L’«économisation» de la recherche scientifique

Le Conseil suisse de la science et de l’innovation (l’organe consultatif du Conseil fédéral en la matière) a publié une intéressante étude sur les constellations d’acteurs du système suisse de la formation, de la recherche et de l’innovation. Cette étude dénonce l’«économisation» des logiques imposées à la formation et à la recherche au sein des hautes écoles suisses, qui sont désormais censées «produire une valeur financière rapidement exploitable sur le marché» (page 33).

Depuis les années 1990, les enseignants–chercheurs dans les universités suisses (comme dans bien d’autres pays occidentaux) sont soumis aux mécanismes de la concurrence par un système qui fait «de l’efficience mesurable le critère déterminant» (ibid.) pour leur propre carrière. «Des instruments non scientifiques sont censés créer des incitations à la performance scientifique» (ibid.). Les dynamiques de recherche que ce système a créées et entretient comportent, entre autres, «la “projectivisation”, c’est-à-dire le morcellement de la recherche en problèmes et réponses étroitement limités dans le temps, cernables et évaluables. Cette logique de concurrence étrangère à la science favorise les encouragements sur le court terme ainsi qu’un élargissement purement quantitatif de la recherche» (ibid.).

En clair, les enseignants–chercheurs sont amenés à négliger de plus en plus leurs activités d’enseignement et d’encadrement des travaux d’étudiants, pour se consacrer de manière acharnée à la concurrence en matière de recherche, selon les critères quantitatifs instaurés par la pensée dominante (proche des acteurs économiques prépondérants).

Dans le domaine des «sciences économiques», notamment, les places de professeur mises au concours sont occupées, de manière exclusive désormais, par les candidats ayant publié des papiers dans les revues scientifiques classées comme étant les meilleures par les tenants de la pensée dominante (de matrice néolibérale). La «concurrence» ne joue, désormais, qu’au sein de cette école de pensée, étant donné que toute autre conception paradigmatique de l’analyse économique est ignorée, du fait que ses adeptes sont exclus des «meilleures revues» établies à partir des classements retenus pour accéder à un poste de professeur universitaire. Les principes essentiels régissant l’université – un lieu où la liberté de recherche, la dialectique scientifique, l’originalité et l'esprit critique étaient encouragés pour contribuer au bien commun – sont ainsi bafoués pour être remplacés par le conformisme et le caractère autoréférentiel des travaux de recherche visant la carrière de leurs auteurs avant tout.

Pour rompre le cercle vicieux établi par cette pensée autoréférentielle, il faudra une crise encore plus grave que celle qui a secoué le monde occidental après la mise en faillite de Lehman Brothers aux États-Unis. Contrairement à la crise des années 1930, qui avait été suivie par un changement radical du paradigme économique dominant, de nos jours le néolibéralisme à l’origine de la crise éclatée en 2008 au plan global n’est en réalité aucunement remis en question par celles et ceux qui, d’un côté ou de l’autre de l’Océan Atlantique, ont des responsabilités politiques de premier plan. Il n’est dès lors pas erroné d’imaginer que l’économie globale se trouve dans une «stagnation séculaire» qui ne fait que commencer.

Le franc suisse, un succès?

La récente parution de la version française du dernier ouvrage d’Ernst Baltensperger (Le franc suisse: l’histoire d’un succès) offre l’occasion de revenir sur l’histoire monétaire helvétique, riche de 200 ans de faits et d’enseignements importants pour le présent et l’avenir de la Suisse.

Écrit par le chef de file de l’école monétariste en Suisse, qui a encadré également la thèse de doctorat de l’actuel Président du Directoire de la Banque nationale suisse, Thomas J. Jordan, ledit ouvrage présente en détail les étapes principales que le franc suisse a traversées, depuis sa naissance (en 1850) jusqu’à nos jours, et explique toutes les difficultés de l’institution, en 1907, de l’autorité monétaire au plan national.

Née dans une époque où le régime monétaire international fonctionnait sur la base de l’étalon-or, la Banque nationale suisse dut faire en sorte, principalement, d’assurer la stabilité du taux de change du franc suisse (par rapport d’abord à l’or et ensuite au dollar états-unien dans le cadre du système de Bretton Woods). L’abandon de ce dernier, au début des années 1970, marqua le passage au régime des changes flottants, qui permit à bien des banques centrales, y compris en Suisse, d’orienter la politique monétaire vers la réalisation d’objectifs domestiques, à savoir, la stabilité monétaire et financière ainsi que la croissance économique et le plein-emploi des personnes pouvant et voulant travailler.

Or, les années 1970 virent aussi l’avènement (à partir des États-Unis) de la doctrine monétariste développée suite aux travaux scientifiques, et à l’œuvre de persuasion au plan politique, de Milton Friedman. Les préceptes du monétarisme se résument à l’idée (devenue une véritable idéologie) que la politique monétaire ne peut pas influencer l’économie «réelle». Il serait donc inutile, voire contreproductif, de vouloir agir sur le chômage (et par là sur la croissance économique) à travers l’action de la banque centrale. Mieux vaut-il alors – selon le volet normatif du monétarisme – que l’autorité monétaire agisse pour assurer la stabilité des prix, mesurée à l’aune d’un indice des prix à la consommation (qui, comme le disait déjà Francis Ysidro Edgeworth, «ignore tout ce qui est important et considère tout ce qui est négligeable pour la ménagère»).

La lecture de l’ouvrage de Baltensperger permet alors au grand public de mieux comprendre le cadre théorique et méthodologique (emprunté au monétarisme) au sein duquel le Directoire de la BNS a décidé aussi bien d’abandonner le seuil de change minimum du franc par rapport à l’euro que d’introduire un taux d’intérêt négatif sur une partie des avoirs des banques auprès de l’autorité monétaire helvétique. Si le mobile de cette décision était clairement d’éviter des pressions inflationnistes sur le marché des produits suisses, la vision étroite du monétarisme a fait sortir du viseur aussi bien l’objectif d’assurer la stabilité financière (les promoteurs immobiliers peuvent s’en réjouir à très court terme) que la nécessité de soutenir les activités de l’économie «réelle» souffrant de nos jours à cause de la force du franc sur le marché des changes.

Celles et ceux (dont Baltensperger) qui se réjouissent de cette force en tant que reconnaissance du succès économique de la Suisse devraient commencer à réfléchir aux conséquences à long terme d’une politique monétaire qui ignore le bien commun et qui, désormais, a réussi à faire insurger aussi de larges pans de la place financière helvétique – qui a été la principale bénéficiaire des choix de la BNS depuis l’abandon du système de Bretton Woods.

«Dieselgate» et ordolibéralisme

Le «dieselgate» éclaté le mois passé suite aux révélations, qui ont fait le tour du monde, concernant les magouilles de Volkswagen – et sans doute de bien d’autres constructeurs d’automobiles à travers le monde, y compris donc aux États-Unis, au nom de la «compétitivité» – n’a rien d’étonnant. Depuis l’avènement de la financiarisation, le capitalisme a changé son mode de fonctionnement, mettant désormais les objectifs de rentabilité financière de n’importe quelle activité économique (ici la fabrication de voitures, là-bas l’octroi de crédits hypothécaires) au plus haut niveau des soucis professionnels des «top managers» (formés au sein des «meilleures» écoles de «business» au monde), sans égard au bien commun et à l’honnêteté au plan juridique et intellectuel.

Or, le brouhaha mondial qui a suivi l’éclatement du «dieselgate» a fait passer sous silence le véritable problème que celui-ci pose au modèle socio-économique allemand, basé sur l’ordolibéralisme, à savoir, l’idée que l’État doit se limiter à assurer les conditions–cadres par lesquelles les entreprises peuvent se livrer à une saine concurrence respectant le cadre légal.

Au-delà de ses dégâts d’image et de ses répercussions au plan légal, le «dieselgate» risque dès lors d’ébranler le modèle allemand à moyen terme. Une chose est d’ores et déjà sûre: Angela Merkel ne pourra pas continuer à refuser d’alléger la dette publique grecque en affirmant que les règles doivent être respectées. Alexis Tsipras pourra facilement lui faire remarquer que l’Allemagne n’a pas de leçons à donner sur l’ordre économique (prétendument) imposé par l’économie de marché. Il faut donc s’attendre à une nouvelle vague de tensions politiques au sein de l’Euroland – avec les effets que cela peut bien comporter sur le taux de change du franc suisse – dans un avenir rapproché. Attachez alors vos ceintures car la monnaie helvétique pourrait vite atteindre de nouveaux sommets par rapport à l'euro.

Le sevrage des banques centrales

Les acteurs majeurs sur les marchés financiers «globalisés» sont de plus en plus inquiets en ce qui concerne la sortie (très graduelle) des politiques monétaires accommodantes mises en place dans le sillage de la crise financière systémique éclatée après la mise en faillite, aux États-Unis, de la banque d’affaires Lehman Brothers le 15 septembre 2008. Bien évidemment, la fin de la politique des taux (d’intérêt) zéro comportera le renchérissement des financements disponibles sur ces marchés, que beaucoup d’acteurs ont pris la (très mauvaise) habitude d’utiliser pour augmenter leur effet de levier sans égard à la situation et aux perspectives de ce que l’on appelle l’économie «réelle».

Il ne faut néanmoins pas exagérer la portée et les effets de la politique des taux d’intérêt des banques centrales: la baisse des taux, comme la hausse de ceux-ci, n’est qu’un élément parmi d’autres que les agents économiques (ménages et entreprises) doivent considérer dans leurs prises de décision. Il est vrai que la «financiarisation» des activités de l’économie «réelle» a exacerbé l’importance des grandeurs financières (comme les taux d’intérêt) par rapport aux grandeurs qui reflètent les «fondamentaux» de l’économie nationale. Mais il faudrait considérer davantage le niveau et l’évolution du revenu disponible au sein des ménages – quitte à mettre en œuvre les politiques économiques qui sont nécessaires pour augmenter ce revenu – afin de déterminer les taux d’intérêt appropriés à cet effet.

En clair, les taux d’intérêt, comme les taux de change, devraient être une simple conséquence, plutôt que la cause essentielle, de l’activité économique et a fortiori des transactions purement financières que le système des paiements enregistre en flux continu, jour et nuit. Sinon, le sevrage graduel des institutions financières par la Fed et les autres principales banques centrales au plan mondial risque de provoquer un autre tsunami sur les marchés «globalisés» – apportant ainsi de l’eau au moulin des partisans du «free banking» qui, à l’instar du Tea Party aux États-Unis, imputent aux banques centrales l’origine du désordre dont souffre à présent l’économie mondiale.

La redoutable Angela Merkel

L’exode biblique des migrants vers l’Europe a consacré le leadership du Chancelier allemand au sommet de l’Union européenne: le «plan Juncker» pour la relocalisation des réfugiés, présenté le 9 septembre 2015, n’aurait jamais existé sans l’ouverture des frontières allemandes aux milliers de personnes fuyant les affres syriennes et d’autres pays de la région.

Angela Merkel s’est-elle émue face à la tragédie humanitaire en Syrie et dans les pays environnants ou a-t-elle pris une décision rationnelle en calculant les coûts et les bénéfices (en termes aussi bien politiques qu’économiques) des flux migratoires vers l’Allemagne? La presse et les analystes de tout bord ont (trop) vite penché en faveur du côté qui fait ressortir la générosité du Chancelier allemand, face aux urgences et aux drames personnels des migrants vers l’Europe. Or, le deuxième terme de l’alternative mérite d’être approfondi, au vu notamment aussi bien du vieillissement démographique que du modèle de croissance de l’économie allemande, tournée vers les exportations et la compétitivité-prix au détriment de la demande intérieure.

Le calcul coûts–bénéfices de Madame Merkel peut être fait sur le dos d’une enveloppe: les coûts engendrés par les migrants en Allemagne, qui se résument essentiellement à leur offrir le minimum vital pendant quelques mois, représentent un investissement en «capital humain» à moyen-long terme, dans la mesure où la plupart de ces migrants sont jeunes, formés et en bonne santé, c’est-à-dire qu’ils vont pouvoir faire rapidement leur entrée sur le marché du travail allemand, produisant à moindres coûts ce dont l’économie allemande et ses débouchés dans le reste du monde ont besoin, tirant vers le bas le niveau des salaires en Allemagne (sauf les salaires extravagants au sommet de la pyramide).

Angela Merkel n’est pas économiste et sa langue maternelle n’est pas l’anglais, mais elle a bien compris le slogan «It’s the economy, stupid».

La crise profite à l’Allemagne

L’Allemagne dans son ensemble continue de profiter de la crise de la zone euro. C’est pourquoi le couple Merkel–Schäuble (au-delà de sa posture dogmatique) n’arrêtera pas de prétendre que la Grèce mette en œuvre une politique d’austérité renvoyant aux calendes grecques toute possibilité de relance de sa propre économie.

Le «troisième plan d’aide» accouché cet été avec le forceps et sous la menace explicite d’un Grexit est, en fait, une aide renouvelée au pays, l’Allemagne, qui en bénéficie le plus, tout en passant cela sous silence au niveau institutionnel car ce ne serait pas politiquement correct de le reconnaître publiquement.

Il ne s’agit pas uniquement de la faiblesse du taux de change de l’euro (provoquée par la crise grecque et les craintes de contagion à bien des pays membres de l’Euroland), qui permet à beaucoup d’entreprises en Allemagne d’exporter davantage que si la crise était surmontée ou si le Deutschemark remplaçait l’euro dans ce pays.

Même l’État allemand profite de cette crise, étant donné qu’il émet des obligations publiques à des taux d’intérêt bien plus faibles que ceux qui seraient exigés par les acteurs sur les marchés financiers globalisés si la zone euro n’était pas dans une telle crise. Une étude récente par un institut de recherche allemand l’explique clairement, estimant à environ 100 milliards d’euros la charge d’intérêt économisée par Berlin grâce à la crise.

Au-delà de l’attitude rigoriste du couple Merkel–Schäuble, qui ne cesse de rappeler mordicus que toute dette doit être remboursée (ignorant de ce fait l’Accord sur les dettes extérieures allemandes conclu à Londres le 27 février 1953), la position intransigeante de ce couple – et de ceux qu’il entraîne avec lui de manière opportuniste – tient aux bénéfices de nature financière que cette posture apporte à l’économie allemande.

Nouvelle année, vieille pensée

Aujourd’hui commence la nouvelle année académique en Suisse. Pour les étudiant(e)s en sciences économiques cela ne coïncidera pas avec l’étude d’une école de pensée nouvelle, capable d’éradiquer les graves défauts conceptuels et méthodologiques de la pensée dominante en la matière, qui est à l’origine de la crise financière globale et systémique éclatée en 2008 et dont les conséquences négatives n’ont pas encore disparu pour une partie non-négligeable de la population mondiale.

Sept années exactes après la mise en faillite de Lehman Brothers aux États-Unis, le monde (académique) est encore victime d’une pensée à sens unique en économie, nourrie par des travaux toxiques pour notre société mais indispensables pour la carrière professionnelle de la large majorité des enseignants–chercheurs dans les Facultés d’économie du monde occidental.

Au vu de l’impuissance et de l’incapacité des pouvoirs politiques face à la dérive qui s’est installée dans lesdites Facultés après la «révolution» néolibérale des années 1970 – qui a fait progressivement table rase de toute pensée critique avec une stratégie parascientifique très efficace à en juger par la disparition du pluralisme dans l’analyse économique – il revient désormais à la seule communauté estudiantine la possibilité de réclamer avec insistance le rétablissement de la véritable pluralité des approches aux questions d’ordre économique à l’échelle nationale et à celle internationale.

En l’état, il existe des collectifs d’étudiant(e)s en sciences économiques actifs dans bien des pays pour rétablir les conditions nécessaires pour l’émancipation intellectuelle des nouvelles générations d’économistes. Aussi, y a-t-il encore une petite minorité d’enseignants–chercheurs en économie politique qui connaissent et utilisent l’histoire de la pensée économique dans leurs activités professionnelles, même si une partie d’entre eux a été expulsée des Facultés d’économie (ou n’a jamais pu y être intégrée) pour être placée dans d’autres Facultés dont le profil ou la réputation ne portent pas atteinte à la dictature des économistes néolibéraux sur les choix publics, permettant ainsi de satisfaire surtout des intérêts privés bien précis et désormais facilement identifiables par toute personne honnête au plan intellectuel.

La crise financière qui a suivi la mise en faillite de Lehman Brothers a peut-être surmonté sa période la plus difficile et virulente, mais la crise des «sciences économiques» que celle-là a révélée au grand public ne fait que s’aggraver en réalité, au fur et à mesure du départ à la retraite des enseignants–chercheurs qui connaissent et utilisent à bon escient l’histoire de la pensée économique, désormais remplacés la plupart du temps par «des idiots savants, érudits sur le plan technique, mais tout à fait ignorants des problèmes économiques réels» (Anne Krueger et al., 1991, pp. 1044-5, nous traduisons).

Référence

Krueger, A.O., K.J. Arrow, O.J. Blanchard, A.S. Blinder, C. Goldin, E.E. Leamer, R. Lucas, J. Panzar, R.G. Penner, T.P. Schultz, J.E. Stiglitz et L.H. Summers (1991), “Report of the Commission on graduate education in economics”, Journal of Economic Literature, vol. 29, n°3, pp. 1035-53.

La BNS surchauffe l’immobilier

N’en déplaise aux promoteurs immobiliers et aux banques qui font des affaires lucratives en octroyant des prêts hypothécaires à travers notre pays: le marché immobilier suisse continue d’inquiéter les économistes (très peu nombreux en l’état) qui ont une vision systémique de l’activité économique et ne défendent aucun intérêt partisan mais sont soucieux du bien commun.

Comme le montre l’évolution de l’UBS Swiss Real Estate Bubble Index depuis bien des trimestres, le marché immobilier helvétique est affecté par une surchauffe des prix qui risque d’entraîner ce marché dans une chute brutale, en cas d’événements défavorables à la poursuite de cet état d’exubérance irrationnelle entretenue par le taux d’intérêt négatif que la Banque nationale suisse (BNS) prélève – depuis le 22 janvier 2015 – sur une partie des dépôts des banques auprès d’elle, poussant celles-ci à rétablir leur rentabilité par des activités liées directement ou indirectement au secteur immobilier.

Les éléments pouvant déclencher un plongeon des prix, donc aussi de l’activité, sur le marché immobilier suisse sont déjà assez nombreux et clairement identifiables à présent:

–      un nombre croissant de personnes résidant en Suisse craignent pour l’évolution de l’activité économique et dès lors pour leurs perspectives d’emploi et de rémunération, pouvant entraîner des difficultés à payer ou à refinancer leurs dettes hypothécaires dans un horizon temporel rapproché (selon les données de la BNS, pas moins d’un tiers des dettes hypothécaires en Suisse a une maturité n’allant pas au-delà d’une année, ce qui représente 300 milliards de francs suisses et donc la moitié du produit intérieur brut helvétique);

–      les entreprises sont de plus en plus nombreuses à réfléchir à l’égard d’une relocalisation à l’étranger d’une partie de leurs activités, au vu des pressions sur leurs marges bénéficiaires induites par le «franc fort» ainsi que de l’incertitude persistante en ce qui concerne l’issue du vote du 9 février 2014 contre l’immigration «de masse»;

–      les banques ayant octroyé des crédits hypothécaires ne respectant pas les règles prudentielles en la matière ne maîtrisent pas du tout le risque (qui pourrait être, ou devenir, systémique) y afférant dans leurs propres bilans.

Dès lors, déjà bien avant que la BNS «normalise» sa politique des taux d’intérêt lorsque la zone euro sera sortie de sa propre crise (ce qui est loin d’être le cas), le cycle haussier sur le marché immobilier suisse est censé subir un renversement de tendance assez rapide, déclenché par la combinaison des trois éléments résumés plus haut. Le cas échéant, une «déflation par la dette» (à la Fisher–Minsky) s’installerait à travers la Suisse, résultant d’une réduction du revenu disponible des ménages endettés qui n’arriveraient plus à rembourser ni à refinancer à des taux d’intérêt supportables leurs dettes hypothécaires, entraînant alors toute la filière immobilière dans la crise.

Références

Fisher, I. (1933), “The debt-deflation theory of great depressions”, Econometrica, vol. 1, n°4, pp. 337-57.

Minsky, H.P. (1981), “Debt-deflation processes in today’s environment” (Hyman P. Minsky Archive Paper 229).

Vivement le Grexit!

Cet été a été torride autour de la Méditerranée. Mais les événements politiques tragicomiques qui se sont déroulés au sujet de la Grèce sur le plan européen ne relèvent aucunement d’un coup de chaleur. C’est un véritable coup d’État qui a eu lieu, inspiré par l’attitude abominable du Ministre des finances allemand – un juriste qui visiblement n’a pas suffisamment de compétences d’ordre macroéconomique et qui donc fait confiance aux slogans de la pensée dominante en la matière, n’en déplaise aux partisans de la démocratie et du pluralisme en économie politique.

Il ne s’agit pas uniquement de l’acceptation par Alexis Tsipras de l’«accord» qu’il a signé – avec un gros couteau sous la gorge – au petit matin du 13 juillet dernier à Bruxelles dans le cadre du sommet de la zone euro (un forum de discussion a-démocratique, qui ne tient aucun procès-verbal de ses propres décisions et qui n’a pas de règles à cet égard, sauf la règle du plus fort auquel se rallient, par un comportement moutonnier, celles et ceux qui sont occupés à satisfaire avant tout leurs intérêts personnels, nonobstant leur rôle institutionnel de premier plan au niveau national, voire européen).

Il s’agit surtout et notamment de ce qui s’est passé depuis la signature dudit «accord» dont les éléments principaux ont été rendus publics par une déclaration du sommet de la zone euro qui révèle sans gêne son caractère de toute évidence dictatorial et humiliant pour le peuple grec, frappé par une crise humanitaire et désormais puni pour avoir osé se prononcer, de manière démocratique, contre le prolongement sans fin de mesures d’austérité qui ne font qu’aggraver la situation d’une partie non-négligeable de la population grecque et que la majorité du peuple a clairement refusées lors du référendum tenu en Grèce le 5 juillet 2015.

Sous l’intenable menace un tant soit peu voilée de la Banque centrale européenne, qui de manière subreptice exerce de plus en plus un rôle politique en dépit du fait que les membres de cette autorité monétaire ne sont aucunement élus par le peuple de l’Euroland, Mario Draghi et ses collègues au sein du Conseil des gouverneurs ont fait plier Tsipras et son gouvernement (élu, lui, selon les règles démocratiques), fermant le robinet par lequel les banques grecques pouvaient obtenir la liquidité d’urgence (Emerging Liquidity Assistance) afin de rester au fil de l’eau.

Après avoir sacrifié la tête de son ancien Ministre des finances, le seul qui, au sein de l’Eurogroupe, a toujours eu une attitude scientifique (et pas partisane ou technocratique) par rapport aux graves problèmes sur la table (et derrière les coulisses), Tsipras s’est complètement plié face à la «troïka» des créanciers étrangers, qui intègrent désormais aussi le représentant du Mécanisme européen de stabilité dans le troisième (et peut-être dernier?) plan de «sauvetage» de l’économie hellénique – un plan qui ne dit pas son nom et que toutes ses parties prenantes savent qu’il n’aboutira pas aux résultats annoncés avec beaucoup d’hypocrisie par ses plus fervents avocats.

Au vu de ces événements et de l’attitude exécrable de l’Eurogroupe et du sommet de la zone euro, l’économie et la société en Grèce ont tout l’intérêt à quitter l’Euroland (s’inspirant du défaut de paiement argentin au début de ce siècle), sachant que, de toute manière, la permanence de la Grèce dans la zone euro ne lui permettra pas de sortir du coma à long terme.

Il suffit d’ailleurs de lire l’article de Yanis Varoufakis publié par Die Zeit le 15 juillet dernier, pour comprendre que le couteau sous la gorge de Tsipras a les empreintes digitales du Ministre des finances allemand, qui vise ouvertement une sortie de la Grèce de l’Euroland (le désormais fameux Grexit), surtout pour montrer à d’autres pays «récalcitrants» – entendez l’Espagne et l’Italie, voire la France – qu’ils ont intérêt à ne pas essayer de répéter l’expérience de désobéissance grecque, s’ils ne veulent pas sortir (ou être expulsés) à leur tour de la zone euro le moment venu.

Or, à la lecture du «Rapport des cinq présidents» (à savoir le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le président du sommet de la zone euro, Donald Tusk, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, et le président du Parlement européen, Martin Schulz) pour «compléter l’Union économique et monétaire européenne» on ne peut qu’être abasourdi par l’absence de vision paneuropéenne de ses signataires, qui imaginent pouvoir continuer le long de la trajectoire inconcluante par laquelle, suivant leurs prédécesseurs, ils ont forgé le Léviathan européen qui a fait table rase du droit à l’autodétermination des peuples de l’Euroland.

Dans ces conditions et considérant le scénario que ledit «Rapport» va amener à réaliser à l’horizon 2025, il convient pour la Grèce de sortir à court terme de la zone euro en se débarrassant de la chemise de force imposée par le Léviathan européen, afin d’avoir une lueur d’espoir tout en sachant que sa population devra encore faire bien des sacrifices et ne pourra pas se contenter d’avoir retrouvé sa souveraineté monétaire. Quoi qu’il en soit, un avenir de souffrances c’est toujours mieux que de souffrir sans avoir aucun avenir devant soi.

La capture des banques centrales

La Banque nationale suisse (BNS), de manière analogue à la Banque centrale européenne, est indépendante du gouvernement, mais a été désormais capturée par les milieux bancaires, qui exercent de manière subreptice leur influence sur ses décisions de politique monétaire, afin de tirer toujours leur épingle du jeu, peu importe la situation financière au plan global.

En ce qui concerne la BNS, son choix de frapper par un taux d’intérêt négatif une partie des avoirs que les banques ont déposés chez elle – n’en déplaise à celles-ci – leur permet assez facilement d’échapper à cette taxe sur les dépôts en en transférant la charge, d’une manière ou d’une autre, à leur propre clientèle (déposants et/ou débiteurs de tout genre).

Il en irait autrement si la BNS, au lieu de frapper les stocks (entendez les dépôts bancaires), frappait les flux (à savoir, les achats de francs), parce que, dans le deuxième terme de l’alternative, les banques n’ont pas la possibilité de se soustraire au paiement d’une taxe «Tobin» sur le marché des devises, dans la mesure où elles achètent des (milliards de) francs suisses pour leur propre compte au lieu de le faire pour celui de leur clientèle.

Certes, il serait toujours possible pour les banques frappées d’une taxe sur les achats de francs suisses d’en répercuter la charge sur (la partie moins importante de) leur clientèle, mais cela aurait au moins le grand avantage de réduire la survalorisation du franc suisse (à l’avantage de la branche touristique et des entreprises helvétiques tournées vers les exportations) et d’apporter quelques milliards de recettes fiscales que la Confédération pourrait bien utiliser pour soutenir les entreprises qui sont vraiment en difficulté – malgré leurs efforts – à cause du franc fort.

Lorsqu’il y a des conflits d’intérêts entre la finance et l’économie réelle, la BNS devrait faire preuve d’indépendance à 360 degrés – donc aussi à l’égard des milieux bancaires –, comme l’exige d’ailleurs son mandat constitutionnel: «En sa qualité de banque centrale indépendante, la Banque nationale suisse mène une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays» (Art. 99 § 2, Constitution fédérale suisse).

Il est vrai que la définition des «intérêts généraux du pays» n’est pas aisée, surtout lors de turbulences majeures au niveau financier, mais au vu de l’inefficience et des conséquences négatives de la politique des taux d’intérêt négatifs il est impératif de se demander si la BNS a saisi correctement quels sont ces intérêts ou si elle les confond avec ceux (de court terme) des banques en Suisse. Le doute est légitime.