Will Shakespeare – le barde qui transcend les frontières

Je n’ai jamais tout à fait compris pourquoi on célébrait la date de la mort de quelque fameux personnage, à part le fait d’avoir un prétexte en plus de la date de sa naissance pour se rappeler et fêter son existence ou son œuvre. Dans le cas de Will Shakespeare, la légende raconte qu’il est mort le jour même de sa naissance, ce qui rend cette pratique plus compréhensible. Par contre, l’ironie de l’histoire et de l’astronomie fait que notre célèbre Will est mort le 23 avril selon le calendrier julien, mais pas selon le calendrier grégorien, qui n’était pas encore adopté par l’Angleterre de son époque. Donc, au fait, selon le calendrier moderne, on devrait commémorer sa mort et peut être sa naissance le 3 mai.

Mais, finalement, qu’y a-t-il dans une date de naissance et de mort ? L’homme ne serait-il pas autant vaillant ou fripon, si le destin l’y appelait ? D’autant plus que ce genre de fait renforce l’histoire d’un auteur qui semble avoir compris que le génie n’a ni âge ni classe sociale, ni genre, ni nationalité, transcendant ces frontières artificielles conçues et surtout souvent utilisées pour la justification de l’exclusion et de l’oppression.

Le manuscrit qui fait appel à notre humanité

C’est ce que prouve l’unique manuscrit (littéralement document écrit à la main, dans ce cas) de Shakespeare, récemment découvert dans les folios d’une pièce de théâtre mineure élaborée dans les années 1590s, à la révision de laquelle il a participé, parmi d’autres auteurs (on les appelait « mains » à l’époque…). Comme l’histoire est pleine d’ironie et de clins d’œil à notre adresse, il s’avère que le monologue écrit par Shakespeare parle de la condition des réfugiés qui affluaient à Londres suite aux guerres meurtrières de religion qui écharpaient l’Europe. C’est la réponse que Thomas More, alors sheriff de Londres, donne à une foule déchainée contre les étrangers, fait historique avenu le 1er mai 1517.

L’accusation de la foule est donnée dans une phrase, réponse à la question « que voulez vous avec ces étrangers ? » :

Marry, the removing of the strangers, which cannot choose but much advantage the poor handicrafts of the city./Nous voulons renvoyer ces étrangers, qui ne peuvent amener que le malheur aux pauvres artisans de Londres”.

Et à Thomas More de répondre:

“Grant them removed, and grant that this your noise/Hath chid down all the majesty of England;/Imagine that you see the wretched strangers,/Their babies at their backs and their poor luggage,/Plodding to the ports and coasts for transportation,/And that you sit as kings in your desires,/Authority quite silent by your brawl,/And you in ruff of your opinions clothed;/What had you got? I’ll tell you: you had taught/How insolence and strong hand should prevail,/How order should be quelled; and by this pattern/Not one of you should live an aged man,/For other ruffians, as their fancies wrought,/With self same hand, self reasons, and self right,/Would shark on you, and men like ravenous fishes
Would feed on one another…./Say now the King/Should so much come too short of your great trespass/As but to banish you, whither would you go?/What country, by the nature of your error,/Should give you harbour? Go you to France or Flanders,/To any German province, to Spain or Portugal,/Nay, any where that not adheres to England,/Why, you must needs be strangers: would you be pleased/To find a nation of such barbarous temper,/That, breaking out in hideous violence,/Would not afford you an abode on earth,/Whet their detested knives against your throats,/Spurn you like dogs, and like as if that God/
Owed not nor made not you, nor that the claimants/Were not all appropriate to your comforts,/But chartered unto them, what would you think/To be thus used? This is the strangers’ case;/And this your mountainish inhumanity.”

Dans un ouvrage de Marie-Claire Phélippeau sur Thomas More, on trouve un extrait traduit de la tirade écrite par Shakespeare pour le personnage :

“Imaginez le spectacle de ces malheureux étrangers, / Leurs bébés sur le dos, avec leur misérable baluchon, / Marchant péniblement vers les portes et les côtes pour être déportés ; Imaginez que vous trôniez, vous, monarques de vos caprices, / L’autorité de l’Etat rendue muette par vos vociférations, / Drapés dans votre bonne conscience ; / Qu’auriez vous obtenu ? […] / Vous auriez montré que l’ordre pouvait être bafoué et, selon cette logique, / Pas un de vous ne devrait atteindre un grand âge / Car d’autres voyous, au gré de leurs caprices, Avec les mêmes mains, avec les mêmes raisons et au nom du même droit, / Vous attaqueront comme des requins et les hommes, comme des poissons voraces, / Se dévoreront entre eux. Si vous alliez en France ou en Flandres, dans une province allemande, en Espagne ou au Portugal, vous seriez les étrangers, seriez vous contents/De trouver un peuple de tempérament aussi barbare/Qu’explosant en atroce violence/Ne vous donnerait pas d’abri/Vous mettrait le couteau à la gorge/ Vous méprisera comme des chiens/ et comme si Dieu ne vous avait pas aussi créés/ Et comme si vous n’aviez pas le droit de demander de l’aide. /Que penseriez vous d’être ainsi traités?/ Ceci est le cas de l’étranger;/ Et ça, votre colossale inhumanité.”

 

Que dire lors de cette occasion anniversaire autre que, de la même manière dont on récite et on se laisse transporter par l’éloquence du Barde sur l’amour et la guerre, on serait avisés de se laisser inspirer par son appel à notre humanité.

 

Ruxandra Stoicescu

Ruxandra Stoicescu est analyste et productrice média indépendante. Depuis quatre ans elle tient le blog audio Tales of the World et enseigne les relations internationales dans divers centres universitaires en Suisse romande. Formée à l'étude des relations internationales à la lumière de l'Histoire, elle propose un blog où les questions politiques et sociales contemporaines sont examinées sous l'angle de la longue durée.