Le voyage du Président Obama à Cuba et la large couverture médiatique qu’il a reçu m’ont poussé cette fin de semaine à prendre dans ma bibliothèque un volume récemment reçu pour lecture : Confidences cubaines, écrit par un cycliste genevois bien connu à Genève pour ses voyages autour du monde à vélo, qui ne manquent jamais d’arriver chez nous sous forme de récits. Claude Marthaler est allé à Cuba en 2013 pour faire le tour de l’île à bicyclette.
Cuba est un trou dans le temps (Wim Wenders)
Comme l’auteur nous le dit assez vite, le visiteur qui a l’intention d’explorer cette île reçoit invariablement le même conseil de ses amis et connaissances qui l’y ont précédé : « vas-y vite, avant que les avancées de la modernité et du capitalisme ne gobent ce qui fait le cachet et le spécifique de l’endroit » ; comme ces avancées semblent inexorablement être présagées par l’historique réconciliation américaino-cubaine, je me suis dite que c’est maintenant ou jamais de lire un portrait récent de ce terrain qui peuple depuis tant d’années l’imaginaire collectif occidental avec des idées révolutionnaires d’un passé pour nous désormais révolu. Pour comprendre ce qu’on va perdre et ce qu’on va gagner quand les changements annoncés s’opéreront.
On embarque dans ce voyage cubain assez prestement et on se casse la figure tout aussi prestement que notre guide, qui rencontre un des premiers obstacles sur sa route sous la forme d’un tunnel mal éclairé et mal pavé à Havane, de quoi le tenir au lit pour plus d’une semaine et dévier le planning de son périple conditionné par la limite du visa cubain et un certain esprit d’organisation helvétique. Mais, en voyageur expérimenté, Claude Marthaler transforme ce détour forcé dans une porte qui s’ouvre sur le pan de la vie quotidienne des habitants de la capitale. On découvre avec lui un tableau mélangé et paradoxal d’une société traversée par les images idéalisées du Ché – épurées de toute erreur ou cruauté qu’il aurait pu commettre, comme par exemple des massacres organisés au nom de la révolution – un système de caste/classe et double standards essentiellement introduit par l’état avec son régime de « casa particular » – les privés qui ont le droit de recevoir des touristes chez eux et donc de gagner plus d’argent que d’autres qui ne peuvent pas payer la licence pour ce faire – et des slogans révolutionnaires d’un autre temps qui renvoient à des batailles idéologiques mythiques. Tout cela au rythme d’une économie partiellement libéralisée qui essaie de s’enfiler dans toutes les brèches, aussi fines fussent-elle, laissées par le régime.
Une économie basée sur le recyclage
Le pivot de cette économie caractérisée par le manque est, apparemment, le recyclage de tout objet qui peut l’être : briquets, bicyclettes, pneus faits à main, collants, ordinateurs, voitures, camions, etc. (Un des premiers éléments structurels à disparaître, probablement, une fois l’ouverture politique et économique de l’île accomplie). Plus on avance dans le cœur de l’île et plus on rencontre des exemples d’ingéniosité et de recyclage qui se tressent savamment sous la plume de notre voyageur avec des anecdotes historiques concernant l’évasion de certains et des discussions politiques plus ou moins risquées à propos des frères Castro et de l’avenir de l`île. Il paraît que la population est plus ou moins séparée en deux : ceux qui détestent le régime mais ont perdu espoir que quelque chose puisse vraiment changer et ceux qui ont leurs petits arrangements avec le pouvoir et s’en accommodent à coup de clichés idéologiques et de fierté suscitée, entre autres, par les tropismes du système de santé et d’éducation de bonne qualité pour tous. Il y a bien sûr une troisième catégorie, de ceux qui se sont enfuis à la nage ou autrement.
Une question de nourriture
Un fil rouge très touchant traverse le récit, la nourriture. Du au fait qu’après tout, ceci est quand même un voyage à vélo et que son héros à besoin de se ressourcer pour franchir chaque étape, ce qu’il mange et nous avec lui, est très important. La frugalité des repas tantôt faits de «pizza cubaine », de fruits frais, de riz ou de graisse de porc qui provoque des révolutions dans l’estomac du voyageur, du poulet et des galettes de noix de coco frappe le lecteur. Cela rappelle sans cesse la pauvreté des cubains, néanmoins prêts, selon notre témoin, à partager le peu de ce qu’ils ont avec leurs hôtes.
Pourtant, c’est le manque de nourriture intellectuelle qui ressort comme élément inquiétant dans le livre. L’absence d’accès libre aux informations et à une pensée critique non seulement à propos du régime cubain, mais de ce qui se passe dans le monde en général, est une question qui se lit entre le lignes. Car, occupés à deviser des stratégies pour survivre et à aiguiser leurs arguments contre le système en place, les cubains paraissent plutôt démunis face aux défis culturels, politiques et sociaux qui se dressent devant eux. Ironiquement, ils n’ont pas que leurs chaines à perdre dans la révolution à venir. Comment vont-ils faire pour ne pas glisser dans une critique moraliste et moralisatrice du passé et du présent, pour articuler un avenir où la qualité de la réflexion l’emporte sur la quantité des choses qu’ils pourront avoir?
Ce récit à hauteur de vélo nous propose des indices très humains, très détaillés et très honnêtes à propos des batailles individuells et collectives que les habitants de Cuba devront mener, tout en les plaçant dans le contexte global d’une humanité en quête de repères qui lui permettront de ne plus avancer vers sa perte la tête dans le guidon.
Confidences Cubaines, Claude Marthler, Ed. Transboréal, 2015
Merci pour ce texte que j’ai eu plaisir à lire. J’ai trouvé le récit de Claude Marthaler très original, avec un point de vue intéressant, qui se démarque réellement des autres récits de voyage que j’ai pu lire sur Cuba. Il vient d’ailleurs tout juste de publier un nouvel ouvrage sur le vélo au féminin, jetez y un œil, ça vaut la peine!