Le franc suisse, un succès?

La récente parution de la version française du dernier ouvrage d’Ernst Baltensperger (Le franc suisse: l’histoire d’un succès) offre l’occasion de revenir sur l’histoire monétaire helvétique, riche de 200 ans de faits et d’enseignements importants pour le présent et l’avenir de la Suisse.

Écrit par le chef de file de l’école monétariste en Suisse, qui a encadré également la thèse de doctorat de l’actuel Président du Directoire de la Banque nationale suisse, Thomas J. Jordan, ledit ouvrage présente en détail les étapes principales que le franc suisse a traversées, depuis sa naissance (en 1850) jusqu’à nos jours, et explique toutes les difficultés de l’institution, en 1907, de l’autorité monétaire au plan national.

Née dans une époque où le régime monétaire international fonctionnait sur la base de l’étalon-or, la Banque nationale suisse dut faire en sorte, principalement, d’assurer la stabilité du taux de change du franc suisse (par rapport d’abord à l’or et ensuite au dollar états-unien dans le cadre du système de Bretton Woods). L’abandon de ce dernier, au début des années 1970, marqua le passage au régime des changes flottants, qui permit à bien des banques centrales, y compris en Suisse, d’orienter la politique monétaire vers la réalisation d’objectifs domestiques, à savoir, la stabilité monétaire et financière ainsi que la croissance économique et le plein-emploi des personnes pouvant et voulant travailler.

Or, les années 1970 virent aussi l’avènement (à partir des États-Unis) de la doctrine monétariste développée suite aux travaux scientifiques, et à l’œuvre de persuasion au plan politique, de Milton Friedman. Les préceptes du monétarisme se résument à l’idée (devenue une véritable idéologie) que la politique monétaire ne peut pas influencer l’économie «réelle». Il serait donc inutile, voire contreproductif, de vouloir agir sur le chômage (et par là sur la croissance économique) à travers l’action de la banque centrale. Mieux vaut-il alors – selon le volet normatif du monétarisme – que l’autorité monétaire agisse pour assurer la stabilité des prix, mesurée à l’aune d’un indice des prix à la consommation (qui, comme le disait déjà Francis Ysidro Edgeworth, «ignore tout ce qui est important et considère tout ce qui est négligeable pour la ménagère»).

La lecture de l’ouvrage de Baltensperger permet alors au grand public de mieux comprendre le cadre théorique et méthodologique (emprunté au monétarisme) au sein duquel le Directoire de la BNS a décidé aussi bien d’abandonner le seuil de change minimum du franc par rapport à l’euro que d’introduire un taux d’intérêt négatif sur une partie des avoirs des banques auprès de l’autorité monétaire helvétique. Si le mobile de cette décision était clairement d’éviter des pressions inflationnistes sur le marché des produits suisses, la vision étroite du monétarisme a fait sortir du viseur aussi bien l’objectif d’assurer la stabilité financière (les promoteurs immobiliers peuvent s’en réjouir à très court terme) que la nécessité de soutenir les activités de l’économie «réelle» souffrant de nos jours à cause de la force du franc sur le marché des changes.

Celles et ceux (dont Baltensperger) qui se réjouissent de cette force en tant que reconnaissance du succès économique de la Suisse devraient commencer à réfléchir aux conséquences à long terme d’une politique monétaire qui ignore le bien commun et qui, désormais, a réussi à faire insurger aussi de larges pans de la place financière helvétique – qui a été la principale bénéficiaire des choix de la BNS depuis l’abandon du système de Bretton Woods.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.