Le Grand Saut en Avant et la Révolution Culturelle en Chine, ou de la nature bourgeoise des oiseaux dans le ciel

Depuis 17 ans qu’il était arrivé au pouvoir, Président Mao avait tout mis en œuvre pour changer la Chine radicalement. Sans dire qu’il l’avait fait explicitement en préparation de sa Révolution Culturelle – lancée le 16 mai 1966 – le terrain y était prêt : la population avait été meurtrie et stigmatisée dans des catégories telles que « bourgeois », « contre-révolutionnaires de droite », « bon paysans », « mauvais paysans », des « nous » et des « eux » qui pouvaient changer au gré d’un caprice de pouvoir ou de terreur, de lâcheté ou opportunisme. Les moins chanceux avaient fini dans les camps de travail forcé, les laogai, d’autres, « seulement » sans travail ou isolés au sein d’une communauté, sans possibilité d’éducation, d’un emploi et à la merci de tout un chacun qui pouvait faire délation s’il y avait quelque chose à gagner. La psyché de tout un peuple était tordue, rançonnée et convaincue de la possibilité du tout et son contraire, simultanément, si seulement le pouvoir le voulait. Ceci était le temps du « Grand saut en avant », qui précéda la Révolution Culturelle.

Le témoignage de Harry Wu (auteur de plusieurs livres sur les laogai et fondateur de la Laogai Research Foundation) qui parle, entre autres, de cette période, inclut un épisode qui résume à perfection comment le terrain était préparé pour la suite de la brutalité et la violence de la Révolution Culturelle: la tuerie des moineaux peuplant les cieux chinois. Un beau jour d’hiver de l’année 1958 ordre vint « d’en haut » que la manière de prouver sa qualité de bon citoyen communiste chinois était de tuer autant de ces oiseaux que possible, car ils étaient bourgeois dans leur comportement haineux de manger les graines de la patrie qui se devait des hauts taux de production dans tous les domaines ! C’était la faute des moineaux si la famine des années 1950 était advenue et il fallait les exterminer pour ensuite parader des camions pleins à craquer de leurs cadavres dans tout le pays. Le peuple chinois, des plus jeunes aux plus vieux, s’y lança à corps perdu ; épouvantails, poison, fusils, pièges, tous les moyens étaient bons pour la cause qui provoqua la quasi-extinction des moineaux dans le pays, avec, bien sûr, des conséquences catastrophiques : dans moins de deux ans les insectes qui n’avaient plus de prédateur naturel envahirent les champs et les récoltes, cette fois-ci, en effet, contribuant à la famine.

Avec le recul, ce noir moment de l’histoire sociale chinoise illustre la profondeur de l’absurdité qui a favorisé et rendue possible la Révolution Culturelle qui s’ensuivit à partir de 1966. Car, au-delà d’une occasion de manipuler les masses contre ses rivaux au sein du Parti Communiste Chinois, au-delà de l’incroyable cruauté que les citoyens ont déchainé l’un envers l’autre, au-delà du chaos, qu’apparemment Mao appréciait comme technique de gouvernance, cette « révolution » est la preuve que tout est possible quand la raison est suspendue au nom de la peur et de l’avidité, même des gestes contraires à la survie de l’individu. Et ceci, dans toute société.

C’est pourquoi, même si les chinois et leurs dirigeants préfèrent ignorer la mémoire de cette étape de leur histoire, même si une grande partie du reste du monde préfère également se joindre à ce silence assourdissant, il y un devoir de mémoire de civilisation à accomplir. Ce sont nos semblables et frères qui ont été capables de cela, et nous aussi, nous le sommes. La notre est une époque de transvaluation des valeurs qui pourraient nous mener à la perte ou à un humanisme nouveau. C’est en tenant présents le pire dont nous sommes capables qu’il y a, peut être, une chance de s’en sortir.

Le livre de Harry Wu sur les Laogai paraîtra en version anglaise et française en Suisse début 2017.

Ruxandra Stoicescu

Ruxandra Stoicescu est analyste et productrice média indépendante. Depuis quatre ans elle tient le blog audio Tales of the World et enseigne les relations internationales dans divers centres universitaires en Suisse romande. Formée à l'étude des relations internationales à la lumière de l'Histoire, elle propose un blog où les questions politiques et sociales contemporaines sont examinées sous l'angle de la longue durée.