TTIP – un traité de libre échange de civilisation

A la veille du 13ème round de négociations du traité transatlantique de libre-échange, qui se déroulera du 25 au 29 avril à New York plus de 30’000 allemands se sont mobilisés à Hanovre pour protester cet accord. Ils espéraient se faire entendre par le Président Obama, grand proponent de ce traité en visite en Allemagne. Voilà quelques raisons pour lesquelles il est important d’en débattre et d’en connaître les détails.

Peu d’information et pas assez de mobilisation

Nous vivons dans un monde fragmenté, tranché en morceaux par les fils d’information continus qui projettent l’illusion d’un savoir multiple et complet des choses. Mais ce savoir n’est pas global et n’encourage pas une ample perspective analytique sur ce qui est en train de nous arriver. Je pense que nous avons là une des raisons pour lesquelles, quand il s’agit du Partenariat Transatlantique de Commerce et d’Investissement (TTIP), une grande partie de la population des deux continents concernés en premier chef – L’Amérique du Nord et l’Europe – n’est pas tout à fait mobilisée, voir même informée, à propos de ce que cet instrument et processus signifient.

Il y a, bien sûr, un certain degré de mobilisation : en Europe 3’427’310 personnes ont signé une pétition cherchant à bloquer ce traité dont les négociations se déroulent en secret ; aux Etats Unis il y a quelques mouvements contestant ce traité ainsi que le Traité Trans-Pacifique (TPP) de la même mouture, qui a été récemment signé par ses partenaires et a commencé à faire le tour des ratifications. Globalement pourtant, vu les énormes ramifications de ce genre d’accord sur la vie de chaque individu, un processus qui devrait être sur toutes les lèvres passe plutôt inaperçu et non débattu. Pourquoi ? J’ai eu la réponse en parlant avec l’une de mes amies. J’étais en train de lui raconter comment s’était passée une marche de mobilisation contre ce traité. « Ah bon, je ne savais même pas qu’on négociait cet instrument. Et pourquoi s’y opposer ? Les traités de libre-échange c’est bien, non ? Ca veut dire plus de liberté de mouvement, des prix plus bas et moins de protectionnisme. Je ne vois pas le problème ». Ceci ne sortait pas de la bouche de quelqu’un qui ne s’intéresse pas à l’actualité, mais d’une personne éduquée, travaillant dans le secteur non-profit et qui s’informe assez régulièrement sur ce qui se passe dans le monde et en Suisse. Je fus forcée d’en conclure que le manque de débat soutenu et d’articles détaillés sur ce thème en était la cause, ainsi que l’idée reçue et fortement encouragée partout que « le libre-échange c’est toujours bénéfique pour la liberté et la démocratie ».

Le traité en (très) bref

En tout cas, c’est ce que la Commission Européenne, l’organe qui négocie ce traité avec les autorités américaines, soutient depuis des années.

Avant d’aller plus loin concernant les débats que le TTIP suscite, voilà les éléments-piliers qu’il comporte et qui se trouvent au cœur des inquiétudes qu’il suscite :

  • Le TTIP est un accord bilatéral de libre-échange se concentrant sur la réduction des barrières réglementaires qui existent encore par rapport aux grands business transnationaux. Ces réglementations concernent des lois telles que les standards d’hygiène alimentaire, lois protégeant l’environnement, des règlements concernant les banques, et, plus amplement, les pouvoirs souverains des nations. Il ne s’agira pas de la courbure de la concombre, tant moquée car représentant l’absurdité des standards UE, mais de la composition chimique (hormones, vitamines, conservateurs etc.) de la nourriture, et des décisions de santé publique, par exemple. Pour qu’un accord passe, souvent le plus bas dénominateur commun est adopté – dans ce cas, le plus probable sont les standards assez bas en terme de protection de santé publique américains.
  • Liés à ces éléments, deux points de procédure cruciaux : dans le cadre du traité, tel que négocié en ce moment, les Etats et les parlements devront consulter les grandes multinationales et le « big business » avant de promouvoir de la législation nationale qui pourrait atteindre les intérêts ou les profits futurs de ces derniers  et ttip-lobby-groups_0
  • Les éventuelles disputes seront réglées non pas par des tribunaux nationaux, mais par un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et états, qui serait surtout formé d’avocats d’affaires et de juristes avec un passé professionnel dans le domaine privé des multinationales.

Crucial dans tout cela, les négociations se déroulent dans une atmosphère où la transparence manque, malgré les protestations très publiques de Cecilia Mälström, Commissaire Européenne au commerce, chargée des négociations et un site web qui s’évertue à souligner les mérites du traité. L’année passée une série de journaux, parmi lesquels The Independent soulignait que des nouvelles dispositions de « confidentialité » de la Commission portaient sur la création des « pièces sécurisées », seuls endroits où les parlementaires et représentants des pays concernés pouvaient consulter les textes des négociations afin d’éviter des « fuites » vers la presse.

Final_TTIP_infographicCeci a deux grandes conséquences : les informations à propos de ce processus sont littéralement arrachées à ceux qui les possèdent à coup de fuites et de confessions faites par des citoyens concernés et, lié à cela, le public se divise entre les suspicieux à juste titre, les lanceurs d’alerte, et ceux qui pensent qu’il n’y a rien à craindre d’un traité, finalement, comme les autres, dont on nous bassine les oreilles depuis longtemps.

Un cas de civilisation

Or, le débat sur le TTIP, comme sur le CETA et le TTP ne trouvera jamais un écho plus large si on l’aborde comme si ce n’était qu’un instrument de commerce et de libre échange de plus, pareil à ceux que nous connaissons depuis au moins 50 ans. Il faut le voir et en parler comme un cas de civilisation en préparation depuis 50 ans. Car en effet, ceux qui pensent que cela fait longtemps qu’on en entend parler ont raison : à coups de « Doha » et « Uruguay rounds », de Grand Marché Transatlantique, d’Accord multilatéral sur l’investissement, et d’innombrables autres traités commerciaux multilatéraux, on remonte loin dans le temps, vers un exemple qui est aussi souvent cité aujourd’hui, de premier mécanisme de règlement de différends entre investisseurs et états, implémenté par la République Fédérale Allemande et le Pakistan en 1959. A l’époque, on l’avait établi parque que le Pakistan n’était pas assez « évolué » légalement et politiquement pour garantir les investissements privés allant de pair avec le libéralisme triomphant d’après guerre. A notre époque, l’existence d’un tel mécanisme en lien avec les pays et les économies et les démocraties les plus avancées du monde, que veut-elle dire? Si on applique la logique d’antan, c’est simple : les états et les parlements desdits pays ne sont plus considérés comme capables de garantir les investissements des multinationales et donc, il est nécessaire de les discipliner de la même manière que les pouvoirs coloniaux le faisaient avec leurs subalternes. De cette discipline font partie non seulement ce genre de mécanismes et standards susmentionnés, mais une nouvelle « novlangue » des traités commerciaux multilatéraux qui justifie et rationnalise ce type de mesures. En Suisse il y a des études académiques qui analysent la manière dont ces traités constituent essentiellement une influence sur les politiques nationales établies de façon détournée, à travers la négociation et la ratification de ces traités.

Pourquoi s’en inquiéter ?

Si ceci existe depuis si longtemps, pourquoi s’en inquiéter aujourd’hui ? Je n’ai pas une réponse générale, mais je peux partager un résumé des raisonnements que je fais concernant cette question.

Au nom du libre-échange et de la démocratie, les traités internationaux et multilatéraux négociés et ratifiés depuis plus de 50 ans ont peu à peu éliminé toutes sortes de barrières, de tarifs et obstacles « cachés », faisant ainsi baisser les prix et « maximisant » les profits des agents (états et entreprises) qui avaient un avantage comparatif dans un domaine donné. Tant qu’il s’agissait de décloisonner un système international basé sur le protectionnisme et le mercantilisme et d’apporter du développement aux pays qui y participaient, ceci faisait sens. Mais, depuis que « la nouvelle imagination légale » de l’OMC et du NAFTA – qui projette les règlementations nationales comme des entraves au libre échange, et, donc, éradicables ou, au moins, sujettes aux exceptions – s’est répandue, une vraie croisade contre ce type de mesures s’est instaurée. On ignore, souvent sciemment, que tel type de règlement peut être l’expression d’un trait culturel, d’une réalité sociale et économique ou de santé publique. Cette ignorance atteindra son apogée avec la ratification du TTIP, TPP et du CETA. Et avec elle, le musèlement légal de la société civile, des parlements et du polis en général, le tout librement consenti sous le sceau du manque d’information et du « les experts savent mieux ».

Pour conclure, une ironie amère : les supporters les plus ardus de ce genre de traités sont souvent, en Europe, ceux qui ont toujours milité contre plus d’intégration et de fédéralisme au nom de la souveraineté du peuple et des états ; pourtant, avec l’aboutissement de ces traités la souveraineté des peuples se convertira vite dans un rêve perdu, envoyé comme tant d’autres, aux oubliettes de l’histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

Ruxandra Stoicescu

Ruxandra Stoicescu est analyste et productrice média indépendante. Depuis quatre ans elle tient le blog audio Tales of the World et enseigne les relations internationales dans divers centres universitaires en Suisse romande. Formée à l'étude des relations internationales à la lumière de l'Histoire, elle propose un blog où les questions politiques et sociales contemporaines sont examinées sous l'angle de la longue durée.

Une réponse à “TTIP – un traité de libre échange de civilisation

  1. Madame,
    Merci d’éclairer les lecteurs du Temps sur certaines conséquences de ce traité, négocié en catimini et dans le seul but de permettre aux multinationales des différentes obédiences et notamment la politique Etats-Unienne de renforcer sa mainmise impérialiste sur l’Europe. Compte tenu de l’influence qu’ont les entreprises USA sur la politique USA, ce traité ne présage rien de bon et mérite d’être envoyé à la poubelle de l’histoire au plus vite.

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