il y ait encore et toujours plus de 15% de citoyennes et citoyens pauvres, soit près de 1,3 millions de personnes, 1 Suisse sur 6, qui jour après jour tirent le diable par la queue et vivent dans un terrible stress matériel et dans des conditions indignes d’un pays riche et civilisé?

LA PANDÉMIE A BON DOS

La pandémie n’a rien arrangé : le taux de pauvreté, qui était déjà en hausse avant la pandémie, s’aggrave encore plus.

Mais comme le relevait le journaliste Jacques Pilet, dans un récent éditorial du magazine Bon pour la tête (L’Euphorie du pouvoir, 24 décembre 2021), la majorité de droite aux Chambres profite de la situation pandémique et la place qu’elle occupe dans les médias et dans les têtes pour faire passer des mesures encore moins sociales qui auraient passé moins facilement en temps normal :

« Refus des importations parallèles de médicaments pour faire baisser leur prix. Balayée l’idée d’accorder la nationalité suisse à des personnes étrangères nées ici, de la deuxième et troisième génération. Suppression de l’impôt anticipé sur les intérêts et du droit de timbre. Abolition souhaitée par les milieux  immobiliers et le PLR, de la taxe sur la valeur locative. Autorisation donnée aux cantons d’établir des listes noires désignant à la vindicte les retardataires du paiement de l’assurance-maladie, pouvant être ainsi privés de soins hors des cas d’urgence. Tous heureusement ne le font pas. Mais le ton est donné : les pauvres dans la panade sont des resquilleurs potentiels, des profiteurs. »

LES CHIFFRES, ON LEUR FAIT DIRE CE QU’ON VEUT

On se repose la question : comment se fait-il que la pauvreté s’aggrave alors qu’on a eu un taux de croissance de plus de 3,5% en 2021, et qu’on prévoit pour 2022 une progression de 3% du produit intérieur brut (PIB) prévue pour 2022, et un chômage qui devrait passer à 2,4% en 2022 et 2,3% en 2023 ?

Bien sûr, pour ce qui est du taux de pauvreté ou du taux de croissance, on peut se retrancher derrière un « les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut » : on sait bien qu’en démocratie, avant chaque rendez-vous électoral, tout parti en lice, de gauche ou de droite, doit bien trouver un argument pour vendre sa marchandise, et les statistiques, manipulées judicieusement, sont un élément comme un autre à mettre en avant pour se faire élire ou réélire.

Et pas seulement les statistiques. Il y a aussi les catégories qu’on crée, les critères qu’on choisit pour décrire la réalité du pays et les mots employés pour définir ces catégories et cette réalité.

Et il y a aussi le point de vue utilisé : les convictions politiques, le niveau d’études, le niveau social sont comme la couleur des verres de lunette, qui donnent une orientation et une couleur à cette réalité, comme dirait sûrement le philosophe Spinoza.

WORDS, WORDS, WORDS

Par exemple, quand on dit « en Suisse, le taux de chômage se monte à 3% », ce qu’on dit en réalité c’est que selon les critères et les catégories choisies par l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif, le taux de chômage se monte à 3%.

Mis en regard du taux de chômage d’autres pays plus réalistes dans leur manière d’envisager la situation réelle en matière d’emploi, cela donne l’image d’un pays où il y a du travail pour tout le monde, alors que ce chiffre ne se réfère qu’au nombre de chômeurs qui ont droit à l’assurance chômage, le statut de chômeur étant un droit limité dans le temps, de 1 à 2 ans selon l’âge du chômeur. En Suisse, une fois ce droit terminé, le chômeur disparaît des statistiques.

Un chiffre plus représentatif serait celui qui regrouperait le nombre de chômeurs bénéficiant de l’assurance-chômage + ceux qui ont épuisé ce droit et qui émargent de l’aide sociale + ceux qui, pour des raisons professionnelles (accident, maladie) finissent à l’assurance invalidité en attendant qu’ils puissent toucher leur rente vieillesse + tous les demandeurs d’emploi (étudiants, personnes reprenant une activité après une pause voulue ou forcée).

J’y rajouterais encore une statistique dont apparemment on ne dispose pas et qui serait pourtant particulièrement utile pour définir des politiques sociales et, pourquoi pas, changer les priorités de l’État : combien de citoyennes et citoyens suisses, et de résidents permanents, à un degré ou un autre, touchent une aide fédérale, cantonale ou communale toutes régions confondues ? Quel pourcentage de la population cela représente-t-il ?

On aimerait bien que les partis dits de gauche nous concocte un référendum pour réviser complètement le système de statistiques et les mots utilisés afin de donner une image plus objective du pays en comparaison internationale, ce qui permettrait de prendre les mesures qui s’imposent pour faire de ce pays riche un pays plus juste et plus social pour tous ses citoyens.

CHANGER LES STATISTIQUES POUR UN PAYS PLUS JUSTE

Comme je le faisais remarquer dans un article précédent (Pauvreté en Suisse, aide sociale, crise du logement : et la Constitution, bordel) : « Selon le pourcentage de gens assistés par rapport à l’ensemble de la population, il y aurait à réfléchir sur le sens d’un système politique et économique qui préfère subventionner une grande partie de sa population plutôt que de demander des comptes aux florissantes entités privées – assurances, gérances, entreprises immobilières, en particulier – qui sont à l’origine du problème et qui, souvent, réclament systématiquement moins d’État tout en trouvant normal que l’État prenne en charge tous les dégâts collatéraux qui leur permettent de faire de juteux bénéfices. »

Alors d’accord, on sait bien qu’une partie de la prospérité suisse est aussi liée à cette carte de visite – cette carte postale – de pays à bonne croissance économique, où il est facile de licencier du personnel sans justification particulière, où les syndicats ont très peu d’impact, où le taux de chômage officiel est apparemment dérisoire, un pays riche, stable, sûr, à la monnaie forte et au taux d’imposition des entreprises très très très avantageux (plus bas qu’à Singapour, selon les derniers chiffres cités dans Le Temps au 18 janvier 2022) : ces arguments publicitaires attirent l’argent du monde entier sous forme de sièges de multinationales, de fondations de tout type, et de transferts financiers plus ou moins honnêtes, plus ou moins certifiés, sans compter les fortunes étrangères vaguement résidentes qui font du tourisme actif dans l’optimisation fiscale, comme on dit chez les comptables.

Deux Suisses très distinctes se côtoient, mais c’est la Suisse d’en haut, la Suisse officielle, qui décide de tout, celle des cadres, des hauts fonctionnaires et des politiciens, en majorité universitaires, de bonne classe moyenne aisée et qui ne comprennent manifestement rien à la réalité du citoyen de base.

Cette Suisse d’en haut peut-elle ignorer complètement la Suisse d’en bas et faire éternellement abstraction, voire continuellement punir ces plus de 15% de la population – 1,3 millions de personnes en Suisse, 1 Suisse sur 6 – qui a le malheur de ne pas correspondre au cliché publicitaire mis en avant ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas là un lien avec cette vieille conviction protestante qui assimile pauvreté et péché ?

LA FOI SOULÈVE LES MONTAGNES

Dieu merci, d’autres protestants aidés de catholiques essaient de compenser ce que l’État, c’est à dire le gouvernement suisse, c’est à dire les politiciens siégeant aux chambres et tout l’appareil administratif ne veut pas prendre en ligne de compte, ces  plus de 15% de pauvres, ces 1,3 millions de personnes qui sont là depuis longtemps et qui rament pour survivre dans ce pays riche qui les déteste et qui fait tout pour les ignorer.

 Il faut saluer le travail extraordinaire qu’accomplissent en Suisse, depuis de longues années, le Centre Social Protestant (CSP) et Caritas Suisse qui, dans leur locaux respectifs, dispensent conseils et assistance juridique pour s’orienter dans la jungle des règlements et des administrations et défendre les droits des plus démunis, offrir denrées alimentaires à moindre prix et distribuer de la nourriture pour tous les gens touchés par la misère.

Il faut aussi saluer l’initiative de Caritas qui vient de lancer un Appel pour une Suisse sans pauvreté (vous pouvez signer en ligne à l’adresse www.caritas.ch/appel) pour demander au monde politique et économique de garantir une vie digne et la sécurité sociale pour toutes les personnes qui vivent en Suisse.

Cet appel dit ceci :

« La crise du coronavirus a accru la pauvreté en Suisse et l’a rendue visible. Avant la pandémie déjà, une personne sur six (1,3 million de personnes) était en situation de pauvreté dans notre pays, ou vivait juste au-dessus du seuil de pauvreté. Toujours plus de personnes ne parviennent plus à couvrir leurs besoins vitaux par leurs propres moyens – elles ne trouvent pas d’emploi ou travaillent dans la précarité, avec des salaires trop bas, des taux d’occupation trop faibles et sans sécurité sociale. Le budget du ménage ne suffit plus à couvrir la hausse du coût du logement et des primes d’assurance-maladie. Condition indispensable pour le maintien sur le marché du travail, l’accès à la formation et à la formation continue n’est pas une évidence pour chacun. Le manque de possibilités de concilier vie professionnelle et vie familiale aggrave encore la situation en termes de pauvreté. »

Dans cet appel, Caritas Suisse souligne les 6 points fondamentaux à prendre en ligne de compte :

– Travail et salaire décent

– Égalité des chances en matière de formation

– Égalité des chances pour toutes les familles

– Système de santé accessible à tous

– Garantie du minimum vital

– Logements à prix abordable

Alors pour réconcilier Suisse d’en haut et Suisse d’en bas – cette Suisse qui a vu naître Rousseau et son Contrat Social, la solidarité des Villages Pestalozzi ou le Comité International de la Croix-Rouge (CICR) – et faire de notre pays un pays à la fois prospère, équitable et socialement ambitieux, signons des deux mains ce magnifique appel qui ne demande qu’une chose : un pays décent et dont on peut être fier.

www.caritas.ch/appel

La roue de la chance

Ça manque de pustules

Ce n’est pas un des moindres signes d’une démocratie que de permettre à ses citoyens de n’être pas d’accord avec les décisions gouvernementales, et d’autant plus dans une minuscule démocratie disciplinée comme la nôtre où les décisions gouvernementales se subdivisent en sous-groupes fédéraux, cantonaux et communaux qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux, un système avantageux pour les citoyens qui ont tout loisir de zapper les mesures et la fiscalité d’une ville ou d’un canton en allant chercher à côté ce qui manque sur place, et réciproquement.

Pendant la période difficile du covid, dès mars 2020, c’était avec un plaisir d’écolier-ère qui fait l’école buissonnière qu’on se rendait de Genève – où la plupart des magasins étaient fermés – à Nyon ou à Lausanne, dans un canton moins dictatorial, où ils restaient ouverts pour le plus grand plaisir des acheteurs-teuses compulsi-fs-ves. Jamais l’expression shop till you drop n’avait été aussi adéquate, compte tenu du degré de contagion du virus.

Pour les amateurs de restos, de cafés et de musées, et malgré le coût prohibitif d’un quelconque voyage en train sur notre territoire lilliputien, demi-tarif ou pas, on frôlait allègrement la rébellion et on narguait ouvertement les flicailles cantonales et communales romandes avec un mais si, on peut sardonique qui avait tout d’un je vous emmerde.

¡ NO PASARÁN !

Ah, cette affirmation de soi et de sa propre liberté, ce grand frisson de plaisir, cet orgasme même, quand on allait crânement siroter un Spritz du côté de Zurich ou, rebelle, visiter le Kunst Museum de Bâle pour, via Instagram, faire la nique aux copains-ines romands réduit-e-s à aller promener le chien pour prendre l’air, et tant pis si, en passant, on confortait les royaumes suisses allemands, majoritaires, dans leur conviction profonde que les malades, les décès et les confinements subséquents dans leurs colonies francophones et italophones étaient à mettre sur le compte d’une incorrigible et proverbiale incurie latine.

Que de bons moments, sur les réseaux sociaux et ailleurs, à injurier les pauvres imbéciles qui, après une longue pénurie de masques, décidaient, serviles, de suivre les nouvelles consignes sanitaires et, dans les transports publics, de porter sagement le masque, ce masque que les autorités fédérales, faute d’avoir prévu les stocks nécessaires, leur avait juré précédemment être complètement inutile, témoignages d’expert-e-s à l’appui.

D’insignes représentant-e-s de notre élite intellectuelle et artistique, sur les réseaux sociaux, s’en donnaient à cœur joie dans le geste libertaire avec leurs selfies aux visages dénudés, ou avec le masque sous le menton, ou encore avec d’autres masques plus caricaturaux voire même leur simple bobine grimaçante, le tout accompagné d’un doigt d’honneur qui avait tout d’une déclaration de guerre virtuelle et d’un cocktail Molotov qu’on lançait au cyberspace en sirotant fièrement son gin tonic : Ça ira, ça ira, ça ira ! ¡ El pueblo unido jamás será vencido !  ¡ No pasarán !

ROUSSEAU, VOLTAIRE, CHE GUEVARA, MÊME COMBAT

Comme les réactions ne se faisaient pas attendre, et qu’on avait plus de temps libre que d’habitude vu la situation, on disposait de journées et de nuits entières pour  conspuer les moutons, pour exhiber son intelligence, pour laisser libre cours à sa liberté de pensée qu’aucune censure ne parviendrait jamais à museler, pour expliquer crânement sa position in-dé-bou-lon-nable, pour se réclamer du bon sens par définition peu répandu en particulier parmi la masse de crétins qui suivaient les consignes.

On faisait circuler des vidéos qui prouvaient par X + Z que tout ça était une grosse farce que la dictature utilisait pour mettre le peuple en esclavage et donner du fric aux entreprises pharmaceutiques et à Bill Gates (ce n’est pas pour rien qu’il s’était offert l’OMS). On ressortait son tee-shirt du Che. Les plus cultivés faisaient appel à Rousseau et à Voltaire et soulignaient que ni l’un ni l’autre n’étaient fautifs. On citait la Déclaration des Droits de l’Homme et la Défense des Peuples Autochtones.

Toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, les membres du parti de droite majoritaire en Suisse réclamaient qu’on refasse du fric comme avant, qu’on rouvre tout et que ça saute, que les gens n’avaient qu’à aller travailler, que l’individu n’est rien, que de toutes façons on meurt et que c’est la collectivité – économique surtout – qui compte.

Plus tard, toujours en recherche de cause électorale pour se faire élire et conforter la bien-pensance de ses membres et de son élite milliardaire, ces mêmes membres du parti de droite majoritaire en Suisse utiliseraient le mouvement anti-vaccin avec une souplesse de pensée digne d’un Machiavel ou d’un Talleyrand. Qu’importe que le but du vaccin était de viser une immunité collective pour revenir à la normale et relancer enfin l’économie du pays, une des revendications précédentes de ce parti, car l’important c’était surtout de se faire élire, pas de se perdre dans des nuances peu porteuses.

PENDANT CE TEMPS-LÀ, AILLEURS

Alors bien sûr, ailleurs, dans des pays moins intelligents que le nôtre, c’est à dire le monde entier, ça saturait dans les hôpitaux, ça mourait par millions, ça bouchonnait dans les entreprises funéraires et les cimetières, et ça se confinait en veux tu en voilà, mais bon, ils ne savaient pas se gérer, c’était bien connu.

Il n’y avait qu’à voir toutes ces personnes qui, en vain, faisaient la queue pour se faire vacciner alors que certaines compagnies pharmaceutiques comme AstraZeneca, malgré les contrats juteux signés à l’avance, respectaient d’autres contrats aussi signés à l’avance mais plus juteux et donc plus prioritaires et n’arrivaient pas à satisfaire à la demande. En désespoir de cause, certains pays, en Amérique latine et en Afrique en particulier, s’étaient rués sur d’autres vaccins pour ainsi dire communistes, Sputnik ou sa version chinoises.

Rien de tout ça chez nous : on avait assez de fric pour se payer le nec plus ultra comme les Américains, des vaccins à ARN messager flambant neufs. À d’autres la camelote, à nous le hich-tech. On avait aimé les meubles Pfister, on allait adorer les vaccins Pfizer, et la modernité de Moderna avait tout pour nous plaire.

HAPPY DAYS

Mais bon, une fois le gros de la vague passée, on s’emmerdait quand même un peu, il faut bien le dire. Pour faire du bruit, le masque ça avait été, mais c’était plus, et on ne pouvait même pas compter sur un nouveau confinement obligatoire pour créer des restaurants éphémères où se retrouver en cachette et en groupe, ou pour organiser une méga-teuf sauvage, voire une partouze, histoire de décharger un peu la tension et le reste tout en faisant acte révolutionnaire.

C’est que ça nous avait rajeuni, tout ça. On était revenu avec délice à notre énergie d’ados gâté-e-s de classes moyennes aisées de pays richissime qui faisaient tout le contraire de ce que papa et maman disaient de faire. On retrouvait avec joie le plaisir de tirer la langue à la maîtresse d’école ou au prof de collège, à la Commune, au Canton, à Mamie Confédération.

Il y avait bien les combats écolos pour se défouler la moindre – on veut une circulation respectueuse de l’environnement, donnez-nous des trottinettes –, mais on  tombait vite dans des machins politiques ennuyeux où en plus il aurait fallu se documenter, alors on restait sur sa faim.

Heureusement, on avait un pays avec une longue tradition ésotérique, voire mystique que le catholicisme et le protestantisme dominants avaient exacerbée: les Anabaptistes, Johann Kaspar Lavater et sa Physiognomonie, Rudolf Steiner et les anthroposophes, les détenteurs du Secret, le Monte Verità, le Réamerment Moral, les fleurs de Bach à soixante balles la petite fiole, le Reiki, la médecine tibétaine et ayurvédique, les chakras qui faisaient continuellement des nœuds, les orties d’Yves Rocher, tout ça.

Alors quoi de mieux que de refuser de se faire vacciner pour repartir comme en 14 avec manifs, discours sur les droits de l’homme, diatribes sur les réseaux sociaux, appels à la rébellion, et tout le tintouin ? Après tout, on est en démocratie et on a le droit de faire ce qu’on veut si on a bien compris ? On va pas rentrer chez nous pour retrouver une série Netflix, alors qu’on a des tas de possibilités de faire du bruit et de se faire filmer, photographier, interviewer et analyser dans les médias qui n’ont plus les statistiques du covid pour remplir les trous ?

Et puis franchement, ce covid, vous y croyez vous ? Si ça avait VRAIMENT existé ça se saurait, non ?

Et faut pas croire, si les symptômes du covid ça avait été des pustules sur le visage, on serait tout de suite allé manifester pour qu’on ait des masques et que ce soit obligatoire pour tout le monde et partout dans le pays, et il aurait fait beau voir qu’on ne nous donne pas le vaccin auquel on a droit en tant que citoyen.

Faut être cohérent, quand même.

La roue de la chance

Y a-t-il un vague francophone dans la publicité suisse ?

C’est triste à dire, mais je ne suis pas très bon public-cible pour la publicité suisse. À la base, j’ai déjà la malchance de faire partie d’une des minorités linguistiques dont la majorité se fout complètement dans ce pays germanique qui se dit pourtant quadrilingue et qui fait partie de l’Organisation internationale de la Francophonie.

Et en plus, je ne calcule pas le nombre de fois où je n’ai pas compris exactement le message publicitaire, et le nombre de fois où je l’ai retraduit en français standard, le slogan de départ étant rédigé dans une sorte de jargon anglo-germanique à forte teneur suisse allemande, dont certains jeux de mots et associations d’idées probablement hilarants dans l’original passent mal – mais trépassent très bien – dans leurs versions simili-francophones.

INITIALES SBB

J’ai par exemple souvenir d’une publicité des Chemins de fer fédéraux (CFF en français, SBB en allemand) qui, dans l’original germanique, et dans la louable et fraternelle ambition de réunir trois des quatre cultures nationales dans une même entente ferroviaire et harmonieuse – si tous les Köbis, les Welsches et les Risottes voulaient se donner la main et le reste, leurs transports amoureux profiteraient avantageusement du demi-tarif – jouait sur les initiales de trois prénoms masculins, du style « Sergio, Bernhard und Blaise im Zug » (oui, ça fait SBB) dont la version francophone avait gardé ces mêmes prénoms, rendant le message particulièrement sybillin, alors qu’une simple adaptation du genre « Christian, François et Fabrizio prennent le train » aurait fait l’affaire et rendu justice à l’imagination du créatif d’origine et à la régie ferroviaire helvétique, qui dépense des millions pour son marketing publicitaire mais qui s’en fout un peu du résultat en français (je n’ose même pas imaginer la version italienne).

Je relevais déjà dans mon précédent article la propension des agences publicitaires suisses – c’est-à-dire suisses allemandes – à utiliser frénétiquement Google Translate ou Reverso, d’excellents programmes de traduction en ligne au demeurant, pour la version française de la Reklam nationale et à faire corriger le résultat à des cadres suisses allemands qui ont l’illusion d’être trilingue Schwytzertütsch-Hochdeutsch-Français.

Et bien, les enfants, on n’est pas sortis de l’auberge.

LE SUISSE FRANCOPHONE ? UN SUISSE ALLEMAND QUI PARLE FRANÇAIS

Exemples à l’appui, les professeurs genevois Jan Marejko et Éric Werner affirmaient déjà, dans De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande (Lausanne : L’Âge d’homme, 1981), que, selon eux, les francophones de Suisse parlent le français comme une langue étrangère.

On peut se demander s’il n’y a pas un fond de vrai dans cette affirmation, puisqu’apparemment le charabia publicitaire germano-suisse se porte comme un (mauvais) charme.

Ce qui suscite de multiples interrogations :

1) Google Translate et Reverso mis à part, est-ce que des traducteurs, si possible francophones, interviennent pour relire le résultat avant publication ?

2) Question corollaire : à combien, s’ils existent, se montent les budgets traduction des agences de publicité suisses ?

3) Malgré la formulation incompréhensible, le message publicitaire est-il reçu, voire capté ?

4) Est-ce que le niveau est si bas que personne ne remarque les erreurs, ce qui est tout de même préoccupant dans une optique minoritaire francophone ?

5) Tout le monde s’en fout et je devrais faire de même (mais n’y arrive pas parce que ça m’énerve) ?

DU FRANÇAIS TÜTSCH

Dernier exemple en date, une grande enseigne alimentaire d’origine allemande fait une énorme pub, ces temps-ci, pour le bien-être de ses employé(e)s, avec des conditions de travail – salaires plus élevés, congé paternité de quatre semaines – plus humaines que ses concurrentes et tant mieux pour le personnel.

On y voit la photo d’un et d’une employé(e) se poser la question : « Comment FIRMETRUCMUCHE le rend-il possible ? »

On comprend bien le message. On comprend aussi que c’est une traduction littérale de quelque chose comme : « Wie ÖPISFIRMA mag [macht?] es möglich ? ».

Un francophone aurait écrit, dans un langage familier avec une touche d’humour, quelque chose du style : « Quatre semaines de congé paternité ? Mais comment ils font chez FIRMETRUCMUCHE ? ».

Remarquez, là au moins on comprend quelque chose, mais prenez les affiches pour les apprentissages au sein de la grande enseigne de transports nationaux dont je vous parlais plus haut. On y lisait il y a peu : « De mes propres mains, j’ai rapproché le Valais du Lac Léman. » qui, à part le sens général assez vague, sentait son Zurichois d’origine qui se sent obligé de préciser que c’est un lac là où un autochtone parlerait du Léman tout court.

Une autre enseigne de transports, plus ailée – mais pas plus zélée, hélas – se  présentait ainsi avant la pandémie : « Les rooftops ne sont plus à la mode. Sauf ceux au 3457e étage. » À part le lien qu’il faut faire entre l’altitude de l’étage avec celle du zinc, j’avais tiqué sur ces « rooftops » qui doivent être plus courants en Suisse allemande que nos bêtes terrasses sur le toit, et encore plus, dans cette phrase précise, sur ce « au » 34557e étage plutôt que « du »  34557e.

L’INFLUENCE DE FREUD ET DE GROUCHO MARX

Dans la publicité suisse, il y aurait toute une étude – et même toute une psychanalyse – à faire sur les associations d’idées, lexicales et visuelles, et leur relation avec les quatre langues nationales.

J’en veux pour preuve un slogan pour un autre apprentissage qui disait : « Apprends coiffeur, deviens biologiste » avec la photo d’un blaireau (celui du coiffeur, pas l’animal) à côté d’une autruche de même couleur. Si j’étais apprenti coiffeur ou apprenti biologiste, je ne saurais pas comment je devrais le prendre.

Certains se souviendront aussi des slogans bizarres d’une marque de bricolage qui envoyait ses employé(e)s se faire voir ailleurs à l’aide de citations que Groucho Marx n’aurait pas désapprouvées, et avec des guillemets allemands : “Avec ce sourire, il pourrait aussi aller à Hollywood.„

Tout récemment, une marque de voiture nous ordonne de manière très germanique : « Découvrir maintenant » alors qu’un « À découvrir  maintenant » aurait été un peu plus français et un peu moins autoritaire.

 

Une boutique gastronomique allèche le chaland avec un « Faites saliver vos papilles gustatives » qui le plonge dans des abîmes de réflexion : est-ce que les papilles gustatives salivent ?

À Lausanne, et toujours dans la gastronomie, on lit un grand : RESTAURANT OUVERT À L’EMPORTER sans ponctuation, et on se dit « Chic, on peut emporter le resto ! ».

MAIS QUE FAIT L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE ?

Et, une foule de questions m’assaillent :

1) Pourquoi le mauvais français des publicités suisses se maintient-il et prospère-t-il depuis tant d’années et sur tous les supports, notamment à la télévision publique, où le doublage en français lourdaud est de rigueur, avec syntaxe exotique et insertion obligée de certains termes improbables du type « avantageux », modulable en « toujours avantageux », « si avantageux » ou « toujours si avantageux » ?

Pour une étude plus poussée encore, je ne saurais trop vous conseiller de visionner la brillante vidéo explicative – jamais égalée à ce jour – de l’humoriste suisse Yann Marguet sur le processus créatif lié à la fabrication de la pub nationale (c’est à la minute 2 :43 jusqu’à la minute 5 :50).

2) Qui sont les stars de la pub télévisée, ce comédien et cette comédienne qui assurent à eux seuls une grande partie des versions francophones de la réclame suisse allemande ? A mon avis, dans une centaine d’année, l’espace publicitaire Coop va devenir culte au même titre que les photos de la Mob ou celle du pâtre Appenzellois à boucle d’oreille.

3) Est-ce qu’on dispose d’études marketing et statistiques précises sur la composition socio-culturelle du public visé et sur l’efficacité de ces publicités ?

4) Est-ce que survivent encore des traducteurs allemand-français dans la pub suisse, et, si c’est le cas, est-ce que les agences de publicité et les entreprises, régies fédérales comprises, les font travailler ?

5) Est-ce que l’Office fédéral de la culture, chargé entre autres de promouvoir les quatre langues nationales, ne pourrait pas intervenir pour faire respecter au minimum l’intégrité, l’originalité et la beauté de chaque langue ?

Et non, je vous rassure, l’anglais n’est pas encore officiellement une langue nationale, donc, une fois finie la pandémie, on va pouvoir retourner danser au Main Floor du MAD de Lausanne – « 4 dancefloors, 5 floors, 1 restaurant. More than 1’800 m2… » – ou  siroter un daiquiri dans son Jetlag Club, et continuer à se goinfrer de « New Orleans Special » au fastfood du coin, ou, pour les plus sélects, se choisir un Swiss Wine au Manor Food après un jogging où notre Samsung Gear Fit mesure notre fréquence cardiaque (profitez des « Super Sale » régulières).

Take care, guys.

Si je te tutoie, tu gobes ?

Selon les dernières tendances, si je te dis « tu », tu devrais me lire, ô toi, jeune entre 15 et 30 ans habitant en Suisse et de langue française. En te tutoyant, je te racole, comme on te racole partout maintenant pour que tu achètes.

Je t’explique : dans les métiers de la publicité, il y a des gens qui sont payés des fortunes par de grandes entreprises ou tout type d’organisme pour te vendre quelque chose ou te faire passer un message.

Pour ça, on paie très cher des consultants genre « Marketing Manager », « Community Manager Expert » ou « Social Media Influencer » (ne t’inquiète pas si tu ne comprends pas tout, c’est de l’anglo-saxon, c’est professional).

Ces consultants disent qu’on doit s’adresser à toi en te tutoyant pour que tu ne te sentes pas mélangé avec les vieux et pour que tu te sentes concerné.

Ils assurent que tu es une nouvelle catégorie sociale différente des autres, un nouveau consommateur et un segment porteur du marché. Il faut qu’on s’adresse à toi dans ce qu’on croit être ton langage.

Je ne sais pas si ça marche vraiment.

D’abord ces consultants, si tu veux mon avis, ils sont déjà largués par rapport à ta génération.

C’EST POUR TOI MAIS T’ES PAS LÀ

D’après ce qu’on sait, tu ne regarde pas la télé, tu ne lis pas les journaux, tu télécharges ta musique et tes films, tu portes souvent un casque audio et tu passes pas mal de temps sur ton smartphone à chatter par Messenger ou Whatsapp et à poster des photos de toi sur TikTok (tu as laissé tomber Instagram, et Snapchat).

Du coup, est-ce que tu regardes les affiches, tu sais ces gros cadres qui monopolisent tous les murs des gares, que tu trouves aussi dans les rues et qui proposent des trucs dépassés avec phrases, caractères et images lourdingues ?

Moi, je les vois tous les jours, ces affiches. Il y en a de plus en plus, sans compter les écrans avec les mêmes messages jusque dans les bus.

Sauf que je sais bien que ça ne s’adresse pas à moi. Dans ma tranche d’âge, on me dit vous si on veut me vendre quelque chose, sinon ça m’agresse.

C’est pavlovien, je pense tout de suite : « On n’a pas gardé les cochons ensemble ».

Remarque, j’ai la même réaction quand, dans les lettres-type ou au téléphone, des employés qui suivent scrupuleusement le protocole commercial mis au point par ces mêmes consultants me saluent d’un Bonjour, Monsieur Belluz qui se veut personnalisé et qui est une erreur de français.

Heureusement, les consultants n’ont pas encore remarqué ça, ce qui me fait gagner un temps précieux au moment de trier le courrier et les téléphones.

ON ME DIS TU MAIS C’EST POUR LE FRIC

Et c’est bien utile, crois-moi : j’ai eu le malheur de signer plusieurs pétitions pour des sujets qui me tenaient à cœur et je me retrouve avec des tas de copines larmoyantes qui me contactent depuis CAMPAX, une plateforme de pétitions en ligne.

Entre parenthèses, n’oublie pas de bien prononcer le C, sinon on tombe vite dans le tampon hygiénique et le graveleux.

Quoi qu’il en soit, même si son nom n’est pas bien choisi, les algorithmes de CAMPAX, eux, fonctionnent super bien et enregistrent tout de suite ton nom et tes coordonnées.

‘Make change happen’, comme ils disent.

En anglais, bien sûr.

Ça m’a valu des mails très tendres, comme celui d’une certaine Irene Traüber :

« Salut Sergio

En t’écrivant cette lettre, je suis assise sur le balcon de notre maison coopérative sous le soleil d’hiver. Mon regard se pose sur le drapeau de l’initiative Multinationales Responsables. Je pourrais l’enlever maintenant. Mais quelque chose en moi s’y oppose : il me semble que le sujet s’épuise. » Plus loin, elle me demande, angoissée : « Sergio, peux-tu soutenir notre mouvement selon tes possibilités avec un don ? » et elle signe, toute gentille : « Avec mes salutations emplies d’espoir et mes meilleurs vœux ».

Un autre jour, toujours depuis la plateforme sympa CAMPAX, c’est Sasha Kuzmich qui m’écrit, presque désespérée :

« Durant toutes ces années comme activiste, j’ai eu de nombreuses déceptions et vécu de nombreux revers. Ce que je vis à présent est en même temps fascinant et effrayant (…) Sergio, je te demande instamment : signe notre pétition en envoie-là à tes amies et à tes connaissances. Nous avons vraiment besoin de ton aide ! »

Inutile de te dire qu’Irene et Sasha ont directement passé par la case trash.

Mais revenons à toi, qui peut-être me lis.

C’EST QUOI LE PROBLÈME ?

Tu vas me dire : où est le problème ?

Et bien tu vois, à titre personnel, ça me déplaît et, en plus, je trouve ça injuste et dégradant pour toi.

Tu es la nouvelle génération. Tu vas avoir des tas de défis à relever, comme les générations antérieures ont dû le faire et ce ne sera pas facile non plus.

Il me semble que tu as droit à un minimum de respect, en particulier si on veut que tu étudies ou que tu travailles dans certains domaines et que tu achètes des tas de trucs ou que tu t’endettes à long terme pour faire tourner l’économie nationale.

Je trouve qu’on te prend pour un crétin.

En français, quand on ne l’utilise pas pour les chiens, ce « tu » c’est normalement avec les petits enfants qu’on l’utilise, comme ils font dans le métro à Paris où on peut lire : « Attention aux portes, tu risques de te faire pincer très fort ».

Et en anglais, « you » ça veut dire « vous », ça ne veut pas dire « tu », contrairement à ce que tu pourrais déduire des séries américaines mal doublées et des publicités non traduites pour faire faussement moderne.

Avant, en anglais, il y avait aussi un « tu ». Ça se disait : « thou », comme dans la phrase « Thou shalt not kill », « Tu ne tueras point », un des dix Commandements.

En fait, en anglais, on dit « vous » à tout le monde, on ne tutoie personne. Si on veut être familier, on utilise le prénom de celui à qui on s’adresse et on adopte un vocabulaire plus informel.

Tu me diras qu’en Espagne, on utilise « tu » avec tout le monde. C’est vrai. Mais justement, c’est avec tout le monde. C’est chaleureux, c’est convivial, c’est même inclusif, on ne fait pas de différence. Et on ne manque de respect à personne, jeune ou vieux.

Et puis tu n’es pas suisse allemand, que je sache.

SCHWIZERTÜTSCH SELLS (OR NOT)

Ah bon, tu ne savais pas ?

Ce « tu » qu’on utilise pour toi, il vient aussi des grandes entreprises et des grandes agences publicitaires suisses allemandes, qui, depuis des années, font de grosses économies sur les traductions en utilisant « Google Translate ».

Quand on ne crée pas un slogan, une marque, un produit ou un site internet uniquement en anglais – ce qui ne gêne pas le consommateur suisse allemand, en particulier celui qui vit dans son « City Center » et se prend pour un Américain –, on impose en français le « tu » qu’on utilise pour le marché suisse allemand.

Les expressions et les jeux de mots sont traduits à la lettre et sont souvent incompréhensibles en français mais quelle importance ? D’abord : 1) les consommateurs suisses francophones sont beaucoup moins nombreux, ensuite 2) de toute façon ils râlent et puis 3) c’est à Zurich que tout se décide, point barre et 4) l’anglais, ça fait cool.

Pour nous résumer : on s’adresse à toi comme si tu étais un gosse suisse allemand qui rêve d’une Amérique qui n’existe pas.

Tu connais le terme Acculturation ?

La définition c’est : « Processus par lequel un groupe humain assimile une culture étrangère à la sienne ».

Tu peux aussi dire Colonisation, c’est la même chose.

De l’art contemporain suisse et des seins salvateurs

Une amie me parlait de sa filleule, étudiante dans une école d’art quelque part en Valais qui, répondant à la question au sujet du type de technique – peinture à l’huile, aquarelle, encre, dessin, sculpture… – qu’elle était en train d’étudier, lui avait répondu, un brin méprisante, que tout ça c’était dépassé, qu’aujourd’hui on n’avait plus besoin de tout cet apprentissage pratique, que dans cette école on étudiait la mise sur pied de concepts artistiques qu’on faisait ensuite exécuter par d’autres.

On ne s’étonne plus alors, à des niveaux officiels, d’une certaine vacuité artistique et culturelle, malgré l’attention médiatique que toute (fausse) provocation occasionne, et qui permet de délirante descriptions en un jargon anglo-techno-philosophique qui, apparemment arrive à cacher la merde au chat, en tout cas pour une certaine couche branchée (et friquée) de la population, qui se targue de culture, aime s’entendre parler en jargon qu’elle ne comprend pas tout à fait mais qui fait très chic, et craint toujours d’être larguée par une avant-garde devenue depuis longtemps obsolète mais qui dure pourtant depuis plus de cinquante ans…

LE BLABLART TEL QU’IL SE PARLE

J’en veux pour preuve la description d’un long serpent en fer forgé du sculpteur Valentin Carron, qui parcourait tout le pavillon suisse de la 55e Biennale de Venise en 2013, dont la présentation disait ceci :

« Riche en pronoms personnels, le titre de l’oeuvre You they they I you rappelle lui-même les sinuosités que le serpent décrit dans les salles d’exposition tout en renvoyant au rapport entre oeuvre, spectateur, auteur et espace. Il s’agit ici aussi d’une forme d’appropriation puisque l’oeuvre s’inscrit comme la réinterprétation d’une grille couvrant la fenêtre d’un immeuble de Zurich datant du début du XXe sicle et qui abrite un poste de police. »

Plus loin, on vante l’originalité de l’artiste qui change souvent et volontiers de registre et qui n’a pas son pareil « pour faire cohabiter dans le même espace brutalité et élégance. Le vélomoteur Ciao Piaggio dans la cour du pavillon est le reflet de cette attitude dans laquelle les contrastes cohabitent de manière fructueuse. » On souligne le fait que Valentin Carron a réparé, pardon « restauré », le vélomoteur, ce qui l’a plongé dans des abîmes de réflexions :

« Par le biais de cet objet, Carron se heurte à tous les problèmes liés à un processus de restauration. Jusqu’à quel point faut-il chercher l’original ? Jusqu’où peut-on ou doit-on aller ? Le résultat s’approche de ce que l’on pourrait définir comme un ready-made modifié, mais il est surtout un hommage à une culture industrielle en voie de disparition dans l’Europe d’aujourd’hui. En ce sens, le Ciao n’est pas seulement une icône pop. Il devient véritablement un monument auquel associer, en plus de souvenirs d’adolescent, et un siècle après le futurisme, des idées de rapidité et de modernité. »

Oui, tout ça.

C’EST COMBIEN POUR UN-E PERFORMEUR-EUSE ?

À la Biennale de Venise édition 2019, le pavillon suisse présentait cette fois Moving Backwards qui, selon le texte affiché en plusieurs langues, explorait « des pratiques de résistance, combinant chorégraphie postmoderne et danse urbaine avec des techniques de guérilla ainsi que des éléments de la culture underground queer. Une installation filmique, avec cinq performeur-euse-s issu-e-s de différents milieux de la danse, complexifie la notion de mouvements en arrière ainsi que leur signification temporelle et spatiale. »

Dans cette vidéo projetée sur place, les déplacements sont faits à l’envers et en plus inversés numériquement, « créant ainsi des doutes et des ambiguïtés quant à l’installation dans son ensemble ».

Plus loin, on explique que « Dans un environnement évoquant une boîte de nuit qualifiée par les artistes d’abstract club, cette expérience, troublante due à l’incertitude temporelle et spatiale, s’enrichit d’un instant de réflexion sur les politiques planétaires de ‘marche arrière’, avec des lettres adressées au public par divers artistes, auteur-e-s, chorégraphes et universitaires dans un journal. »

Effectivement, une lettre en anglais était aussi exposée à l’entrée, présentée en caractères de machine à écrire par Renate et Pauline, deux des performeuses, qui disent franchement, in english : « Dear visitor, we do not feel represented by our governments and do not agree with decisions taken in our name. »

D’accord ou pas d’accord avec le gouvernement, on aimerait bien savoir combien ont été payé les performeur-euse-s, histoire de comprendre à combien se chiffre en francs Pro Helvetia un artistique désaccord avec l’État.

IL LEUR FAUDRAIT UNE BONNE GUERRE (OU UNE PANDÉMIE)

La Première Guerre Mondiale a eu pour résultat de rendre ridicule toute une littérature – Paul Bourget, Maurice Barrès, Anna de Noailles, Robert de Montesquiou – et de lancer des auteurs comme Proust, Cocteau, Morand, Colette, plus en phase avec leur époque, tout comme elle a relégué toute une école d’artistes académiques et officiels, permettant l’éclosion du cubisme et du surréalisme avec Picasso et Dalí.

La Deuxième Guerre Mondiale a à nouveau bousculé tout le monde intellectuel, artistique et social et l’entre-deux guerre, et a permis l’arrivée de Camus, de Sartre ou de de Beauvoir. En parallèle, le rajeunissement de la population a favorisé l’abstraction et, plus tard le Pop Art.

Est-ce qu’en Suisse et dans le monde, la profonde crise actuelle, tant sanitaire que politique et économique, avec ses terribles effets collatéraux et ses développements inattendus – Trump ? pas Trump ? – va réussir à nous débarrasser une fois pour toute d’un certain art contemporain devenu totalement à côté de la plaque dans sa cérébralité et son intellectualisme ?

Va-t-elle causer un gros « coup de sac » dans cette grande tombola spéculative et nous débarrasser enfin de tout ce fatras pour laisser place à des artistes plus honnêtes, plus sensuels, plus sensibles à leur environnement, aux divers matériaux, aux couleurs, plus joyeux aussi, plus humains ?

DES SEINS À DESSEIN : LE RETOUR DES MUSES, ENFIN !

C’est ce que je me disais en visitant, à l’Espace Arlaud à Lausanne, la quatrième édition de l’exposition Des seins à dessein mise sur pied par la Fondation Francine Delacrétaz et visible jusqu’au 8 novembre 2020.

À part une installation incompréhensible, quelques sculptures/structures conceptuelles bien ennuyeuses et des tapisseries et des bibelots dont on aurait pu se passer (mais c’est subjectif), on y respire enfin comme un nouvel air du temps, frais, facétieux, coloré, sensuel, élégant, rêveur avec une majorité d’œuvres réalisées ces dernières années.

Ce sont les extraordinaires encres de chine de la grande Francine Simonin, tout imprégnées d’art calligraphique chinois, la mosaïque à la romaine à motifs en forme de seins de Guillaume Pilet, les gravures très oniriques et faussement désuètes de Mathias Forbach, ce sont les spectateurs-voyeurs cachés derrière des stores pastels de Sarah Margnetti, c’est l’Ophélie modernisée de Marie Taillefer, ce sont les ciels de feuilles d’Olivier Christinat, c’est l’hommage floral à Warhol de Jessica Russ, c’est l’orchidée raffinée et presque orientale de David Weishaar, ce sont la série des Tartans du facétieux Stéphane Zaech ou encore les extraordinaires portraits ambivalents d’Erwan Frotin, tout simples et flamboyants à la fois.

Une nouvelle génération d’artistes moins cérébraux, moins intellectuels, qui ne cherchent pas à donner des leçons de morale et davantage à jouer sur les couleurs, les jeux optiques, les détournements, se lâchant dans le délicieux plaisir de la création, en somme.

On a envie de dire un grand merci à Francine Delacrétaz, qui, en 2006, pour le catalogue de la première édition de Des seins à dessein – le but de la Fondation est de récolter, par la vente de ces œuvres, des fonds qui permettent ensuite de soutenir des patientes du cancer du sein dans un projet qui leur tient à cœur et qu’elles ne peuvent financer – écrivait ceci : « Puisque l’Art doit au corps féminin quelques-uns de ses plus grands chefs-d’œuvre, quelques-uns de ses plus grands artistes, n’est-il pas juste de leur demander de l‘aide lorsque leurs muses sont blessées ? »

Des seins à dessein 2020, 4e édition. Jusqu’au 8 novembre 2020 à l’Espace Arlaud, à Lausanne

Du 14 au 23 août, un tout nouveau festival de musique pour permettre aux artistes de se produire : allez-y !

En Suisse comme partout, la crise du coronavirus touche tous les corps de métier, et les dégâts sont terribles pour l’ensemble des arts de la scène. Toutes les catégories d’artistes, de techniciens, d’organisateurs et de lieux de présentation sont touchées.

Il est important de soutenir tous les événements et toutes les initiatives qui permettent aux artistes de se produire et aux arts de la scène d’exister.

Ce n’est pas facile, il faut rapidement et dans des conditions difficiles, mettre sur pied un programme qui s’adapte à de nouveaux formats et qui permette aux artistes de se produire dans de bonnes conditions pour offrir le meilleur d’eux-mêmes à un public qui, en toute sécurité, assiste au concert dans le respect de toutes les mesures sanitaires, entre public limité à 80 personnes, hygiène des mains, distanciation sociale et port du masque.

LA MUSIQUE AU VERGER

C’est pourquoi il faut saluer L’Été au verger, un tout nouveau festival qui a lieu du vendredi 14 au dimanche 23 août 2020 au Petit-Veyrier (GE) dans le verger d’une très belle propriété privée.

La responsable de la petite équipe, l’historienne et professeure de piano genevoise Corinne Walker, explique la démarche : « Pendant le confinement, nous avons voulu redonner espoir aux jeunes musiciens et artistes professionnels de la scène genevoise.  Nous avons alors créé l’association L’Eté au verger pour mettre sur pied ce festival plein de découvertes artistiques. Vu l’urgence dans laquelle nous avons dû travailler et l’absence de soutien financier des traditionnelles fondations culturelles, nous comptons sur la présence du public, sur le bouche à oreille et les réseaux sociaux et sur un soutien direct sur le compte de notre association, dont les coordonnées se trouvent sur notre site internet, créé tout exprès pour l’occasion. »

Les réservations sont obligatoires par email ([email protected])  via le site internet : https://www.eteauverger.com

AU PROGRAMME

Vendredi 14 août :

19.00 Quatuor Emrys (musique classique)

21.00 Mimoji (musique du Cap-Vert et bossa nova)

Samedi 15 août :

20.00 Caroline Gasser & Quatuor Arteo (lecture classique)

Dimanche 16 août :

17.00 Barlovento trio (latino)

Mercredi 19 août :

19.00 Zéphyr (jazz-baroque)

21.00 Forever overhead (folk-pop)

Jeudi 20 août

20.00 Crome (jazz)

Vendredi 21 août

18.00 Concert de fin de stage

21.00 Nomadim (jazz nomade)

Samedi 22 août

19.00 Anouchka Schwok & Benjamin Faure (chant classique)

21.00 Les Floxx & co (folk/latino)

Dimanche 23 août

17.00 Ajar (Création littéraire)

19.00 Operami (airs d’opéra)

Une apocalypse de série B ?

Dans le monde entier, pour les médias comme pour les réseaux sociaux, pour les états comme pour la société civile, ce coronavirus, ou plutôt cette (féminin) Covid-19, aura au moins servi d’excellent MacGuffin, comme dirait Alfred Hitchcock.

MACGUFFIN

MacGuffin ? Mais oui, vous savez, cette astuce de scénario (des plans secrets, un collier mystérieux, un trésor caché…)  qui permet le déroulement de l’histoire, sert de prétexte à faire un portrait de société, et révèle les personnages qui y sont confronté.

Une grande partie des films et des séries télévisées, américaines en particulier, doivent leur succès au MacGuffin, à commencer par le célébrissime et culte L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) – The Invasion of the Body Snatchers, « L’Invasion des dérobeurs de corps », le titre original, est plus parlant –, mais aussi, en 1968, le glauque Les Envahisseurs (« David Vincent les a vus »).

Dans les deux cas, l’humanité est confrontée à une invasion secrète et meurtrière d’extraterrestres s’emparant insidieusement de la Terre, ce qui crée un terrible climat d’angoisse – on sait qu’ils sont là mais on ne sait pas qui en est – et révèle les comportements humains face au danger (la peur, la lâcheté, la solidarité, le courage, le sacrifice). Ça vous rappelle quelque chose ? Remplacez invasion extraterrestre par Covid-19 et vous aurez un résumé de l’air du temps.

Dans mon Journal je notais ceci, au 10 mars 2020 : « Une ambiance de fin du monde, ces temps-ci, une épidémie, le ‘coronavirus’, partie d’une région de Chine, s’est rapidement propagée partout et panique le monde entier : on n’a pas de vaccin pour l’instant, le nombre de personnes affectées augmente rapidement, certains pays sont très touchés, la Chine d’abord, mais aussi l’Italie, avec quelque chose comme 300 morts. Les mesures prises (isolement, mesures d’hygiène) n’ont pas endigué l’épidémie. La France était en alerte 2, l’Italie interdit aux habitants du Piémont et du Veneto de sortir du pays (mais les frontaliers peuvent aller travailler en Suisse, on se demande bien pourquoi ?). En Italie, c’est à un tel niveau que les médecins disent choisir qui va recevoir un traitement en priorité. Autant dire que les vieux ne vont pas être la priorité… ».

À CHAQUE COMMUNAUTÉ SON APOCALYPSE

Ce cruel MacGuffin épidémique, aura permis de constater que l’angoisse – et le secret désir, peut-être – de l’Apocalypse n’est pas en contradiction avec le maintien de tous les communautarismes possibles.

Les religieux sectaires y ont vu une punition pour toute une série de péchés impardonnables, dont l’homosexualité (elle même un virus contagieux, c’est bien connu).

De son côté, le collectif LGBTQ+ a sonné l’alarme au sujet des effets collatéraux du coronavirus sur les jeunes gays confinés dans leurs familles.

Les féministes ont souligné que les pays où la situation avait été la mieux gérée étaient des pays dirigés par des femmes, tout en poussant un cri d’alarme au sujet du danger accru de violence domestique en période de confinement.

Les nationalistes ont partout souligné avec vigueur que les mesures prises étaient bien meilleures et bien plus intelligentes dans leur propre pays que dans tous les autres pays.

Les anti-nationalistes ont rétorqué que pas du tout, que des pays bien plus efficaces – la Chine, la Corée ou Singapour – avaient osé braver leur opinion publique respective et prendre les décisions adéquates.

Les évangélistes-conservateurs ont loué la politique de non-intervention absolue du Président Trump aux États-Unis comme du président Bolsonaro au Brésil, où l’on a le courage de viser l’immunité de groupe en laissant Dieu reconnaître les siens.

Quant aux écologistes, climatologues, éthologues, spécistes, végétariens, végétaliens, vegans ou encore allergiques au gluten – et même si on sait bien que les virus sont vieux comme le monde et qu’ils sont aussi dévastateurs et meurtriers pour la nature et pour les animaux que pour les hommes – l’arrivée de cette pandémie leur aura au moins permis de se lâcher et d’y voir une punition méritée que l’homme aura bien cherchée avec sa surpopulation, ses activités économiques, sa mondialisation, sa pollution et sa cruauté envers la nature et les animaux.

Les mêmes feront remarquer à juste titre qu’on a enfin pu voir des montagnes depuis le centre de New Delhi, que le ciel de Londres s’est complètement dégagé, que Los Angeles a retrouvé son vrai visage d’infinie banlieue pavillonnaire, que les dindons sont allés faire du shopping à la 5e Avenue, qu’une kangouroute a vidé sa poche en plein Opéra de Sidney, que Nessie a sorti sa petite tête au long cou pour scruter les rives de son Loch, qu’un dahu a parcouru en diagonale les pentes du Cervin et que de multiples dauphins se sont chamaillés, joyeux, dans les canaux de Venise, dans le port de Barcelone, et même du côté des Bains des Pâquis, à ce qu’il paraît (mais le témoin qui me l’a rapporté y a aussi vu des éléphants roses).

DES CHIFFRES, ENCORE DES CHIFFRES, TOUJOURS DES CHIFFRES

Cette impression de fin du monde a été particulièrement accentuée par un des premiers effets collatéraux de cette crise au niveau mondial et local : le développement, la présence continue et le constant rappel, dans les médias, réseaux sociaux compris, de courbes, d’infographies et de statistiques de malades et de morts – un peu moins des patients guéris… – sur toutes les plateformes. Une sorte de miroir morbide auquel il a été impossible d’échapper.

Un peu plus de deux mois plus tard, et en période générale de déconfinement progressif, en Europe du moins, les statistiques officielles mondiales du 22 mai 2020 de worldometers (lien)– qui valent ce qu’elles valent, sachant que les sources, les modes de calculs et les personnes inclues ou exclues diffèrent d’un pays à l’autre, sans compter les censures locales… – dénombrent 5 214 039 millions de contaminés, 2 094 143 de patients guéris et 334 997 morts. Pour l’Europe, au 16 mai, on en était, officiellement, à 1 869 225 cas et 165 407 décès.

Pour la Suisse, l’Office fédéral de la statistique, au 22 mai 2020, donne les chiffres suivants : 36 nouveaux cas pour un total de 30 694 cas et 1638 décès. Le quotidien zurichois Tages Anzeiger relevait il y a quelques jours que les morts sont répartie en 53% dans les EMS contre 47% à la maison ou dans les hôpitaux et calculait, en gros, que des 1638 décès recensés, 1560 avaient plus de 60 ans, et de ces 1560, 1120 dépassaient les 80 ans.

TOUT ÇA POUR ÇA ? OU LE MAUVAIS USAGE DES STATISTIQUES

Il fallait bien s’attendre à un retour de balancier, une fois la peur et le confinement obligatoire passés. Et ça n’a pas raté, les critiques pleuvent sur les mesures imposées par le Conseil fédéral : Quoi ? Tout ça pour une grosse grippe qui ne touche qu’1% de la population, en majorité des vieux ? Des chiffres si minables alors que des millions de gens meurent chaque jour de faim, de la malaria, d’un AVC, du cancer, etc.?

C’est sûr, dans l’absolu on peut même mettre en parallèle le nombre de morts dû à la Covid-19 avec le nombre de morts tout court et le résultat sera absolument dérisoire. Mais on peut difficilement comparer des chiffres liés à des pathologies connues, qu’on traite pendant des années et pour lesquelles on a des protocoles de soins et des médicaments avec ceux d’une épidémie inconnue à ce jour, qui fait des ravages partout en deux petits mois et pour laquelle aucun traitement et aucun vaccin n’est encore disponible.

Sous la plume de Benito Pérez, un excellent coup de gueule paru dans le Courrier du 21 mai 2020 (Le retour de la grippette, lien) corrige le tir et vient opportunément rappeler, tout comme le fait la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, dans son article Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? (lien) paru dans le BibliObs du 11 mai 2020 – notamment la Leçon no 3 intitulée : Le néolibéralisme est vraiment nuisible à la santé – que si, dès janvier, la majorité des États, Suisse comprise, avaient pris en ligne de compte la gravité de la pandémie, et si, auparavant, tout le système sanitaire public n’avait pas été sauvagement restructuré pendant des décennies sous prétexte de rentabilité économique et de New Public Management, on aurait peut-être pu éviter le confinement et ses effets désastreux sur l’économie.

À part des exceptions comme la Nouvelle-Zélande,  la Bulgarie ou Malte, qui ont pris des mesures très tôt, la situation n’a été comprise par la majorité des gouvernements qu’à la mi-mars et les systèmes sanitaires ont dû, en sous-effectif chronique, faire face à une épidémie inconnue, sans vaccins, sans matériel adéquat, tant au niveau des masques pour les soignants que des appareils respiratoires disponibles pour les patients.

En Suisse, c’est donc au confinement qu’on doit ces 1% de morts (près de 2000 personnes quand même) un chiffre qui, sans mesure de confinement, serait facilement monté au dessus des 25 000, compte tenu d’une infrastructure hospitalière inadéquate et du facteur exponentiel qui fait qu’une personne malade en infecte au moins trois autres qui elles-mêmes en infectent au moins trois autres et ainsi de suite.

69, ANNÉE PANDÉMIQUE OU LA GRIPPE DE HONG KONG (DONT PERSONNE NE SE RAPPELLE)

Évidemment, une pandémie en rappelle d’autres et on ne peut s’empêcher d’aller chercher dans le passé des éléments qui éclairent le présent, notamment pour comparer à la fois l’impact de l’épidémie sur la population et l’utilité des mesures qui avaient été prises pour se protéger.

On évoque les 25 millions de victimes de la Peste Noire, qui a sévi de 1347 à 1352 ainsi que les 25 à 50 millions de victimes de la Grippe Espagnole (1918), on survole rapidement la Grippe de 1957, qui a fait d’énormes dégâts dans le monde, dont 30 000 morts en France, et on évoque la Grippe de Hong Kong (1968-1969), dont on se rappelle vaguement alors qu’elle a fait des ravages partout.

Comparaison n’est pas raison, mais si, quand même : dans un podcast passionnant (que vous trouverez à cette adresse), la journaliste Raphaëlle Rerolle, grande reporter au quotidien Le Monde, comparant la Covid-19 et les mesures prises à cet égard, s’est étonnée de la différence de traitement politique, économique et médiatique avec d’autres pandémies, en particulier celle de 68-69.

Premier étonnement : la Grippe de Hong Kong de 68-69 a fait plus d’un million de morts dans le monde, et de 30 000 à 35 000 en France, c’est à dire plus que les 28 332 décès comptabilisés en France confinée au 23 mai 2020, et pourtant plus personne ne semble s’en souvenir, y compris parmi les médecins qui étaient mobilisés à l’époque.

Cette grippe, partie en février 68 de Chine centrale a d’abord atteint Hong Kong, où elle a décimé la population, puis le Japon, l’Australie, l’Iran et les États-Unis, où elle a causé plus de 50 000 morts en trois mois.

En Europe, c’est surtout la deuxième vague, en décembre-janvier 1969-1970, qui va faire des ravages : 25 000 morts en France rien que pour le mois de décembre. L’Angleterre et l’Italie sont très touchées, cette dernière, selon des chiffres du Monde de l’époque, compte 15 millions de malades, ce qui va coûter des sommes astronomiques à l’économie italienne… Et pourtant, la télévision n’en parle qu’en passant et la presse écrite ne l’évoque que dans des entrefilets de cinq lignes. Quant au gouvernement, il ne se sent pas concerné, le thème n’est pas évoqué, il n’y a pas de mesure de santé publique.

DEUX POIDS, DEUX MESURES : LA NOTION DE SANTÉ PUBLIQUE

C’est l’occasion pour la journaliste de faire une passionnante analyse sociologique et de comparer les deux réactions ce qui, par contrecoup, vient expliquer en partie les raisons des mesures prises en 2020, qui ne sont pas une réaction exagérée à une grippette mais des décisions de santé publique visant à préserver la population.

Elle relève d’abord qu’à cette époque la France était un pays jeune – on l’a d’ailleurs bien compris en mai 68 – et que si l’épidémie de Hong Kong était arrivée dans un pays avec la même pyramide d’âge que la France de 2020, une population plus âgée, les morts auraient été multipliés par deux ou trois.

Elle signale aussi qu’en France, à cette époque, il n’y avait pas de réseau de surveillance de la grippe, seuls douze généralistes faisaient des pointages ponctuels.

Elle rappelle qu’un vaccin antigrippal existait mais avec 30% d’efficacité. Les laboratoires français n’avaient pas inclus la nouvelle souche et n’avaient pas fabriqué assez de doses. Les gens, sous-informés, se sont précipités sur les vaccins. À Lyon, par exemple on vaccinait à tour de bras sur les trottoirs (les étudiants en médecine avaient été réquisitionnés pour ça) et on se ruait sur les pharmacies à la recherche d’un traitement, causant une pénurie de médicaments.

Elle met l’oubli total de cette épidémie meurtrière sur le compte de plusieurs facteurs : on estimait que cette grippe touchait plutôt les personnes âgées, et la France était encore un pays jeune, la médecine n’était pas aussi perfectionnée qu’aujourd’hui – en 69-70, les 3 quarts des patients atteints de leucémie mouraient dans les 2 mois, 1% de la population survivait plus de 2 ans, contre 70% aujourd’hui –, et les politiciens de l’époque avaient connu la guerre et ses atrocités ce qui, par contrecoup, rendaient la mort par grippe plus dérisoire.

Ce qui a changé depuis, c’est le développement de la notion de Santé Publique dans le monde. En France, dès le début des années 70, des actions gouvernementales de prévention sont mises sur pied, en sécurité routière notamment, dans un pays qui comptait facilement 18 000 morts par année sur les routes. Puis sont venues les campagnes de prévention anti-tabac, par exemple.

Au fil des ans et des progrès de la médecine, le confort matériel et le rallongement de l’espérance de vie a modifié notre rapport à la mort. L’épidémie de Covid-19, et l’absence de traitement disponible, vient nous rappeler brutalement que tout n’est pas si simple et qu’on n’en a pas fini avec les épidémies…

CONSOMMER ET/OU PÉRIR, FAUT-IL CHOISIR ?

Alors, exagérées et inutiles, ces mesures de confinement ? Rappelons quand même que dans une société de consommation comme la nôtre, si les personnes qui travaillent paient par leurs impôts les prestations de l’État et les pensions des retraités, c’est l’ensemble de la population, tant les actifs que les retraités qui, en consommant, font qu’une économie fonctionne.

Sans mesures de confinement pour préserver à la fois la force de travail du pays et la consommation, que serait-il advenu de l’économie ? Quel impact économique, en Suisse et ailleurs, aurait alors eu cette hécatombe qui, cette fois, aurait touché à plus ou moins de degrés toutes les tranches d’âge, bloquant l’économie aussi bien qu’un confinement mais sans date limite?

Ce qu’on sait, en tout cas, c’est que les secteurs conservateurs de chaque pays, qui, aujourd’hui, poussent au déconfinement rapide et tous azimuts – mettant en avant, comme d’habitude, leurs propres intérêts économiques au détriment de la population et ne reculant devant aucune contradiction en réclamant plus d’intervention publique quand ça les arrange –, auraient déjà souligné à grands cris l’inefficacité d’un État, incapable de sauver l’économie, et auraient exigé un confinement immédiat…

Et confinement ou pas confinement, rappelons aussi que cette période n’a pas été mauvaise pour tout le monde d’un point de vue économique : à part l’enrichissement – aussi  exponentiel que n’importe quelle pandémie – des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.), à quoi viennent s’ajouter Zoom et toutes les technologies utiles pour le télétravail, il y a aussi les énormes bénéfices de tous les sites de commerce en ligne (Migros et Coop compris), et ceux des supermarchés, ces derniers au détriment du petit commerce.

On a aussi appris par des chiffres officiels relayés par la Radio Télévision Suisse (RTS) que le bénéfice trimestriel de l’UBS a augmenté de 40%, et que Novartis a eu une croissance d’environ 13% et un chiffre d’affaire de 12,28 milliards de dollars…

Une des solutions à la crise économique dans une société de consommation – pour autant qu’on veuille poursuivre dans cette voie, compte tenu des défis environnementaux qui n’ont pas disparu non plus – c’est d’endetter l’État pour relancer la consommation à tous les niveaux, notamment en allégeant les charges, en augmentant les salaires et en distribuant de l’argent aux citoyens pour qu’ils achètent à nouveau.

SELON QUE L’ON EST RICHE ET QU’ON PEUT TÉLÉTRAVAILLER…

L’arrêt brutal des activités économiques a mis en relief les fortes inégalités sociales de chaque société et a secoué l’ensemble de l’économie mondiale, provoquant de terribles dégâts en particulier dans les couches sociales les plus pauvres. Que ce soit en Inde, au Nigéria ou en Colombie, une grande partie de la population, qui dépend de son gain quotidien pour se nourrir, s’est vue privée de moyen de survie.

Aux États-Unis, c’est l’absence de protection sociale qui s’est fait cruellement sentir : les millions de chômeurs, les kilomètres de véhicules en file pour recevoir une distribution de nourriture rappellent les images de la terrible crise de 1929 et les longues queues à la soupe populaire.

En Europe, où la protection sociale est plus grande, ce sont, en France et en Angleterre, notamment, les disparités – en termes de contamination comme en termes de possibilités de confinement – entre les villes et les banlieues, et entre les quartiers chics et les quartiers pauvres.

Pour ce qui est de la Suisse, sans compter les petits indépendants – avec ou sans possibilité de télétravail – qui se sont retrouvés pendant deux mois à devoir payer leurs charges (loyers des locaux, AVS, assurances…) sans entrées d’argent, c’est officiellement les plus d’un million de personnes pauvres de notre pays qui sont concernées, 20% de la population, entre les 8% qui sont en dessous du minimum vital et les 12% qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique pour 2018 (vous trouverez ce rapport ici).

Officieusement, il faut encore y rajouter les milliers de travailleurs non déclarés – femmes de ménage, nounous, domestiques, ouvriers, jardiniers, hommes et femmes à tout faire dans le sens littéral du terme… – qui, partout en Suisse, collaborent sans aucune protection sociale à la prospérité du pays et qui sont soudainement apparus au monde entier dans des files d’attentes de plus d’un kilomètre pour recevoir de la nourriture, une image des coulisses de la prospérité suisse qui a fait le tour des plus grands médias internationaux, dont le New York Times et le Guardian (l’article est disponible ici).

Au niveau professionnel, une inégalité de fait s’est révélée dans l’accomplissement des tâches essentielles à la survie d’une société, ces secteurs vitaux dont les personnes ont été réquisitionnées d’office, qui n’ont pas eu droit au confinement et qui se sont retrouvées en première ligne : le personnel médical et hospitalier, bien sûr, mais aussi les pharmacien(ne)s, la police, l’armée, la douane, les employés des transports routiers et ferroviaires, les employés de poste, les paysans, les vendeurs/vendeuses de supermarchés, les livreurs, les éboueurs, les techniciens, les informaticiens et tous ceux qui s’occupent des infrastructures essentielles (eau, électricité, gaz…),

Il a aussi bien fallu constater une autre inégalité fondamentale et structurelle : certains emplois se sont facilement adaptés au télétravail et la technologie était prête, tandis que dans d’autres secteurs, tout aussi importants pour la société, des milliers de travailleurs à contrats fixes ou temporaires, dans les compagnies aériennes, dans les aéroports, sur les chantiers, dans la restauration, dans l’hôtellerie, dans le petit commerce de détail, dans les salons de coiffure ou de cosmétique, et même dans le domaine de la prostitution…) n’ont pas pu faire ce choix et se sont retrouvés sans emplois, certains, comme c’est le cas pour l’ensemble des métiers culturels, sans espoir de retour à la normale dans un proche futur.

LE PROFESSEUR RAOULT ET JEAN-DOMINIQUE MICHEL, LA STAR GENEVOISE DE LA COVID-19

Vu l’omniprésence des média, tous supports compris, à quoi s’ajoutent les ambiguïtés liées au fait qu’il a fallu naviguer à vue et improviser des politiques sanitaires sur des données incomplètes et sans matériel adéquat, sans compter l’angoisse que génère le fait qu’il n’y ait pas d’explication claire, impossible d’échapper non plus à toutes les théories Yaka qui ont envahi l’espace public, proférées par des experts ou des prophètes autodéclarés partout sur les réseaux sociaux – non, l’eau chaude ne protège pas du coronavirus… – à quoi se rajoutent la polémique sur la solution tout chloroquine du Professeur Raoult ou les interventions très médiatisées du Genevois Jean-Dominique Michel.

À ce propos, c’est malheureux, mais on dirait que chaque spécialiste avance avec des œillères et voit tout sous l’angle de sa spécialité sans considérer l’ensemble : un biologiste va ricaner sur les conclusions d’un épidémiologiste, un spécialiste des médecines infectieuses ou tropicales sur celles de l’épidémiologiste ou du biologiste, et ne parlons pas des climatologues, des éthologues, des sociologues ou des experts en médias, voire des philosophes qui ont tous une explication spécifique à un problème général.

Jean-Dominique Michel, dont le média en ligne Heidi News dit, je cite, qu’il « se présente comme anthropologue de la santé et expert en santé publique », dénigre en gros toutes les mesures prises par le gouvernement en une argumentation qui ressemble beaucoup à un ‘On nous dit rien, on nous cache tout’ plus élaboré, c’est à dire à une théorie du complot qui ne dit pas son nom.

Dans l’interview filmé qui l’a rendu célèbre et qui a fait un tabac sur les réseaux sociaux – un tabac causé, en grande partie, à mon avis, par un confinement obligatoire contraignant dont un grand nombre de personnes cherchent désespérément à nier l’utilité pour cause de ras-le-bol – il parle de sa guérison rapide du coronavirus, selon lui grâce à la chloroquine qu’il s’est procurée illégalement, contredisant ainsi la politique des autorités, ce qui implique que c’est ce qu’il aurait fallu utiliser dès le départ pour tous les patients.

Or, dans le même temps, le New York Times, sur la base des traitements appliqués dans les hôpitaux de New York, et la presse espagnole sur les médicaments utilisés dans ce pays durement touché, ont régulièrement évoqué l’utilisation de la chloroquine, soulignant à maintes reprises que ses résultats ne sont absolument pas probants et les effets secondaires terribles, et même mortels, comme le signale la célèbre étude – controversée, il est vrai – publiée le vendredi 22 mai 2020 par The Lancet, dont les résultats sont relayés par le magazine Le Point (on peut consulter l’article ici) et qui porte sur les réponses aux traitements de 96 032 patients hospitalisés entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020, tous positifs au Sras-CoV-2, dans 671 hôpitaux répartis sur 6 continents.

Reprise dans Libération le 5 juin 2020, la dernière étude en date (on peut consulter l’article ici), celle de l’équipe britannique Recovery, faite avec toute la rigueur et les vérifications requises auprès de 11 000 patients de tous âges dans 175 hôpitaux britanniques, et comparant les 1542 patients ayant reçu de l’hydroxychloroquine et les 3132 malades n’en ayant pas reçu, confirme qu’il n’y a aucune différence de résultat. 

Dans cette même interview, M. Michel évoque aussi cette idée que le virus se répand le mieux quand les températures vont de 3 à 11 degrés, ce qui expliquerait que les pays d’Afrique seraient moins touchés, selon lui. On passera sur le fait que certaines régions d’Afrique ne sont pas particulièrement chaudes, et on mentionnera tout de même que l’Espagne est un des pays les plus touchés d’Europe malgré des températures qui, en Catalogne par exemple, se sont maintenues dans les 20-24 degrés en moyenne depuis février.

Et quant à l’OMS, dont il dénigre les analyses catastrophistes dues, selon lui, à l’influence néfaste de certains financeurs – Bill Gates, par exemple – il ne mentionne pas le simple fait que l’OMS est financée d’abord par ses états membres, dont la Chine. Il évoque les pressions que la Chine aurait faites sur l’organisation sans mentionner les pressions américaines sur cette même organisation. Que l’OMS ait un rôle géostratégique important n’échappe à personne, en tout cas.

Et puis, se plaindre du tamtam médiatique, selon lui exagéré, tout en en rajoutant une couche…

ÉPILOGUE

C’est vrai, l’inflation des chiffres et le tamtam médiatique embrouille et inquiète plutôt qu’autre chose et s’il y a au moins un fait irréfutable de cette crise c’est que la mondialisation est moins dans la propagation du virus que dans la perception du danger de ce virus par l’ensemble de la population du globe.

Le déroulement de nos vies, momentanément interrompu sans qu’on sache ce qui va se passer dans l’immédiat, et l’angoisse et l’ennui qui en découlent, sont des facteurs qui favorisent tous les fantasmes : on cherche des explications, des solutions, des coupables.

On trompe le temps, on trompe l’ennui, on trouve une forme alternative pour exprimer son narcissisme à travers de multiples et dérisoires « défis » sur Facebook – mes dix meilleurs livres, mes dix meilleurs disques, mes dix photos d’enfant, mes dix photos de cinoche, mes dix photos de carrière – qui sont autant de manières de dire « malgré les circonstances, j’existe ».

Il sera bien assez tôt, quand la crise sera passée, d’analyser plus posément ce qui s’est passé et d’en tirer des leçons utiles, de reconnaître les erreurs ou les exagérations et tant mieux si ça donne raison après coup à ceux qui trouve que la réponse à cette pandémie a été excessive. Mais rien ne permet, à l’heure actuelle, d’avoir une idée totalement claire de ce qui se passe, tant du point de vue épidémiologique que sociologique ou économique.

À titre personnel, je ressens quelque chose de l’ordre de la fascination pour la façon dont les choses se précipitent et s’emballent, pour des enchaînements improbables et opportunistes à la fois, comme des brèches terribles et utiles, comme des solutions, des prétextes ou des portes de sortie pour des situations compliquées qui trouvent ainsi un exutoire, un alibi, une explication temporaire, ce qui à son tour donne la possibilité d’une bifurcation, d’un renouveau.

Peut-être.