L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.
Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?
Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?
Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?
Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.
Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.
VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?
Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…
De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.
Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…
Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.
On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.
Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent), un article du Temps paru le 30 mars 2022 – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…
UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN
Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.
Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.
On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…
LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE
Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.
Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.
De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.
Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.
On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier, le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».
En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.
LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?
Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.
C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.
Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…
Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).
Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.
NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE
Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.
À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).
Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide « offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».
Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:
« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.
Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »
L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.
Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.
Et dire que j’ai suivi pendant huit ans, au collège secondaire puis au gymnase, des cours d’histoire dont je ne me souviens de rien, sauf des professeurs qui ressemblaient à des momies, et les notes inscrites au stylo rouge sur mes travaux écrits, comme des coups de fusils tirés à blanc sur ma tête de condamné à mort. Ces cours d’Histoire tuaient ma joie de vivre, pas à cause des graves événements où des milliers de personnes plongeaient dans le gouffre de la mort, vêtues de leurs armures, habits militaires en feutre épais, ou même de pagnes et plumes… Non, ils étaient déjà inexistants ceux-là, autrement que le professeur qui sortait chaque fois de sa tombe pour nous montrer son crâne recouvert de fine viande des Grisons, ses orbites embouties de deux oilves noires grecques à l’huile, et sa voix, un klaxon de scooter des années soixante !
Ne soyez pas agacé que je m’écarte grandement du sujet de votre article, simplement j’ai pensé après sa lecture : « Ah si j’avais eu Monsieur Sergio Belluz pour professeur d’Histoire, cela m’aurait fait vivre ! » Parce qu’après cette enfance et adolescence tuée deux heures par semaine, je me serais intéressé ensuite aux événements humains du passé, autant qu’à la physique ou la chimie ! À septante ans il est trop tard pour moi de retourner en classe, je préfère noter votre article en tant que personne qui n’a pas oublié le plaisir d’enseigner, et ici c’est moi l’élève qui vous donne un « 10 » en rouge, selon l’évaluation de l’intérêt qu’il m’a suscité. Je pense à mes anciens élèves qui à onze, douze… seize ans, réagissaient parfois vigoureusement à la remise des travaux écrits : « Mais Monsieur, lui il a une bonne note aussi et a plein de fautes ! C’est pas normal !.. » J’expliquais alors ma notation : « C’est le désir de comprendre qui vaut aussi une bonne note, votre camarade l’a démontré quand je présente des expériences scientifiques réelles sur la table, c’est essentiel pour faire des progrès en connaissances, est-ce qu’à la première heure de cours de chimie vous auriez voulu que je vous colle à tous un zéro ? Vous auriez commencé par détester la chimie, cela aurait été très dommage. Pour connaître il faut aussi aimer, c’est le premier savoir le plus important. »
Merci Dominic pour ce 10 en rouge qui me va droit au cœur et qui compense les zéros pointés de mon adolescence, en particulier en mathématiques. Je tâcherai d’être à la hauteur pour les articles suivants, mais ça va être difficile !
Le contenu de vos articles est sincère, tout le monde ne s’intéresse pas à ses semblables en leur souhaitant de bien traverser la vie, les sujets que vous choisissez sont originaux, quant à la hauteur elle se mesure à ce que vous apportez. Merci pour vos textes, les anciens et les futurs.
Encore dans le mille, vous savez bien viser, Dominic, merci pour votre intérêt
“Curieusement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.”
Si les sanctions contre la Russie visent à affaiblir son économie et, d’abord, le financement de sa machine de guerre, alors elles sont un très mauvais calcul. Avant même l’invasion de l’Ukraine, l’ambassadeur de Russie en Suède ne l’a-t-il pas dit sans langue de bois? “La Russie n’en a rien à foutre des sanctions!” De tout temps, les mesures de rétorsion, qu’elles soient d’ordre économique ou miliaire – où est la différence? – ont eu l’effet inverse de celui escompté. Les bombardements massifs des villes allemandes par les Alliés à la fin de la seconde guerre mondiale, qui visaient à briser le moral du peuple allemand, n’ont fait que redoubler sa combativité et sa volonté de résistance. En Russie aujourd’hui, la classe moyenne, première touchée par la baisse de son pouvoir d’achat, vote résolument Poutine alors qu’elle ne lui avait jamais concédé le moindre “oui” auparavant.
D’après les sondages, la cote du tsar de carnaval, qui était au plus bas avant l’invasion (à quelques 40%) est remontée à 80%. Le rouble a retrouvé sa parité d’avant le 24 février, certes pas sans quelques “ajustemtents”. La quasi totalité de l'”Establishment”, à commencer par le collectif des recteurs des universités russes, qui n’est pas sans évoquer l’abdication lâche des universités allemandes face à la montée du nazisme, soutient la politique de guerre. L’opposition, elle, dispersée et désorganisée, a été réduite au silence.
Dans ce contexte, les sanctions, qui ont oublié comme par hasard d’inclure le pétrole, le gaz et le charbon russes, pourtant premières sources de revenus destinés à financer l’effort de guerre du Kremlin, sont-ils autre chose, à part un parfait étalage de fumisterie politico-mercantile, qu’une farce stalinienne, version occidentale?
Bien entendu, ni les banques suisses, ni le SECO ne tiennent à rester à la traîne de cette sinistre farce, ce qui ne fait pourtant qu’aggraver une situation déjà très dangereuse. D’autant plus qu’à l’instar du Covid, les sanctions n’en sont pas à leur première dose de rappel. Nous voici déjà à la sixième. A quand la suivante?
“War is all commerce” – Evelyn Waugh
Merci pour votre contribution, René Nerlane. Il faut savoir que les sanctions financières prennent du temps pour faire de l’effet. On sait par exemple que la Russie est déjà en défaut de paiement et que les sanctions aux technologies de pointe touchent un des points faibles de la Russie. Quant au rouble, on sait que son taux officiel aujourd’hui n’est que le résultat d’un traficotage technique et on ne sait pas qu’elle est sa valeur réelle, qui se mesure en regard des autres monnaies.
Merci à vous pour votre réponse. Bien sûr, vous avez raison. A la liste des effets dus aux sanctions, que les Russes éprouvent déjà dans leur quotidien, ne devrait-on pas ajouter la perte des emplois créés par elles après le départ des entreprises occidentales? On attend avec intérêt de voir comment la propagande des ploutocrates au pouvoir va remplacer les salaires par les slogans idéologiques sur le destin historique de la Russie, comme aux beaux jours de la propagande stalinienne.
Mais n’est-ce pas sur le terrain même que le discours officiel du Kremlin se trouve remis en cause? Son porte-parole, Dmitri Peskov, n’a-t-il pas reconnu pour la première fois, la semaine dernière, que les forces russes avaient subis des pertes qu’il a qualifiées d'”importantes”?
Ces pertes, estimées par les état-majors occidentaux à un quart des 120 formations interarmes russes engagées dans le conflit, ne frappent en effet pas seulement les troupes sur le terrain, mais aussi les états-majors au plus haut niveau: le second commandant en chef de la flotte russe de la Mer Noire a été tué, ainsi que sept généraux. Le retrait de Kiev et du nord de l’Ukraine par les troupes russes, soit-disant pour se concentrer sur l’est de l’Ukraine et en priorité sur la région du Donbass en prévision d’un assaut annoncé depuis peu comme “imminent”, ne traduisent-ils pas la mauvaise estimation par le Kremlin de la résistance des Ukrainiens et le “blitz-krieg” raté de Poutine, soit la capture-éclair de la capitale ukrainienne et le renversement de son gouvernement?
N’est-ce d’ailleurs pas ce qui se produit quand les militaires se prennent à avoir des idées?
Attention à ne pas mélanger le message officiel pour les médias occidentaux, où Peskov reconnaît les morts, et ce qui est annoncé aux Russes eux-mêmes via les médias officiels : jusqu’à maintenant, pour les Russes, pas de guerre, et l’armée russe sauve l’Ukraine de ses nazis…
Oui, mais tout en s’y résignant, les Russes ne sont pas dupes du discours officiel, comme le confirme Dmitri Gloukhovski dans son article “Comment peut-on appeler un agresseur évident un pacificateur?”, paru dans “Le Temps” d’hier:
“La propagande de Poutine nous a attirés dans un piège terrible. En nous accrochant au ressentiment et à la nostalgie impériale, en nous donnant le sentiment d’appartenir à une grande mission historique, il rend en fait mon peuple complice de crimes de guerre. Et plus le sang coule, plus il sera difficile pour les gens de croire la vérité sans se perdre complètement.”
(https://www.letemps.ch/opinions/dmitri-gloukhovski-peuton-appeler-un-agresseur-evident-un-pacificateur
Ces paroles sont terribles mais, pour qui connaît la Russie et les Russes, résonnent on ne peut plus vrai. En 1974, alors journaliste indépendant, j’ai traversé l’ex-URSS de part en part, de Nakhodka, port commercial proche de Vladivostok, qui était alors interdite d’accès aux étrangers, jusqu’à Moscou. A Khabarovsk, dernière grande ville d’Extrême-Orient, les gens m’ont expliqué qu’ils ne rêvaient plus que d’indépendance et de confort à l’occidentale – appartement privé, voiture, frigo, télévision, machine à laver… de tout ce que la jeune génération des années soixante rejetait alors à l’Ouest.
Ils maudissaient le gouvernement, avec alors à sa tête un Leonid Brejnev déjà atteint par l’âge et, comme depuis le temps de la brève république indépendante de la Sibérie orientale à la fin de la première guerre mondiale, n’aspiraient qu’à retrouver leur autonomie. Ils ne faisaient aucun secret de leur mépris pour un gouvernement abstrait qui les dirigeaient à huit fuseaux-horaires de chez eux.
Cet écart entre une autorité quasi virtuelle, voire fictive, et la réalité est inscrite dans l’ADN des Russes, quel que soit le régime, depuis toujours. Ils ont besoin de se reconnaître dans quelque chose qui les dépasse sans y croire vraiment, et souvent l’imaginaire prend le dessus sur les faits. Comme le dit l’auteur cité:
“La propagande offre un mythe confortable et édifiant qui leur permet d’accepter leur existence. Il suffit de nier les faits, de croire que la Grande Guerre patriotique n’a jamais pris fin et qu’elle se poursuit encore aujourd’hui, que la génération actuelle de Russes est également impliquée dans les grands exploits de leurs ancêtres, dont nous ne devons pas trahir la mémoire. Le sentiment de participation universelle à une grande mission historique joue une fonction psychothérapeutique incroyablement importante – surtout dans un pays où presque personne ne croit sérieusement en Dieu. Pendant huit longues années, depuis l’annexion de la Crimée, tous les efforts de propagande des autorités ont visé à convaincre les gens que la prise de possession des territoires ukrainiens était justifiée par la guerre contre les nazis.”
Au fond, comme toute l’oeuvre de Dostoïevski l’atteste, les Russes ont-ils jamais cessé de croire au mythe du Paradis perdu?
Mais la propagande est si forte et les sources d’information indépendantes si rares et si difficiles d’accès qu’on voit mal comment la majorité des Russes pourrait se faire une idée réelle de ce qui se passe. Si on y ajoute un nationalisme toujours très fort et très frustré, et une nostalgie d’une sorte d’âge d’or qui n’était lui-même que le résultat d’une propagande (et de continuels massacres en-dessous), sans compter l’influence de l’église orthodoxe russe à travers son patriarche Kyrill, qui ne voit aucun problème dans cette invasion, et de “théoriciens” d’un autre âge – Aleksandr Dugin – qui rappellent les pires rêveries nazies, on plaint les Ukrainiens, niés totalement, y compris dans leur aspiration à une autre vision de ce qu’est un état… Et peut-être qu’une victoire de l’Ukraine dans cette guerre sanglante et absurde permettrait à la Russie d’envisager autre chose que le désir d’une dictature avec un tyran à sa tête. Dostoïevski le Russe rêveur et paranoïaque contre Gogol l’Ukrainien terrien et plein d’humour qui relativise les choses, en somme…
Désolé, mais je ne peux pas m’enthousiasmer pour cet article plein de bêtises dangereuses, tout à fait conformes à l’air du temps. Je suis même très déçu car en général j’apprécie les réflexions originales de Sergio Belluz.
Cet article exprime la sentimentalité d’une époque post soixante-huitarde qui a fini par s’imaginer que la guerre est une anomalie, alors que précisément les événements d’Ukraine nous rappellent que cela reste l’ultima ratio de la politique, comme de tout temps, et qu’il faut y être préparé en permanence.
On trouve aussi dans cet article la vieille sottise gauchiste consistant à dire que de toute façon, la Suisse ne sera jamais attaquée puisque les élites des belligérants ont leur argent dans nos banques. Ah bon ? Alors dans ce cas, il ne fallait pas geler les fonds russes, puisque précisément c’était la seule chose qui pouvait nous protéger d’une attaque russe. On soupçonne ces oligarques d’être des prête-noms de Poutine, au moins en partie. Donc si on gèle l’argent de Poutine, il n’y aurait vraiment plus une seule raison pour ce dernier d’avoir des égards pour le territoire suisse, le jour où il décidera de déclencher une offensive de grande ampleur contre l’Europe occidentale.
Juste un mot sur ces sanctions absurdes: je connais un homme d’affaires français très sympathique. Comme beaucoup de ses compatriotes il avait un bureau en Russie où il conseillait des entreprises feançaises actives dans ce pays. Comme il était apprécié, on lui a proposé un siège d’administrateur dans une banque russe. Ça a suffi pour qu’à tout hasard les Américains le mettent sur la liste des sanctions. Juste comme ça. Le résultat c’est que tous ses comptes sont gelés. Ilne peut plys percevour ses revenus ni utiluser sa csrte de crédit. Il ne peut plus payer ses factures, son loyer, ses achats de nourriture pour sa famille. Vous trouvez ça normal ? Moi pas.
La neutralité ça n’est pas une question de sentiment, ça consiste en cas de guerre à s’abstenir de tout acte de guerre contre l’un ou l’autre des belligérants. Les sanctions économiques sont des actes de guerre. La Suisse est donc en état de guerre contre la Russie. Est-ce que vous vous rendez compte de la gravité extrême de cette décision scandaleuse ? Elle met la Suisse en péril de mort.
Merci pour votre contribution p.martin1. Pour correction, ce n’est pas moi qui ai dit que l’argent du monde – sale et pas sale – planqué dans les coffres-forts suisses nous protégeait d’une invasion étrangère, mais bien un ami Pakistanais qui exprimait spontanément et peut-être naïvement ce que beaucoup de gens pensent un peu partout, apparemment. Vox Populi Vox Dei?
Beaucoup de gens pensent que cet argent dans les banques suisses protège la Suisse d’une attaque militaire.
C’est même en partie vrai, en ce sens qu’effectivement pendant la 2ème guerre mondiale le fait que le système bancaire suisse était d’une certaine utilité aux Allemands, cela diminuait l’intérêt pour la Wehrmacht d’occuper la Suisse. Seulement, ce n’est qu’en partie vrai, car si la Suisse s’en est si brillament sortie en 39-45 ce n’est pas principalement, mais juste accessoirement grâce à ça.
Cette théorie gauchiste (elle a été beaucoup propagée par des historiens de gauche comme Jacob Tanner, Hans-Ulrich Jost et beaucoup d’autres), n’en est pas moins tendancieuse car on oublie que l’existence d’une défense nationale sous le commandement du général Guisan a joué un rôle plus important. C’est très simple: pour envahir la Suisse l’Allemagne aurait eu besoin de 20 divisions. Elle avait besoin de ces 20 divisions en Russie, et en … Ukraine.
Je dis donc bien que ce n’est pas complètement faux de dire que la place financière suisse nous protège un peu, à condition qu’on soit neutre et qu’on n’applique aucune sanction. Et je démontre la profonde stupidité de l’argument pro-sanctions et anti-neutralité, car je dis à ces gens: OK, mais vous nous aviez dit que l’argent des potentats dans nos banques nous protège, et non pas notre armée. Alors si vous voulez geler l’argent des potentats, SELON VOTRE PROPRE THEORIE, la conséquence en est qu’on est sûrs d’être envahis la prochaine fois.
Si l’on ajoute à ça que les mêmes gauchistes ont été systématiquement antimitaristes et partisans d’une Suisse sans armée, il est clair qu’ils détruisent deux piliers de la sécurité du peuple suisse: la défense militaire du territoire, et le rôle utile de la place financière comme moyen de pression discret sur els puissants de ce monde. Donc à tous points de vue ces gauchistes ont tort. Je pense que les tenants de ces théories tendancieuses anti-militaristes, anti-banques, anti-neutralité, etc., devraient avoir au moins l’honnêteté intellectuelle d’accepter ma critique qui consiste uniquement à prendre au mot leur propre raisonnement.
Il faudrait peut-être définir “gauchiste”: gauchiste par rapport à quoi ? Et qui décide du gauchisme de certains et pas d’autres ? Il me semble que c’est comme ‘nazi’ ou ‘fasciste’, dont on voit bien l’utilisation en forme d’alibi par des gens comme M. Poutine, avec les résultats que l’on sait… En tout cas, aux gens, tous brillants, à qui vous attribuez cette étiquette fourre-tout – qui a l’air d’un blâme sous votre plume -, j’ajouterai Max Frisch et Friedrich Dürenmatt qui tous deux ont eu le courage de relever les dérives et les injustices tant en Suisse qu’ailleurs et par là-même ont été des exemples à suivre. Et à propos du Général Guisan, rappelons qu’il a été appelé à son poste parce que son concurrent suisse allemand était trop pro-nazi, et que Guisan lui-même, au début de son mandat, ne s’est pas trop prononcé pour un camp ou l’autre, attendant que les choses se précisent…
“Les sanctions économiques sont des actes de guerre. ”
Au même titre que les “opérations militaires spéciales”, non? Le cas échéant, l’expression “sanctions économiques” ne devrait-elle pas être proscrite, elle aussi, sous peine de quinze ans de prison en cas de flagrant délit d’affabulation?
Bien vu et bien exprimé, “Iorem ipsum”, merci pour votre intervention
Désolé, mais le raisonnement de lorem ipsum n’est pas intelligent. Il est bien clair que les états, quand ils font quelque chose de contestable ont toujours tendance à mentir pour édulcorer la réalité. Par exemple quand on envahit militairement un pays on parlera d’opération spéciale. Et quand on viole la neutralité de manière flagrante et irresponsable, on mentira en affirmant que cela ne met pas en cause la neutralité et que donc celle-ci est toujours de mise. Or, c’est faux. Et tout le monde le comprend. De la Chine en Australie, aux USA et partout dans le monde, instantanément on a su que la Suisse n’était plus neutre et par conséquent qu’on ne pouvait plus lui accorder la confiance qu’on lui accordait jusqu’ici en raison de sa neutralité.
Il ne faut pas confondre “information qui fonctionne et se vend bien dans les médias”, et le prétendu abandon de la neutralité suisse est dans ce cas, ça marche bien, ça fait partie des clichés que le monde entier connaît et les journalistes ont un truc sexy à se mettre sous la dent et à offrir au public – et une réalité plus concrète où la neutralité suisse est à géométrie variable, selon ses intérêts du moment. l’Autriche a exactement la même neutralité perpétuelle que la Suisse et fait partie de l’Union européenne (mais pas de l’OTAN)
“Désolé, mais le raisonnement de lorem ipsum n’est pas intelligent.”
Ma Mémé m’a toujours dit que mieux valait passer pour c… que pour trop intelligent.
Navré, vraiment.
PS – Définition de la connerie selon Serge Gainsbourg: “C’est la relaxation de l’intelligence”.
Gainsbourg avait raison 😉