Une réforme structurelle est nécessaire pour éviter la prochaine crise bancaire

Il ne faut pas croire qu’un niveau de fonds propres supérieur aux règles actuellement en vigueur pour les banques d’importance systémique («too big to fail») aurait rendu moins probable une ruée sur Credit Suisse, compte tenu des graves problèmes que cette banque a connus au cours des années qui ont précédé son rachat forcé par sa rivale historique, UBS. Cette ruée bancaire est en fait le résultat d’une série de graves problèmes affichés par Credit Suisse, notamment les pertes milliardaires annoncées pour l’année 2022. Une augmentation des fonds propres de Credit Suisse n’aurait pu éviter une ruée sur cette banque qu’à condition que sa direction générale eût préalablement adopté une stratégie beaucoup moins risquée, réduisant ses activités de banque d’investissement après l’éclatement de la crise financière mondiale à l’automne 2008. C’est d’ailleurs le virage qu’UBS avait été contraint de prendre, l’amenant ainsi à abandonner largement ce type d’activités pour se concentrer sur la banque commerciale et la gestion de fortune, réduisant par conséquent son exposition au risque avec des résultats positifs pour ses actionnaires, et rassurant finalement aussi ses déposants, contrairement à ce qui s’est passé pour Credit Suisse.

Il n’en reste pas moins que l’augmentation des ratios de fonds propres pourrait réduire la complexité de la réglementation bancaire, qui est, en réalité, le fruit de l’imagination des différentes autorités de contrôle: il est en fait impossible d’évaluer correctement les risques associés aux différentes catégories d’actifs financiers. Ceci est d’autant plus vrai qu’une part importante des activités financières des banques est très opaque et complexe. En effet, risque et incertitude ne doivent nullement être considérés comme synonymes, car le premier ne peut être mesuré que s’il existe un nombre fini de scénarios possibles (comme au poker), alors que l’incertitude est liée à l’existence d’un nombre infini de scénarios futurs, rendant alors ledit futur inconnaissable et donc imprévisible. Par conséquent, l’adoption de ratios de fonds propres beaucoup plus élevés que ceux qui existent en l’état pourrait réduire la complexité de la réglementation financière, quand bien même ces exigences demeureraient largement insuffisantes pour empêcher une autre crise financière systémique similaire à celle qui a résulté de la faillite de Lehman Brothers le 15 septembre 2008.

Or, deux critiques récurrentes concernant l’introduction de ratios de fonds propres plus élevés doivent être renvoyées à leur expéditeur (dont les intérêts coïncident généralement avec ceux des institutions financières). La première critique consiste à affirmer que le relèvement des exigences minimales de fonds propres pour les banques entraîne des coûts plus élevés pour celles-ci, donc une diminution de leurs profits. Il n’en est rien dans les faits, puisque les banques sont généralement en capacité de répercuter ces coûts sur les clients auxquels elles accordent des prêts. D’ailleurs, comme l’a noté James Tobin, les banques sont en mesure d’ouvrir des lignes de crédit même si elles ne disposent pas des dépôts préalables. Joseph Schumpeter, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, expliquait à ce propos que, dans le cas des banques, ce sont les prêts qu’elles accordent qui créent les dépôts, tandis que c’est logiquement l’inverse pour les institutions financières non-bancaires, telles que les fonds spéculatifs et les compagnies d’assurance. Ces institutions doivent d’abord obtenir le montant d’épargne qu’elles veulent prêter, car elles ont une contrainte budgétaire – que les banques n’ont logiquement pas.

À cet égard, la deuxième critique fallacieuse des milieux financiers est l’affirmation selon laquelle toute augmentation des exigences minimales de fonds propres pour les banques les amènerait à réduire le volume des prêts qu’elles accordent, réduisant ainsi à la fois la croissance et le niveau d’emploi dans l’ensemble de l’économie. Il s’agit également d’un argument facile à réfuter en réalité, puisque les banques peuvent prêter tout montant qu’elles considèrent profitable pour elles, sans qu’aucune limite ne leur soit imposée par un quelconque niveau d’exigences en matière de fonds propres. Ce niveau ne doit être atteint qu’après que la banque ait prêté un montant quelconque: la banque, en fait, ouvre d’abord toute ligne de crédit qui lui semble profitable, et seulement ensuite cherche les dépôts nécessaires pour la financer et satisfaire ainsi aux exigences de fonds propres. Le volume de crédits accordés par les banques résulte donc toujours des choix de comportement de ces dernières, et ce quel que soit le niveau minimum des ratios de fonds propres.

C’est pourquoi la réglementation bancaire se doit d’être entièrement revue, exigeant que les banques qui acceptent de prêter pour réaliser des opérations improductives, c’est-à-dire des opérations purement financières, disposent d’abord de tous les fonds nécessaires pour financer ces opérations. En d’autres termes, il doit y avoir une réserve de liquidité de 100% pour les transactions que les banques décident de financer par des prêts, quand ces transactions ne génèrent aucun revenu dans l’ensemble de l’économie. Ce régime de réserve intégrale ne devrait cependant jamais être appliqué aux prêts bancaires pour les transactions formant un revenu dans l’économie, entendez les transactions à l’origine du produit intérieur brut, suite au paiement des salaires par les entreprises sur le marché du travail – qui est, en fait, le seul véritable facteur de production, à savoir, la seule source logique du revenu national.

Seule une telle réforme structurelle de l’activité bancaire peut empêcher les banques, notamment celles d’importance systémique, de continuer à jouer au grand casino de la finance globale. D’autant plus qu’elles savent désormais pouvoir compter sur l’intervention de l’État en cas d’insolvabilité, faisant ainsi d’elles des institutions financières qui, non seulement dictent les choix aux entreprises de toutes sortes, mais dictent aussi les lois aux autorités politiques et influencent l’élaboration des réglementations financières, de sorte que les intérêts des élites, notamment de la finance globale, sont préservés au détriment du bien commun.

De Credit Suisse à UBS, les problèmes s’aggravent

Le Conseil fédéral ne pouvait pas tergiverser en prenant sa décision d’éviter à tout prix la faillite de Credit Suisse, orchestrée en quelques jours et annoncée le 19 mars 2023, à l’issue d’un week-end particulièrement tendu pour les différents acteurs de l’économie suisse et de la finance mondiale.

L’intervention des autorités politiques suisses et de la Banque nationale suisse était alors devenue évidente, indispensable et impérative, compte tenu de la perte de confiance des actionnaires de Credit Suisse à l’origine de l’effondrement du cours de son action sur les marchés boursiers. Bien que cette banque d’importance systémique («too big to fail») ait satisfait aux exigences, par ailleurs largement insuffisantes, en matière de liquidités et de fonds propres imposées au Credit Suisse par les réglementations nationales et internationales, cela n’a pas suffi à empêcher la panique et la ruée sur cette banque d’un grand nombre de ses actionnaires et de ses déposants. L’effet domino a été très rapide et problématique, obligeant la Confédération suisse à intervenir pour dissiper les doutes sur la résilience du secteur bancaire national, lui-même étroitement lié au secteur financier international.

UBS a ainsi pu exploiter à son avantage (à court terme) sa position avantageuse sur la place bancaire suisse pour acquérir Credit Suisse à un prix intéressant, reprenant toutes ses activités sur les marchés financiers. En résulte par conséquent un colosse bancaire jouissant d’une position dominante tant en Suisse que dans l’économie globale. Un colosse qui pourra continuer de spéculer des sommes énormes dans l’immense casino de la finance de marché, étant donné la garantie désormais explicite dont il bénéficie de la part de l’État – entendez de la Confédération et de la Banque nationale suisse – après deux interventions urgentes qui ont permis d’éviter les faillites d’UBS et de Credit Suisse en 2008 et 2023 respectivement.

Or, ni la crise financière globale qui a éclaté à l’automne 2008 après la mise en faillite de la banque d’investissement Lehman Brothers, ni le sauvetage in extremis de Credit Suisse en mars 2023 n’auront servi de leçon ni aux régulateurs et superviseurs des institutions financières, ni à ces dernières, qui sont au contraire désormais certaines que, dans leur ensemble, elles sont trop grandes pour qu’on les laisse partir en faillite. En outre, l’acquisition de Credit Suisse par UBS aura pour conséquence une concentration des activités du secteur bancaire suisse. L’immense part de marché d’UBS dans le système bancaire national lui permettra dès lors de dicter ses conditions à l’ensemble de ses emprunteurs, qu’il s’agisse de personnes ayant des hypothèques ou d’entreprises ayant contracté des prêts pour financer leurs activités économiques.

Dans une économie libérale comme celle de la Suisse, le paradoxe est double à cet égard: d’une part, ces banques d’importance systémique répondent à une logique de privatisation des profits et de socialisation des pertes du fait qu’elles sont trop grandes pour faire faillite; d’autre part, la concentration du pouvoir de marché permise par la reprise de Credit Suisse par UBS va à l’encontre du principe de la libre concurrence ainsi que de celui de la responsabilité individuelle de chaque acteur économique. La nouvelle UBS sera non seulement trop grande pour faire faillite, mais aussi trop grande pour être gérée correctement, puisque les activités financières les plus rentables – mais aussi les plus risquées – sont celles qui sont menées dans le grand casino de la finance globale dont les principaux acteurs sont précisément ces institutions financières qui se savent too big to fail, profitant du fait qu’elles soient également trop grandes pour être correctement supervisées. Les autorités de surveillance des marchés financiers n’ont en effet pas la capacité d’observer les activités menées par ces institutions dans le monde entier et se limitent par conséquent souvent à superviser uniquement les activités menées à l’intérieur de leurs propres frontières nationales. D’autant plus que ces autorités sont en concurrence les unes avec les autres pour empêcher que certaines des activités les plus rentables menées par les banques d’importance systémique ne soient délocalisées en dehors de leur territoire national, entraînant ainsi, supposément, une perte de compétitivité en sus d’un affaiblissement de la croissance économique pour leur propre pays.

Le scénario à court terme semble donc déjà tracé et très inquiétant, tant pour celles et ceux qui craignent de perdre leur emploi, notamment sur la place financière suisse (compte tenu des réductions d’effectifs déjà annoncées dans ce qui reste du Credit Suisse), que pour de nombreuses activités économiques qui dépendent du financement des institutions bancaires. Inquiétude d’autant plus grande à un moment où les taux d’intérêt suivent une trajectoire à la hausse, dans le sillage des choix de politique monétaire de la Banque nationale suisse – qui ne parviendront toutefois pas à freiner l’augmentation des prix à la consommation, mais pourraient au contraire l’accentuer, puisque les banques exigeront des taux d’intérêt plus élevés pour financer les coûts de production des entreprises, amenant nombre d’entre elles à répercuter cette hausse des intérêts bancaires sur leurs prix de vente. Une fois de plus, ce sont les plus fragiles financièrement qui en feront les frais, créant une spirale qui entraînera l’ensemble de l’économie vers le bas, avec des répercussions négatives aussi pour les finances publiques. Les tensions sociales n’en seront qu’exacerbées et l’on constatera une aggravation de la situation sur un marché du travail déjà confronté à une série de problèmes qui se chevauchent et se renforcent mutuellement – compte tenu aussi de l’absence de volonté et d’action politique à cet égard.

Comme si cela ne suffisait pas à pousser l’économie et la société dans son ensemble vers l’abîme, le rachat de Credit Suisse par UBS engendrera davantage de problèmes liés au réchauffement climatique dans la mesure où le mastodonte résultant de ce rachat sera un acteur majeur dans le domaine du financement des activités liées aux combustibles fossiles. Cela exacerbera la crise environnementale et le monde entier sera davantage exposé aux risques climatiques, augmentant également les risques de poursuites judiciaires pour les banques (soi-disant) suisses, ceci nuisant grandement à la réputation internationale de la Suisse, à la fois en tant que centre financier et en tant que zone géographique où toute activité économique peut avoir lieu et devrait servir l’intérêt général pour le bien commun.

La prochaine crise financière est en train d’éclater

Le 10 mars 2023, les autorités de régulation américaines se sont empressées de saisir les actifs de la Silicon Valley Bank (SVB), à la suite d’une ruée sur cette banque, la 16ème plus grande institution bancaire du pays. SVB a fait faillite après que les déposants aient massivement et soudainement cherché à retirer leur argent, alors que l’inquiétude sur sa situation financière se répandait.

Il y a quatre similitudes entre la situation actuelle et la crise financière globale éclatée en 2008. Premièrement, les banques en difficulté font l’objet d’une ruée bancaire (bank run en anglais), c’est-à-dire qu’un nombre important et croissant de déposants se précipitent pour retirer leurs propres dépôts car ils craignent l’insolvabilité des banques. Deuxièmement, ces difficultés affectent rapidement le marché interbancaire, où les banques créancières cherchent à se faire rembourser par les banques débitrices, les premières craignant que les secondes ne soient elles aussi illiquides et insolvables. Cela induit un effet domino qui peut rapidement donner lieu à une crise bancaire, le marché interbancaire étant en fait gelé puisqu’aucune banque n’est disposée à fournir une ligne de crédit à une autre. Troisièmement, la contagion atteint également les marchés financiers, tant aux États-Unis que dans le reste de l’économie globale. La politique monétaire américaine représente enfin la quatrième similitude: dans les deux cas, les augmentations du taux d’intérêt directeur ont entraîné une série de problèmes de liquidité pour les institutions financières dans la mesure où plusieurs banques ont eu du mal à gagner suffisamment d’intérêts pour financer leurs propres paiements d’intérêts, à la fois sur le marché interbancaire et au-delà.

Il existe toutefois des différences entre la crise actuelle et celle éclatée en 2008. À l’époque, les crypto-actifs n’avaient pas encore fait leur apparition, et une large fraction des prêts accordés par les banques aux États-Unis étaient assortis d’une garantie physique, à savoir des biens immobiliers, que les banques créancières étaient pour une part en mesure de vendre sans trop de pertes pour leurs propres activités commerciales. En revanche, la crise qui nous occupe se démarque en tant que l’on observe également un certain nombre de problèmes de liquidité et de solvabilité quant aux crypto-actifs et aux institutions y liées, et qu’une part importante des prêts bancaires n’ont pas de garantie physique du fait qu’ils sont simplement basés sur la spéculation sur les marchés financiers. Le risque d’une nouvelle récession aux États-Unis est donc probable, d’autant plus compte tenu des multiples turbulences que traverse actuellement l’économie globale, parmi lesquelles les goulets d’étranglement de la chaîne d’approvisionnement et les renchérissements qui ont réduit les perspectives de croissance économique réelle et les niveaux d’emploi dans le monde entier.

Face à la perspective d’une nouvelle crise financière, l’administration Biden a été contrainte d’annoncer un plan de sauvetage qui garantit que tous les déposants de la SVB ne perdront pas leur épargne dans cette banque. Cela devrait permettre d’éviter une ruée sur les banques, mais pourrait ne pas suffire à éviter une crise bancaire, dans la mesure où nombre d’autres banques aux États-Unis sont susceptibles de connaître des problèmes d’illiquidité ou même d’insolvabilité qui gèleraient le marché interbancaire, générant ainsi une crise bancaire systémique et, par extension, une crise financière mondiale.

Par ailleurs, les autorités de régulation américaines ont fermé la Signature Bank, basée à New York, afin d’éviter que la crise bancaire ne s’étende. Il s’agit toutefois d’un signal très clair qu’une crise bancaire majeure se profile aux États-Unis, dont les répercussions se feront rapidement sentir sur l’ensemble du secteur financier américain, en particulier en ce qui concerne les crypto-actifs, les entreprises technologiques et les sociétés financées par du capital-risque. L’effet domino ne saurait tarder à se produire, surtout si les interventions des régulateurs américains et de l’administration Biden ne suffisent pas à convaincre les institutions financières et les déposants que l’insolvabilité de la SVB et de la Signature Bank ne posera pas de problème majeur à l’ensemble du secteur bancaire et, au-delà, aux marchés financiers, tant aux États-Unis que dans l’économie globale, de plus à un moment où les crypto-actifs représentent une autre bombe à retardement.

Les conditions économiques pour la paix

«Un an s’est écoulé depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et rien ne semble indiquer que les flammes de la guerre s’éteignent. Pourquoi la guerre continue-t-elle? Pourquoi les tensions militaires augmentent-elles à l’échelle mondiale?»

Par ce constat et ces questions fondamentales, un appel signé par de nombreux enseignants–chercheurs en sciences économiques a été publié dans le Financial Times du 17 février 2023. En effet, les facteurs ayant fait éclater cette guerre le 24 février 2022 se trouvent avant tout dans le domaine économique: il existe, en l’état, deux types de capitalisme qui se font face. D’un côté, il y a le capitalisme occidental (de matrice néo-libérale anglo-saxonne), qui depuis les années 1980 a poussé notre système économique vers la déréglementation, la libéralisation, la financiarisation et la globalisation effrénées. De l’autre, il y a désormais le capitalisme d’État dont la Chine est le leader au niveau mondial. Au milieu de ces deux blocs opposés se trouve la Russie, qui est une puissance militaire mais certainement pas (encore) une puissance économique sur le plan global.

Les tensions géopolitiques opposant l’Occident (chapeauté par les États-Unis) au bloc oriental (sous la sphère d’influence chinoise) portent sur l’hégémonie du pouvoir dont la déclinaison économique est la plus évidente et vraisemblablement la plus importante. La crise liée au Covid-19 a imprimé un virage à la globalisation dans la mesure où les États-Unis sont en train de relocaliser dans l’économie nationale une partie des activités économiques qui avaient auparavant été délocalisées dans les nations asiatiques afin de réduire leurs coûts de production. S’oppose à ce phénomène la tendance inverse, qui cherche à pénétrer les marchés occidentaux grâce notamment à la position créancière des pays comme la Chine, tandis que les États-Unis sont dans une position fortement débitrice au niveau international. C’est en effet la Chine qui investit désormais dans les économies occidentales, pour en tirer des bénéfices aussi en ce qui concerne l’innovation et le progrès technique, quand les États-Unis et l’Europe affichent à cet égard une perte de vitesse considérable.

Or, si l’on veut mettre fin au conflit en Ukraine, il convient d’empêcher que les États-Unis puissent continuer à avoir le «privilège exorbitant» (comme l’expliqua Jacques Rueff déjà en 1963) de pouvoir acheter à l’étranger sans payer réellement, du fait que le reste du monde (la Chine, entre autres) exporte aux États-Unis des produits sans rien recevoir en échange, mise à part une promesse de paiement dont l’objet n’est autre que cette même promesse. C’est donc ce désordre monétaire international qu’il est nécessaire de résoudre par une réforme structurelle du régime des paiements internationaux, parce qu’aucune monnaie nationale (à l’instar du dollar américain) n’est logiquement en mesure d’assurer le paiement final des transactions entre deux espaces monétaires différents. Dans ce désordre monétaire international, la Chine monte également en puissance, puisque l’émission d’un yuan digital pourrait remplacer l’utilisation du dollar américain dans le commerce international des BRICS (à savoir, le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud). D’ailleurs, le lancement d’une monnaie digitale de banque centrale par la Chine et son utilisation par les BRICS représentent en soi un facteur de tensions géopolitiques majeures, dans la mesure où le rôle du dollar américain au plan international en sera considérablement émasculé.

Les conditions économiques pour la paix à l’échelle mondiale reposent par conséquent sur la nécessité de repenser la globalisation ainsi que sur l’établissement d’un nouvel ordre monétaire international, tributaire de l’émission d’une véritable monnaie supranationale qui, toutefois, ne saurait remplacer les monnaies nationales mais devrait être utilisée pour le paiement final des transactions internationales entre les différentes banques centrales nationales.

Aussi longtemps que ces conditions ne seront pas remplies, les tensions géopolitiques continueront à se manifester et à nourrir les conflits, aussi bien sociaux que militaires, tant au sein des pays qu’entre ceux-ci, notamment entre les deux blocs formés respectivement par le capitalisme néo-libéral et par le capitalisme d’État.

Le renchérissement n’est pas dû à l’inflation

La Banque centrale européenne va encore relever de 50 points de base ses taux d’intérêt directeurs lors de la réunion de son Conseil des gouverneurs le 16 mars prochain.

L’objectif de cette décision est de réduire le taux d’inflation mesuré sur le marché des produits au sein de la zone euro, qui en l’état dépasse largement l’objectif de stabilité des prix sur ce marché – fixé à 2% de renchérissement annuel.

Or, il faut bien distinguer l’inflation du renchérissement des prix à la consommation. L’inflation est un désordre macroéconomique qui s’avère lorsque le système bancaire (composé de la banque centrale et des banques secondaires) émet trop de monnaie par rapport au produit intérieur brut. En résulte alors une dilution du pouvoir d’achat de la monnaie, même si souvent le niveau des prix à la consommation n’augmente pas, étant donné qu’une grande partie de cette somme de monnaie excédentaire est injectée sur les marchés financiers, suite à l’ouverture des lignes de crédit que les banques s’octroient entre elles (sur le marché interbancaire) pour effectuer des transactions essentiellement spéculatives.

Dans l’état actuel des choses, le renchérissement des prix à la consommation n’est pas imputable à l’inflation, mais aux problèmes dont souffrent les entreprises pour satisfaire la demande sur le marché des produits, suite à la pandémie de Covid-19 et à la guerre en Ukraine. Par conséquent, ledit renchérissement n’est pas dû à des perturbations du côté de la demande mais bien de l’offre. Il est, dès lors, aisé de comprendre que le durcissement de la politique monétaire ne saurait réellement réduire l’augmentation des prix à la consommation, mais risque plutôt de l’aggraver dans la mesure où les entreprises qui vont devoir payer des taux d’intérêt plus élevés sur les crédits bancaires dont elles ont besoin pour financer leurs coûts de production en répercuteront la charge sur leurs prix de vente des biens et services.

En réalité, l’augmentation des taux d’intérêt profite uniquement au secteur bancaire, dans la mesure où les banques font payer des taux d’intérêt plus élevés à leurs débiteurs (tandis qu’elles n’augmentent pas de manière proportionnelle les taux d’intérêt qu’elles versent aux déposants). Cela expose toutefois la société à un risque de crise bancaire si un nombre important de débiteurs venait à ne plus parvenir à rembourser leurs dettes – sur le marché hypothécaire comme sur celui des prêts aux petites ou moyennes entreprises.

Lors de la crise financière globale éclatée en 2008, les banques centrales ont été considérées comme les sauveurs du système économique. Aujourd’hui, elles sont en train de nuire à leur propre réputation suivant une trajectoire à la hausse des taux d’intérêt qui ne peut que péjorer la situation et les perspectives sur le plan macroéconomique.

L’économiste américain Paul Samuelson – qui a reçu le «Prix Nobel» d’économie en 1970 – affirma justement que les économistes ont deux yeux: «l’un pour regarder la demande et l’autre l’offre» (sur le marché des produits). Les banquiers centraux, entre autres, devraient dès lors ouvrir leurs deux yeux afin de voir clairement l’ensemble de la réalité économique et prendre des décisions visant l’intérêt général, plutôt que de satisfaire des intérêts particuliers au détriment du bien commun.

La Macronomie est vouée à l’échec

Si Emmanuel Macron n’a plus rien à perdre car son mandat n’est plus renouvelable, la France dans son ensemble, elle, risque gros. La politique économique se doit de changer de paradigme et d’abandonner la vision néo-libérale qui, depuis 40 ans, péjore la situation dans laquelle se trouvent de très nombreuses personnes résidant dans l’Hexagone.

La dernière trouvaille néo-libérale en date est celle portant sur la réforme du système de retraite, qui, en France comme ailleurs en Europe, vise à augmenter l’âge minimum de départ à la retraite, dans le but de résoudre les problèmes de financement des pensions. Or, à bien y regarder, ces problèmes ne feront que s’aggraver au fur et à mesure que l’âge minimum de départ à la retraite augmente, pour au moins deux raisons. D’une part, cela va retarder l’entrée sur le marché du travail des jeunes, qui sont dans la force de l’âge mais demeurent sans emploi alors qu’ils pourraient remplacer une partie de la population active, qui, après bien des décennies de labeur, mérite sans doute de bénéficier d’une retraite à la hauteur de ses attentes. D’autre part, ces jeunes retraités pourraient contribuer à la croissance économique du produit intérieur brut (ou PIB, considérée comme la grandeur cardinale par les néo-libéraux) en s’occupant de leurs petits-enfants, afin que leurs parents puissent travailler à plein temps et stimuler ainsi l’activité économique et, de là, les profits des entreprises et les rentes des institutions financières sur les marchés globalisés.

La rapidité du progrès technique (il suffit de penser à la digitalisation des activités économiques) fait en outre que de plus en plus de travailleurs sont remplacés, lors de leur départ à la retraite ou de leur licenciement, par des machines de toute sorte (comme l’«intelligence artificielle»). La raison en est qu’une telle substitution permet aux entreprises de réduire leurs coûts de production et ainsi d’augmenter leurs taux de profit; profits qu’elles ne vont toutefois pas investir pour produire davantage, la demande étant déjà insuffisante sur le marché des produits, essentiellement à cause du «grand écart» dans la distribution du revenu national entre salaires et profits. Ces profits sont alors placés sur les marchés financiers, où ils tournent en rond (entendez sans aucun effet de ruissellement dans ce qu’il est coutume d’appeler l’économie «réelle») pour engendrer des rentes financières extravagantes, étant donné qu’elles dépassent largement le taux de croissance économique mesuré par le PIB.

Prolonger l’âge minimum de départ à la retraite va donc aggraver un chômage chez les 18–24 ans dépassant déjà 18% en 2022, incitant une partie de ceux-ci à quitter le pays en vue de trouver une place de travail ailleurs. Cela pose alors problème à la croissance démographique et par conséquent aussi au financement du système de retraite. Sans parler du fait qu’un exode de la sorte représenterait un mauvais investissement public dans la mesure où les dépenses que l’État a engagées pour l’instruction et la formation de ces jeunes n’auraient aucune retombée positive sur le territoire national une fois qu’ils le quittent pour mener leur vie à l’étranger, où ils trouvent un emploi qui – bon gré, mal gré – leur permet de vivre (un peu) mieux que dans leur propre pays.

L’avenir est sombre et la Macronomie le rend d’autant plus inquiétant.

La faute des banques centrales

Depuis l’éclatement de la crise financière globale en 2008, les banques centrales sont perçues (et se croient) comme des institutions toutes puissantes, capables de sauver le monde de toute sorte de cataclysmes, eux-mêmes induits par des facteurs endogènes au système économique. La crise économique liée à la pandémie, de même que la crise énergétique associée à la guerre en Ukraine, peuvent être résolues, semble-t-il, par l’intervention des banques centrales mobilisant plusieurs instruments (non-)conventionnels comme les taux d’intérêt et les «assouplissements quantitatifs». Ces derniers consistent à émettre des volumes exorbitants de monnaie centrale en vue de préserver l’ensemble de l’économie d’une crise systémique – comme celle éclatée suite au dépôt de bilan de la banque d’affaires Lehman Brothers aux États-Unis le 15 septembre 2008.

Or, en fait, depuis la contre-révolution néolibérale des années 1980 qui a rendu les banques centrales indépendantes des gouvernements (entendez qu’elles ne peuvent plus contribuer à financer les déficits publics en achetant les obligations d’État sur le marché primaire), les banques centrales se posent en soutien des institutions financières, intervenant constamment sur les marchés financiers pour en garantir les profits (y compris ceux des fonds spéculatifs), mais également afin d’en éviter une mise en faillite susceptible de déclencher une crise financière systémique à l’échelle de l’économie globale.

Cette transformation du rôle des banques centrales les a par conséquent détachées de la société réelle pour leur permettre de se consacrer au service des intérêts particuliers de la finance de marché. Toutefois, cela ne saurait que nuire à l’intérêt général par sa contribution à accroître l’instabilité financière au lieu d’agir pour le bien commun en soutenant les investissements publics ainsi que la transition écologique de l’économie dans son ensemble.

Le renchérissement du coût de la vie peut être atténué

L’année 2023 a commencé sur le plan économique global comme l’année précédente avait terminé, à savoir avec des problèmes pour quantité de ménages et de petites ou moyennes entreprises liés au fort renchérissement de nombreux biens résultant des tensions géopolitiques à l’échelle mondiale. Ces dernières n’ont en fait qu’aggravé les difficultés d’approvisionnement observées suite aux confinements, dans le sillage de la pandémie de Covid-19.

Les principales banques centrales dans l’économie globale ont dès lors changé leur fusil d’épaule pour adopter des politiques monétaires restrictives (entendez une série d’augmentations de leurs taux d’intérêt directeurs), afin de juguler la hausse des prix sur le marché des biens et des services. En réalité, il s’agit d’une approche erronée car, en l’état, le renchérissement des prix à la consommation découle non pas d’une augmentation de la demande sur le marché des produits, mais bien d’une série de difficultés du côté de l’offre. Qui plus est, cette remontée des taux d’intérêt directeurs est susceptible d’exacerber ledit renchérissement, du fait que bien des entreprises vont répercuter la hausse des taux d’intérêt qu’elles devront payer aux banques sur les prix de vente de leurs propres produits, dans une spirale qui tire encore davantage ces prix vers le haut. Ce d’autant plus que ces entreprises seront également sujettes à payer des taux d’intérêt plus élevés sur les hypothèques qu’elles ont obtenues auprès des banques pour financer l’achat de leurs immeubles.

Dès lors, il serait judicieux que les banques centrales s’abstiennent d’augmenter davantage leurs taux d’intérêt directeurs et que le secteur public prenne la relève en mettant en œuvre une politique fiscale et budgétaire visant l’intérêt général, à savoir, la cohésion sociale et la stabilité économique pour le bien commun.

Le cas échéant, la politique fiscale devrait prélever un impôt «de guerre» sur les profits extravagants de bien des entreprises dans le domaine énergétique, étant donné que ces profits ne découlent aucunement de leur mérite mais des tensions géopolitiques ainsi que des activités de spéculation sur le marché des produits énergétiques. À cet égard, il faudrait également prélever un tel impôt sur les profits des institutions financières qui spéculent sur ce marché au détriment tant de la stabilité financière que de la qualité de vie de la population mondiale.

De cette manière, la politique budgétaire pourrait être financée à hauteur des dépenses publiques nécessaires afin d’aider les personnes les plus démunies à mener une vie digne de ce nom en 2023 – une année qui, sinon, risque de passer à postérité comme celle où le paradigme de la croissance économique a laissé définitivement place à l’évidence empirique de la paupérisation globale. Ce serait alors le début de la fin…

La crise est le mot-clé de cette année (ou de ce siècle?)

Dans le système économique contemporain, les crises d’ampleur globale se succèdent désormais très rapidement. Ces crises sont endogènes à ce système, c’est-à-dire qu’elles sont toutes générées par les choix économiques des différents acteurs, parmi lesquels les entreprises, les institutions financières et le secteur public, sans oublier les individus dont les choix de consommation influencent le fonctionnement de notre système économique.

Sans remonter trop loin dans l’histoire économique, il suffit de rappeler la crise des prêts hypothécaires «subprime» qui a éclaté aux États-Unis à l’été 2006 et qui s’est rapidement transformée en une crise financière globale après la mise en faillite, le 15 septembre 2008, de la banque d’affaires Lehman Brothers. Les conséquences se sont en outre largement propagées aux économies du Vieux Continent, en particulier celles de la zone euro, après que le gouvernement nouvellement élu en Grèce en novembre 2009 eut annoncé que les comptes publics grecs avaient été truqués (avec l’aide de Goldman Sachs) pour dissimuler une part substantielle de la dette publique grecque en vue de l’adoption de l’euro au lieu de la drachme. La crise financière globale et la crise de l’Euroland sont donc des crises endogènes au système économique car elles sont nées du comportement des acteurs financiers – que les régulateurs ont négligé, voire ignoré, afin de satisfaire les intérêts de court terme des grandes institutions financières au poids politique majeur dans les pays dits «économiquement avancés». Les systèmes économiques de ces pays ont fortement souffert des conséquences négatives de ces crises et ont été affaiblis tant sur le plan structurel que conjoncturel: plusieurs petites et moyennes entreprises y ont fait faillite ou ont dû céder leurs activités par le biais de fusions et d’acquisitions. Cela a augmenté le chômage et par conséquent mis une pression à la baisse sur les salaires pour une partie importante des individus travaillant en Europe, aux États-Unis ou dans d’autres nations faisant partie de l’économie globale.

C’est précisément cette globalisation qui est à l’origine de la crise induite par la pandémie de Covid-19 qui a surgi début 2020 suite à l’annonce par la Chine de la découverte d’un premier cas d’infection au SARS-CoV-2 en novembre 2019 sur un marché d’animaux vivants et de fruits de mer dans la ville de Wuhan. En effet, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que ce nouveau coronavirus se propage dans les nations asiatiques et occidentales, ces pays étant largement interconnectés du fait de la globalisation de l’économie, qui permet de produire (à bas prix) des biens de toutes sortes (industriels et de consommation) dans les pays asiatiques, puis de les exporter dans le reste du monde. À ces flux commerciaux dans l’économie globale s’ajoutent les mouvements de personnes, qu’il s’agisse de travailleurs ou de touristes, qui ont ainsi rapidement véhiculé le virus de la Covid-19 d’une nation à l’autre. Il s’agit donc également dans ce cas d’une crise endogène due à des facteurs économiques, puisqu’elle est née de la volonté de bien des entreprises de réduire leurs coûts de production, même au détriment de la santé humaine ou de la qualité de l’environnement. Le changement climatique (pour ne pas dire le réchauffement de la planète) est en dernière analyse le résultat de ces choix économiques, qui poussent notre planète vers une crise environnementale dévastatrice pour l’ensemble des êtres humains.

Qui plus est, il ne faut pas ignorer que la crise énergétique et la crise alimentaire déclenchées par la guerre en Ukraine sont également de nature endogène au système économique: les tensions au niveau géopolitique découlent de motifs économiques, avec en trame de fond le contrôle des ressources naturelles que les entreprises utilisent pour satisfaire leurs intérêts et les besoins de tous les acteurs économiques au niveau mondial. La nécessité d’une transition écologique est aujourd’hui évidente, en Suisse comme ailleurs, ne serait-ce que pour éviter de dépendre de l’étranger (en particulier de pays problématiques) pour l’approvisionnement en énergie et éventuellement en matières premières, notamment en ce qui concerne les denrées alimentaires destinées à la population.

Comme on le dit souvent, toute crise représente une occasion d’améliorer la vie de toutes les parties qu’elle impacte, même si le nombre de victimes des crises endogènes au système économique est très inquiétant et n’a de cesse d’augmenter. L’année 2023 ne semble pas destinée à être celle du virage dont notre planète a besoin pour satisfaire l’intérêt général, mais l’espoir demeure que la concaténation des crises observées depuis le début du XXIe siècle prenne fin pour le bien commun.