L’«économisation» de la recherche scientifique

Le Conseil suisse de la science et de l’innovation (l’organe consultatif du Conseil fédéral en la matière) a publié une intéressante étude sur les constellations d’acteurs du système suisse de la formation, de la recherche et de l’innovation. Cette étude dénonce l’«économisation» des logiques imposées à la formation et à la recherche au sein des hautes écoles suisses, qui sont désormais censées «produire une valeur financière rapidement exploitable sur le marché» (page 33).

Depuis les années 1990, les enseignants–chercheurs dans les universités suisses (comme dans bien d’autres pays occidentaux) sont soumis aux mécanismes de la concurrence par un système qui fait «de l’efficience mesurable le critère déterminant» (ibid.) pour leur propre carrière. «Des instruments non scientifiques sont censés créer des incitations à la performance scientifique» (ibid.). Les dynamiques de recherche que ce système a créées et entretient comportent, entre autres, «la “projectivisation”, c’est-à-dire le morcellement de la recherche en problèmes et réponses étroitement limités dans le temps, cernables et évaluables. Cette logique de concurrence étrangère à la science favorise les encouragements sur le court terme ainsi qu’un élargissement purement quantitatif de la recherche» (ibid.).

En clair, les enseignants–chercheurs sont amenés à négliger de plus en plus leurs activités d’enseignement et d’encadrement des travaux d’étudiants, pour se consacrer de manière acharnée à la concurrence en matière de recherche, selon les critères quantitatifs instaurés par la pensée dominante (proche des acteurs économiques prépondérants).

Dans le domaine des «sciences économiques», notamment, les places de professeur mises au concours sont occupées, de manière exclusive désormais, par les candidats ayant publié des papiers dans les revues scientifiques classées comme étant les meilleures par les tenants de la pensée dominante (de matrice néolibérale). La «concurrence» ne joue, désormais, qu’au sein de cette école de pensée, étant donné que toute autre conception paradigmatique de l’analyse économique est ignorée, du fait que ses adeptes sont exclus des «meilleures revues» établies à partir des classements retenus pour accéder à un poste de professeur universitaire. Les principes essentiels régissant l’université – un lieu où la liberté de recherche, la dialectique scientifique, l’originalité et l'esprit critique étaient encouragés pour contribuer au bien commun – sont ainsi bafoués pour être remplacés par le conformisme et le caractère autoréférentiel des travaux de recherche visant la carrière de leurs auteurs avant tout.

Pour rompre le cercle vicieux établi par cette pensée autoréférentielle, il faudra une crise encore plus grave que celle qui a secoué le monde occidental après la mise en faillite de Lehman Brothers aux États-Unis. Contrairement à la crise des années 1930, qui avait été suivie par un changement radical du paradigme économique dominant, de nos jours le néolibéralisme à l’origine de la crise éclatée en 2008 au plan global n’est en réalité aucunement remis en question par celles et ceux qui, d’un côté ou de l’autre de l’Océan Atlantique, ont des responsabilités politiques de premier plan. Il n’est dès lors pas erroné d’imaginer que l’économie globale se trouve dans une «stagnation séculaire» qui ne fait que commencer.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.